Arthur Rimbaud le poète / Sur Les Illuminations / Traits de séparation
 

SUR LES TRAITS DE SÉPARATION DANS
LE MANUSCRIT DES
ILLUMINATIONS

 


Légende du tableau

 

On trouvera dans cette page un tableau récapitulatif des nombreux traits horizontaux, pouvant aller de quelques centimètres à toute la largeur du texte, employés à la séparation des poèmes dans le manuscrit des Illuminations. Leur fonction n'est pas toujours claire et beaucoup d'entre eux apparaissent biffés. Ce sont là autant d'indices et de traces du travail effectué par Rimbaud pour organiser son recueil, et autant d'énigmes que nous serions coupables de ne pas interroger.
     Les deux premières colonnes du tableau concernent la partie du manuscrit paginée de 1 à 24. Vingt de ces vingt-quatre folios présentent un format homogène de 13 x 20 cm et sont d'un même papier vergé (V). On trouve dans ces folios un petit nombre de traits horizontaux séparant les uns des autres certains poèmes. Et l'on est aussi à même d'y observer que ces traits ne sont jamais biffés, contrairement à ce qui se produit à douze reprises dans les autres types de support papier. De pareils traits ont été supprimés aussi par les coups de ciseaux destinés à séparer « Jeunesse I » de « Génie » et « Guerre » de « Promontoire ». On discerne encore, plus ou moins, leur trace, sur leurs feuillets respectifs.
     Dans la dernière partie du manuscrit, essentiellement composée des feuillets non-vergé (NV) de 15 x 20 cm reproduits par La Vogue 8 et 9 (de juin 1886) et l'édition Vanier des Poésies complètes (1895), l'apposition systématique de traits de séparation à la fin des poèmes, qui ont été ultérieurement biffés, laisse deviner une fonction plus simple que celle que Rimbaud a assignée à ces marques dans les deux premiers tiers de l'œuvre. Quelques cas de traits absents ou non biffés là où on les attendrait (« Soir historique », « Guerre », « Jeunesse III-IV ») seront néanmoins à expliquer.

« Enfance V »
__________
« Conte »

Trait de séparation entre poèmes successifs

« Guerre »
___________

Trait de séparation en fin de page

__________
« À une Raison »

« Matinée d’ivresse »

Trait de séparation en tête de page

« Bottom »
–/–/–/–/–/–/–
« H »
–/–/–/–/–/–/–

Traits de séparation biffés

« Génie »

Trait de séparation encore visible à l'endroit d'un découpage

« Scènes »
[ _________ ]

Trait de séparation
peut-être supprimé

 

   

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TABLEAU RÉCAPITULATIF

La Vogue n° 5

La Vogue n° 6

La Vogue N° 8-9 + Vanier

 folio

 TRAITS DE
SÉPARATION
 

 PAPIER

1

« Après le Déluge »
____________
 

V

11x11,5

2

« Enfance I-II »

V

13x20

3

« Enfance II-III »

V

13x20

4

« Enfance IV-V »

V

13x20

5

« Enfance V »
____________
« Conte »
 

V

13x20

6

« Parade »

V

13x20

7

« Antique »

« Being Beauteous »

« xxx. »

V

13x20

8

__________
« Vies I-II »
 

V

13x20

9

« Vies III »

____________
« Départ »

« Royauté »

V

13x20

10

____________
« À une Raison »

« Matinée d’ivresse »

V

13x20

11

« Matinée d’ivresse »

« Phrases »

V

13x20

12

« Phrases »

V

13x12

13

« Ouvriers »

V

13x20

14

« Ouvriers »

« Ville »

« Ornières »

V

13x20

 

 folio

 TRAITS DE SÉPARATION
 

 PAPIER

15

« Villes » (« Ce sont des villes... »)

V

13x20

16

« Villes » (« Ce sont des villes... »)

« Vagabonds »

« Villes » (« L’acropole officielle »)

V

13x20

17

« Villes » (« L’acropole officielle... »)

V

13x20

18

« Veillées I »
___

« II »
___
 

NV

10x15

19

« Veillées III »
___________
« Mystique »

