FAMILLE MAUDITE
Le 24 mai 2004, une vente aux enchères de papiers de la famille Mauté, famille de Mathilde (épouse de
Verlaine), a permis de découvrir un texte dont on ignorait entièrement jusque là
l’existence, intitulé Famille maudite. Il s’agit d’une version
alternative et antérieure de Mémoire. Mémoire est, avec "À quatre heures du matin…",
"La Rivière de Cassis roule...", "Loin des oiseaux…", "Nous sommes tes grands-parents…",
"Entends comme brame...", un des six autographes rimbaldiens en notre
possession qui ne présentent pas de majuscules en tête de vers, sauf quand
le début de vers coïncide avec un début de phrase. Les manuscrits de ces
poèmes "minusculaires" appartiennent à ce
que Steve Murphy appelle le "second dossier Verlaine", ensemble regroupant des
textes conservés par Verlaine après la brouille des deux poètes (juillet 73) et
qui sera remis pour publication, longtemps après, en 1886, aux éditions La
Vogue. Or la découverte de Famille maudite montre que Mémoire, comme les poèmes mentionnés ci-dessus, possédait sa version antérieure
respectant le code traditionnel des majuscules en début de vers. Les différences considérables entre ces deux versions, sur le plan
de la forme, sont un autre aspect spectaculaire de cette découverte. Il est
extrêmement rare que nous soit parvenu, de la part de Rimbaud, un véritable
document de travail, témoignant d'un résultat inachevé. Ses manuscrits sont
presque toujours des mises au net pré-typographiques. Dans le passage de Famille maudite à
Mémoire, en revanche, nous avons l'occasion de surprendre
Rimbaud modifiant profondément un premier état d'un de ses textes,
rectifiant ses vers |
faux mais affaiblissant avec méthode la césure de ses alexandrins,
opacifiant certains passages mais précisant la structure
narrative et le dessin de l'allégorie, bref de l'observer en plein travail
de création. La découverte de Famille maudite, enfin, a permis de cerner
d’un peu plus près la date probable de composition de Mémoire.
Auparavant, ne bénéficiant d’aucune indication autographe, d’aucun témoignage
fiable sur la question, critiques et éditeurs devaient se contenter d’hypothèses
fondées sur la thématique du poème et/ou son esthétique, selon l’idée
personnelle que chacun s’en faisait. La conviction de tenir la clé soit du
décor, soit de l’anecdote vécue où s’origine le poème, a ainsi conduit plusieurs
commentateurs à conjecturer une date de composition du poème au printemps 1872 :
« On ignore la date de composition de ce poème très évidemment marqué par une
réalité locale, écrit Jean-Luc Steinmetz. Il daterait donc du moment où Rimbaud
revint à Charleville […] » (Rimbaud, Vers nouveaux. Une saison en enfer,
GF, 1979, p.176). Mais ce genre de datation sur critère biographique est
extrêmement aléatoire. Or, tout indique que Famille Maudite est un
manuscrit datant au plus tard du début de juillet 1872 puisqu’il a été retrouvé
dans les archives de la famille de Mathilde Mauté. C’est donc,
très vraisemblablement, qu’il a été abandonné à Paris par nos deux poètes avant
leur départ du 7 juillet 72. Il est vrai que Mémoire présente des
modifications non négligeables par rapport à Famille Maudite qui ont pu
n’être apportées que plusieurs mois plus tard, mais enfin on ne saurait dire
qu’il s’agisse d’un autre poème. La tradition datant intuitivement Mémoire
d’un (large) "printemps 72" se trouve par conséquent justifiée. |
Autographe.
Coll. François-Marie Banier
Premier état de Mémoire >
Pièces de vers du "dossier de 1886"
Il existe deux versions de
Mémoire :
—
La première, chronologiquement parlant, est certainement le
poème intitulé Famille maudite, manuscrit
révélé par la vente publique du 25 mai 2004. Les majuscules
en début de vers et la nature des variantes existant entre
cette version et le texte intitulé Mémoire, connu
de longue date, ne laisse aucun doute sur l'antériorité de
Famille Maudite. La
découverte de ce premier état du poème dans les archives de la famille Mauté (belle-famille de Verlaine) fait penser que cette
transcription a été réalisée au printemps 72, avant le départ du 7
juillet pour l'Angleterre via la Belgique, puis que le poème a été repris
ultérieurement (de mémoire ?), pour parvenir au texte que nous
connaissons.
—
La seconde est le poème non-daté intitulé
Mémoire >
Pièces de vers du "dossier de 1886"
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d’Edgar
Poe
___
Famille maudite.
L’Eau, —
pure comme le sel des larmes
d’enfance
Ou l’assaut du soleil par les
blancheurs des femmes,
Ou la soie, —
en foule et de lys pur ! —
des oriflammes,
Sous les murs dont quelque Pucelle eut la
défense,
Ou l’ébat des anges, —
le courant
d’or en marche,
L’Eau meut ses bras lourds, noirs,
— et
frais surtout, — d’herbe. Elle,
L’Eau sombre, avant la nuit pour
ciel-de-lit, appelle
Pour rideaux l’ombre de la colline et
de l’arche.
***
Eh ! l’antique matin tend ses réseaux
limpides.
L’air meuble d’or pâle et sans fond
les couches prêtes.
Les robes, — vertes et déteintes,
— des
fillettes
Font les saules d’où sautent les Oiseaux sans brides.
Plus jaune qu’un louis, chaude et
grasse paupière,
Le souci-d’eau, ta foi conjugale, ô
l’Epouse,
De son terne miroir immobile, jalouse
Au ciel gris de chaleur la Sphère rose
et claire !
***
Madame se tient trop debout dans la
prairie
Prochaine où neigent les fils du travail; l’ombrelle
Aux doigts, foulant l’ombelle ; trop fière
pour elle
Des Enfants lisant dans la verdure fl[eurie]
Leur livre de maroquin rouge — Ah ! Lui
[!] comme
Mille Anges blancs qui se quittent au
haut des routes,
Disparaît par delà la montagne ! Elle,
toute
Folle, et noire, court, après le départ
de l’homme !
***
Qu’elle pleure à présent sous les
remparts ! l’haleine
Des peupliers d’en haut est pour la
seule brise.
La voilà nappe, sans reflets, sans
source, grise.
Un vieux, dragueur, dans sa barque
immobile, peine.
Regret des bras épais et jeunes
d’herbe pure !
Or des lunes d’avril au cœur du saint
lit ! Joie
Des chantiers riverains à l’abandon,
en proie
Aux soirs d’août — qui faisaient germer ces pourritures !
***
— Jouet de cet
œ[il] d’eau morne, je n’y
puis prendre
— Ma barque immobile !
et mes bras trop courts ! —
ni l’une
Ni l’autre fleur ; ni la jaune qui
m’importune,
Là, ni la bleue, — amie à l’eau
couleur de cendre.
O la poudre des saules qu’une aile
secoue !
Les roses des roseaux dès longtemps
dévorées!
Mon canot, toujours fixe, et sa chaîne
tirée
Au fond de cet œil d’eau sans borne —
à quelle boue !
R.
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