"PROSES ÉVANGÉLIQUES" (ARCHIVES VERLAINE 1872-1873)
Le titre "Proses
évangéliques" n'est pas de Rimbaud mais de Suzanne Bernard, dans son
édition critique de 1960.
Les éditeurs
récents se font un devoir de réviser ce titre. Mais chacun y va du sien,
sans qu'on parvienne à un consensus. Je conserve donc la formulation
classique.
Les Proses
évangéliques offrent une paraphrase de trois épisodes consécutifs de
l'Évangile selon saint Jean : chapitre 4, versets 39-42 (À
Samarie), 4,43-54 (L'air léger et charmant de la Galilée),
5,1-18 (Bethsaïda). Le texte se poursuit sur deux
feuillets au revers desquels on peut lire deux
ébauches d'Une saison
en enfer (correspondant respectivement à Mauvais Sang et à
Nuit de l'Enfer). Cette coïncidence a conduit les éditeurs à situer
au printemps 1873 la date la plus probable de la rédaction.
Ces manuscrits ont fait
partie des archives de textes rimbaldiens conservées par Verlaine après
la crise de juillet 1873. Ils ont transité successivement par divers
libraires (Vanier, Messein, Matarasso), avant d'être achetés par le
collectionneur Jacques Guérin et, enfin, préemptés par la BNF en 1998.
Cote : NAF 26500.
Séparés par
les hasards de leur transmission, ces manuscrits ont été publiés
séparément, en 1897 par Berrichon pour ce qui est de la deuxième page,
en 1948 seulement, par Bouillane de Lacoste et Matarasso, pour la
première.
On ne sait pas si ces deux pages proviennent d'une œuvre plus
étendue, en majorité perdue, ou si l'on a affaire à un texte complet. On
observe dans le triptyque une réelle unité, ce qui peut conforter la
seconde hypothèse, mais la thèse inverse est admissible car la première
ligne de la première page frôle le bord supérieur du feuillet, ce qui
fait penser à une continuation.
Le déchiffrement du
manuscrit et sa transcription intégrale étant extrêmement
problématiques, il est conseillé de se reporter aux fac-similés,
heureusement disponibles sur Gallica, et/ou de confronter les textes donnés ici
avec ceux des plus récentes éditions de référence : AG-09, DFS. Pour
une interprétation et une information plus complète voir le
dossier
(manuscrits, notes, textes et intertextes) de notre site. |







 |
À
Samarie...
L'air léger et charmant de la Galilée...
Bethsaïda...
|
À Samarie...
Autographe. Non daté.
BnF.
Commentaire
|
À Samarie...
À Samarie, plusieurs ont
manifesté leur foi en lui. Il ne les a pas vus. Samarie la parvenue,
l'égoïste, plus rigide
observatrice de sa loi protestante que Juda des tables antiques. Là la
richesse universelle permettait bien peu de discussion éclairée. Le
sophisme, esclave et soldat de la routine, y avait déjà après les
avoir flattés, égorgé plusieurs prophètes. C'était un mot sinistre, celui de la femme à la fontaine : "Vous
êtes prophète, vous savez ce que j'ai fait." Les femmes et les hommes croyaient aux prophètes. Maintenant on croit
à l'homme d'État. À deux pas de la ville étrangère, incapable de la menacer matériellement,
s'il était pris comme prophète, puisqu'il s'était montré là si
bizarre, qu'aurait-il fait ? Jésus n'a rien pu dire à Samarie.
Sommaire
|
L'air léger et charmant de la Galilée...
Autographe. Non daté.
Voir ci-dessus.
Commentaire
|
L'air léger et charmant de la Galilée...
L'air léger et charmant de la Galilée : les habitants le reçurent
avec une joie curieuse : ils l'avaient vu, secoué par la sainte colère,
fouetter les changeurs et les marchands de gibier du temple. Miracle de
la jeunesse pâle et furieuse, croyaient-ils. Il sentit sa main aux mains chargées de bagues et à la bouche d'un
officier. L'officier était à genoux dans la poudre : et sa tête était
assez plaisante, quoique à demi chauve. Les voitures filaient dans les étroites rue de la ville ; un mouvement,
assez fort pour ce bourg ; tout semblait devoir être trop content ce
soir-là. Jésus retira sa main : il eut un mouvement d'orgueil enfantin et
féminin : "Vous autres, si vous ne voyez point des miracles, vous ne croyez
point." Jésus n'avait point encor fait de miracle. Il avait, dans une noce,
dans une salle à manger verte et rose, parlé un peu hautement à la
Sainte Vierge. Et personne n'avait parlé du vin de Cana à Capharnaüm,
ni sur le marché, ni sur les quais. Les bourgeois peut-être. Jésus dit : "Allez, votre fils se porte bien." L'officier
s'en alla, comme on porte quelque pharmacie légère, et Jésus continua
par les rues moins fréquentées. Des liserons, des bourraches
montraient leur lueur magique entre les pavés. Enfin il vit au loin la
prairie poussiéreuse, et les boutons d'or et les marguerites demandant
grâce au jour.
Sommaire
|
Bethsaïda...
|
Bethsaïda...
Bethsaïda, la piscine des
cinq galeries, était un point d'ennui. Il semblait que ce fût un
sinistre lavoir, toujours accablé de la pluie et moisi ; et les mendiants
s'agitant sur les marches intérieures blêmies par ces lueurs
d'orages précurseurs des éclairs d'enfer, en plaisantant sur leurs yeux
bleus aveugles, sur les linges blancs ou bleus dont s'entouraient leurs
moignons. Ô buanderie militaire, ô bain populaire. L'eau était
toujours noire, et nul infirme n'y tombait même en songe. C'est là que Jésus fit la première action grave ; avec les infâmes
infirmes. Il y avait un jour, de février, mars ou avril, où le soleil
de deux heures après midi, laissait s'étaler une grande faux de lumière
sur l'eau ensevelie ; et comme, là-bas, loin derrière les infirmes,
j'aurais pu voir tout ce que ce rayon seul éveillait de bourgeons et de
cristaux et de vers, dans ce reflet, pareil à un ange blanc couché sur
le côté, tous les reflets infiniment pâles remuaient. Alors tous les péchés, fils légers et tenaces du démon, qui pour les
cœurs un peu sensibles, rendaient ces hommes plus effrayants que les
monstres, voulaient se jeter à cette eau. Les infirmes descendaient, ne
raillant plus ; mais avec envie. Les premiers entrés sortaient guéris, disait-on. Non. Les péchés les
rejetaient sur les marches, et les forçaient de chercher d'autres
postes : car leur Démon ne peut rester qu'aux lieux où l'aumône est sûre. Jésus entra aussitôt après l'heure de midi. Personne ne lavait ni ne
descendait de bêtes. La lumière dans la piscine était jaune comme
les dernières feuilles des vignes. Le divin maître se tenait contre
une colonne : il regardait les fils du Péché ; le démon tirait sa
langue en leur langue ; et riait ou niait. Le Paralytique se leva, qui était resté couché sur le flanc, franchit
la galerie et ce fut d'un pas singulièrement assuré qu'ils le virent
franchir la galerie et disparaître dans la ville, les Damnés.
Sommaire
|
|