« Aube »

V

13x20

20

« Aube »

« Fleurs »

V

13x20

21
(recto)


22 (verso)

« Nocturne vulgaire »
____________

« Marine »
–/–/–/–/–/–/–

« Fête d’hiver »
–/–/–/–/–/–/–
 

V

9,5x16

23

____________
« Angoisse »
____________

« Métropolitain »

V

13x20

24

« Métropolitain »

« Barbare »

V

13x20

 

 folio

 TRAITS DE SÉPARATION
 

 PAPIER

 

« Promontoire »

 

NV

15x15

 

« Scènes »
[ _________ ]

NV

15x20

 

« Soir historique »

 

NV

15x20

 

« Mouvement »
–/–/–/–/–/–/–

?

?

 

« Bottom »
–/–/–/–/–/–/–
« H »
–/–/–/–/–/–/–

?

?

?

« Dévotion »
?

?

?

?

« Démocratie »
?
 

?

?

I

« Fairy »
–/–/–/–/–/–/–
 

NV

15x10

II

« Guerre »
_____________
 

NV

15x5

III

« Génie »

 

V bleu

13 X 20,5 + 11,2

IV

« Jeunesse I »
–/–/–/–/–/–/–
 

V bleu

13x9,5

 

 « II »
–/–/–/–/–/–/–

« III »
 

« IV »
____________
 

NV

15x20

V

« Solde »

–/–/–/–/–/–/–

NV

15x20

 

   

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QUELQUES
 CONCLUSIONS
ET
HYPOTHÈSES

1) La régularité des traits de séparation biffés, en fin de poème, suggère qu'ils ont fait partie d'un système consistant à marquer d'un trait la transition d'un texte à un autre. Après quoi Rimbaud aura jugé cet artifice inutile, la présence de titres en tête de chaque texte étant largement suffisante à les autonomiser. La pratique n'est pas la même dans la partie paginée du manuscrit où ces traits de séparation sont plus rares et semblent avoir plutôt pour fonction de délimiter des ensembles au sein du recueil. La localisation insolite de certains d'entre eux en tête de page conforte une telle hypothèse. Mais la question est délicate à trancher. Nous y reviendrons plus loin.

2) Tout prouve donc que Rimbaud, à un moment donné, a cessé de placer des traits à la fin de chacun de ses textes et que ce moment a sans doute coïncidé avec celui où il passe du papier non vergé de 15 x 20 cm au papier vergé de 13 x 20. Comme Jacques Bienvenu l'a indiqué, ce moment ne peut être situé qu'au début de l'année 1875. Mais, corrélativement, le simple fait que les deux manières successives coexistent dans le manuscrit prouve que Rimbaud n'a pas eu le temps de recopier, en janvier-février 1875, la totalité de ses textes. Voir sur ce point la page de ce site intitulée Pourquoi la pagination du manuscrit des Illuminations s'arrête-t-elle à « Barbare ? ». C'est probablement au moment de réviser une dernière fois son œuvre en janvier-février 1875 que Rimbaud a décidé de nettoyer de leurs traits séparateurs première manière, pour le moins en les biffant, les feuillets encore non recopiés.

3) Dans la partie paginée du recueil confectionnée en janvier-février 1875, les traits de séparation semblent destinés à délimiter des ensembles de textes :

  • Les séries « Enfance » et «Vies » sont enserrées entre deux traits.

  • De ce fait, les textes allant de « Conte » au f° 7 se trouvent eux aussi entre deux traits, ce qui pourrait être justifié par des thématiques auto ou homoérotiques convergentes.

  • Le trait situé en tête du f°10 invite à considérer comme un ensemble les poèmes « Départ » et « Royauté ». Il semble pourtant difficile d'établir une continuité entre deux textes dont le premier célèbre le « départ », en général, tandis que le second semble recueillir et transposer le souvenir d'une anecdote particulière de la vie de l'auteur.

  • La série « Veillées » est ponctuée par un trait final mais on ne constate un pareil trait ni à la fin du f° 17, ni en tête du f° 18.

