Sont parvenues jusqu'à nous, sur des
feuillets distincts, deux ébauches d'Une saison en enfer (correspondant
respectivement à Mauvais Sang et à Nuit de l'Enfer) et, au
revers de ces mêmes feuillets, deux
pages d'un manuscrit rimbaldien qu'une tradition contestable a titré Proses évangéliques.
L'œuvre se présente, en effet, comme une libre réécriture de trois
épisodes consécutifs de l'Évangile selon saint Jean. Les éditeurs récents se font un devoir de réviser
ce titre. Mais chacun y va du sien, sans qu'on parvienne à un consensus. Je conserve donc la
formulation classique. Au reste, s'il ne s'agit que d'éviter au lecteur l'erreur de
croire ces proses toutes dévouées à la propagation de la Bonne Nouvelle
— sens étymologique du grec euangellion, formé des radicaux « eu
» (« bien ») et « aggelô » (« annoncer ») —, cette précaution
n'est-elle pas
inutile ?
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On ne sait pas si ces deux pages proviennent d'une œuvre plus étendue, en
majorité perdue, ou si l'on a affaire à un texte complet. Steve Murphy,
relevant dans le triptyque "une certaine unité", n'écarte pas la seconde
hypothèse (op. cit. 2002, p.584). André Guyaux défend la thèse inverse : "la première ligne figurant en haut du premier feuillet ne
constitue pas un début mais une continuation, comme le montre le faible
espace séparant cette première ligne du bord supérieur du feuillet.
Rimbaud démarque le texte de saint Jean, passant d'un épisode à l'autre,
en conservant la chronologie du récit biblique. Ce qui précède le
premier feuillet est perdu, tout comme, selon toute vraisemblance, ce
qui suit le second. Nous nous trouvons donc devant le reliquat d'un
essai de paraphrase de l'Évangile dont on ignore quelle ampleur il a pu
prendre" (op. cit. p.918). Par ailleurs, on ignore la date de
composition de ces pages, même si leur présence sur des feuillets ayant
servi au brouillon d'Une saison en enfer tend à accréditer celle
du printemps 1873. Sur cette question, voir la
bibliographie de ce
dossier.
Le débat interprétatif autour
des Proses évangéliques est exposé par Jean-Luc Steinmetz de la
façon suivante : "Une tendance de la critique consiste à n'y voir que
des textes ironiques contestant la parole évangélique (voir Étiemble et
surtout Pierre Brunel). Une autre tendance, à laquelle nous
nous rangeons, y perçoit une intention moins ouvertement parodique. De
toute évidence, Rimbaud [...] s'interroge sur la présence du Christ
(elle est contestée et inefficace à Samarie, ville "protestante") et sur
les miracles qu'il réalisa. S'il se plaît à retoucher l'Évangile, ce
n'est cependant pas pour proférer ouvertement des blasphèmes" (op. cit.
1989, p.92). Blasphèmes ? Peut-être pas ! À ce moment de sa trajectoire,
écrit d'ailleurs Étiemble, Rimbaud "renonce à l'injure ; sa critique
devient plus subtile ; il s'attaque aux dogmes et aux mystères" (op.
cit. p.51). Et encore ne s'en prend-il à eux que de manière assez indirecte.
Comme l'a montré Yann Frémy (op. cit. Europe, 2009), un d'Holbach, au XVIIIe siècle,
est beaucoup plus
explicite dans la déconstruction rationaliste du texte évangélique et Rimbaud, qui l'avait
certainement lu, aurait pu lui emboîter le pas. Il n'en fait rien. Mais
se contente-t-il pour autant de "s'interroger" sur les miracles que le
Christ "réalisa", comme l'écrit Jean-Luc Steinmetz ? Non !
Simplement, il
est moins
intéressé à contester la véracité du témoignage de saint Jean qu'à semer chez
son lecteur un doute fécond. Surtout, il a perçu une certaine parenté entre Jésus, en tant que
personnage historique, et la figure du chercheur d'absolu contraint de
constater son impuissance face à la "réalité rugueuse", archétype
littéraire auquel il s'identifie et qu'il s'apprête à incarner une
nouvelle fois
dans ces faux
magiciens démasqués que sont l'Époux infernal, l'alchimiste du
Verbe ou le mage "rendu au sol" d'Une saison en
enfer (avatar rimbaldien du mythe d'Icare). Et c'est cette parenté
que sa relecture de l'Évangile lui sert à méditer, comme plusieurs
l'ont fort bien vu (je pense notamment à Yoshikazu Nakaji,
op. cit.).
Je reproduis ci-contre
les images du manuscrit mises en ligne par la BnF le 04/10/2013
(acquis par la BnF en novembre 1998). J'annote ensuite le texte en le découpant, selon la tradition, en trois
épisodes qui correspondent respectivement à l'Évangile selon saint Jean,
chapitre 4, versets 39-42 (À Samarie) ;
4,43-54 (L'air léger et charmant
de la Galilée) ;
5,1-18 (Bethsaïda).
Pour les références aux évangiles, j'adopte le système : chiffres arabes
en gras pour les chapitres, en caractère normal pour les versets. Je place en vis à vis, dans chacune de
mes pages, le texte de Rimbaud et
celui de Jean. J'utilise pour ce dernier la traduction française sur la Vulgate
(Bible courante en latin, œuvre de saint Jérôme), traduction due à Louis-Isaac
Lemaistre de Sacy (numérisation
d'Yves Petrakian). C'était là, en effet,
d'après Berrichon, la fameuse "Bible à la tranche vert-chou"
mentionnée par Rimbaud dans Les Poètes de sept ans. Le fait est
d'ailleurs confirmé par les similitudes de vocabulaire entre les
deux textes (par exemple, l'orthographe "Bethsaïda" qui n'est
pas celle généralement rencontrée dans les traductions). Quand une
graphie confuse, une biffure ou une surcharge, rendent problématique
l'établissement du texte, je l'indique entre crochets à
l'endroit concerné.
Février 2014
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