  • Passé le trait qui suit «Veillées III », il faut attendre la ponctuation finale de « Nocturne vulgaire » pour en trouver un autre. Mais, dans ce cas aussi, on peut déceler une certaine convergence thématique, autour de l'atmosphère nocturne, du rêve et du merveilleux, entre les textes corrélés. Par parenthèse, cette dernière remarque pèse d'un poids décisif en faveur de l'attribution à Rimbaud de l'agencement des folios 1-24. La principale différence entre ces folios publiés dans les numéros 5-6 de  La Vogue et les suivants réside dans leur  papier. Les vingt feuillets de papier vergé de 13x20 cm que contenait le dossier ont tous été publiés dans ces numéros initiaux. Les manuscrits de publication ultérieure sont faits d'un papier non vergé de format différent (15x20 cm) ou du papier bleu propre à « Génie » et « Dimanche ». Conclusion : le hasard n'est pour rien dans l'ordre du recueil, quelqu'un a bien choisi de placer en tête ces vingt manuscrits faits d'un papier de qualité supérieure et à l'écriture particulièrement soignée. D'Orfer et Kahn sans doute. Mais ici surgit une difficulté insurmontable pour ceux qui dénient à Rimbaud la paternité de l'agencement et de la pagination du recueil : pour quelle raison d'Orfer et Kahn auraient-ils inséré parmi ces calligraphies initiales un texte à l'établissement aussi problématique que « Nocturne vulgaire » et inclus dans leur pagination un recto-verso au format et à l'apparence aussi atypiques que le folio 21-22 ? Cette décision ne peut s'expliquer que par la volonté de suggérer un lien thématique, au demeurant assez subtil et ténu, entre plusieurs pièces d'inspiration onirique et nocturne (un lien que Fénéon n'a pas vu puisqu'il éparpille ces textes dans son édition d'octobre 1886). Cette volonté ne peut être imputée qu'à Rimbaud. Que ce soient d'Orfet ou Kahn qui aient préparé les numéros 5 et 6 de La Vogue (Fénéon est, évidemment, exclu, voir dans ce site la page « Les “chiffons volants” de M. Fénéon »), la présence en ce lieu de « Nocturne vulgaire » montre qu'ils ont suivi un ordre indiqué par l'auteur.   

  • Il est bizarre qu'« Angoisse » se retrouve isolé entre deux traits, alors que ce texte, de par sa fin cataclysmique et le rôle qu'y joue, comme dans « Métropolitain » et « Barbare », une mystérieuse entité féminine (« la Vampire qui nous rend gentils »), me paraît pouvoir se raccorder aisément à l'ensemble « Métropolitain - Barbare » enserré par les séparateurs suivants.

4) Venons-en, pour terminer, aux exceptions notables dans la dernière partie du manuscrit. L'absence de séparateurs biffés entre « Jeunesse III et IV » et à la fin de « Soir historique », comme la présence d'un trait non biffé à la fin de « Jeunesse IV » (c'est-à-dire à la fin de la série « Jeunesse »), laissent supposer que la transcription de ces poèmes s'est réalisée, elle aussi, à une époque tardive – contemporaine de la mise au net de janvier-février 1895 sur papier vergé ou immédiatement antérieure. Le petit trait non biffé qui semble ponctuer « Guerre », sur son ruban de 5 cm de hauteur retranché du manuscrit de « Promontoire », pourrait-il relever d'un même type d'explication, voire marquer l'achèvement d'un cycle de la guerre contre l'ordre bourgeois, susceptible d'englober tout ou partie des poèmes qui précèdent dans la troisième colonne du tableau ?

     Malgré les quelques sources de perplexité mentionnées, l'affectation aux traits de séparation d'une fonction de marqueurs pour les séries numérotées et certains « ensembles » thématiques se révèle être une hypothèse assez convaincante, Telle pourrait bien avoir été, en effet, l'option finale de Rimbaud, pour rendre visible l'organisation interne du recueil, un peu comme il l'avait fait dans Une saison en enfer.

26/04/2025


Pour une approche globale DES ILLUMINATIONS,
Voir LE SOMMAIRE DE la section de ce site

 Sur Les Illuminations

 

   

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