Rimbaud, le poète / Accueil > Tous les textes > Les Déserts de l'amour



LES DÉSERTS DE L'AMOUR


     Il s'agit de deux récits de rêves, précédés d'un "avertissement". L'ensemble tient sur deux feuillets autographes conservés à  la BNF (Bibliothèque Nationale de France) : le premier contient le titre (recto) et l'avertissement (verso) ; le second, les deux récits. Le titre Les Déserts de l'amour est répété en haut de chacune des faces de ce second feuillet. Mais il est clair qu'il s'agit d'un titre général, et point du titre des textes concernés. Aussi choisissons-nous d'utiliser les incipits respectifs des deux récits en guise de titres.  Il est souvent difficile de distinguer dans la graphie de Rimbaud les deux points du point-virgule ou même du point d'exclamation ; le tiret, du point ou de la rature. D'où quelques variantes éditoriales (mineures).
     Selon Ernest Delahaye, c'est au printemps 1871 que Rimbaud entreprit d'écrire Les Déserts de l'amour, projet de suite de proses (ou recueil) qui serait resté à l'état d'ébauche. La date est discutée par certains spécialistes : Yves Reboul a démontré la fragilité du témoignage de Delahaye et l'absence d'argument solide en faveur de la date de 1871 ("Sur la chronologie des Déserts de l'amour", Parade sauvage n°8, 1991) ; Steve Murphy choisit la prudence en écrivant que les Déserts de l’amour « sont à peu près certainement de la période 1871-1873 » (SM-IV, p.95) ; Guyaux le place en 1872 (AG-09, p.191/894).
     Le manuscrit autographe des Déserts de l'amour fait partie de ceux qui nous sont parvenus par l'intermédiaire de Louis Forain. Sa transmission a suivi le même chemin que le dossier Verlaine de 72-début 73 et les quatre poèmes du "cycle de la soif" (voir notre tableau des modalités de la transmission des œuvres de Rimbaud). Il est actuellement à la BNF. Cote 18894-188895.



    
Avertissement
C'est, certes, la même campagne ...
Cette fois, c'est la Femme ...

 

 

       

 

 


Variante.

"... se dégagent . Peut-être se rappellera-t-on ..." (PB). Selon nous, AA et LF ont raison de placer un tiret à la place du point (l'autographe est confus à cet endroit).

AVERTISSEMENT

     Ces écritures-ci sont d'un jeune, tout jeune homme, dont la vie s'est développée n'importe où ; sans mère, sans pays, insoucieux de tout ce qu'on connaît, fuyant toute force morale, comme furent déjà plusieurs pitoyables jeunes hommes. Mais, lui, si ennuyé et si troublé, qu'il ne fit que s'amener à la mort comme à une pudeur terrible et fatale. N'ayant pas aimé de femmes, quoique plein de sang ! il eut son âme et son cœur, toute sa force, élevés en des erreurs étranges et tristes. Des rêves suivants, ses amours ! qui lui vinrent dans ses lits ou dans les rues, et de leur suite et de leur fin, de douces considérations religieuses se dégagent peut-être se rappellera-t-on le sommeil continu des Mahométans légendaires, braves pourtant et circoncis ! Mais, cette bizarre souffrance possédant une autorité inquiétante, il faut sincèrement désirer que cette Âme, égarée parmi nous tous, et qui veut la mort, ce semble, rencontre en cet instant-là des consolations sérieuses et soit digne !

A. RIMBAUD.

Sommaire


Variantes.

"à vitres de papier jaune : " (AA, LF). Selon nous, la solution de PB (le point-virgule), est plus conforme au manuscrit et au sens du texte.

"quoiqu'elle fût belle, et d'une noblesse..." (PB) : "elle fût" est clairement barré sur le manuscrit.

"dont je roulai la peau dans mes deux doigts : " (AA, LF). Selon nous, le manuscrit fait clairement apparaître un point-virgule.

"et de toiles de navire en un coin noir" : La virgule, logique, n'apparaît pas clairement. LF ne la met pas.

commentaire

 C'est certes la même campagne...

     C'est certes la même campagne. La même maison rustique de mes parents : la salle même où les dessus de porte sont des bergeries roussies, avec des armes et des lions. Au dîner, il y a un salon avec des bougies et des vins et des boiseries rustiques. La table à manger est très grande. Les servantes ! Elles étaient plusieurs, autant que je m'en suis souvenu. Il y avait là un de mes jeunes amis anciens, prêtre et vêtu en prêtre, maintenant : c'était pour être plus libre. Je me souviens de sa chambre de pourpre, à vitres de papier jaune ; et ses livres, cachés, qui avaient trempé dans l'océan !
     Moi j'étais abandonné, dans cette maison de campagne sans fin : lisant dans la cuisine, séchant la boue de mes habits devant les hôtes, aux conversations du salon : ému jusqu'à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier.
      J'étais dans une chambre très sombre : que faisais-je ? Une servante vint près de moi  : je puis dire que c'était un petit chien : quoique belle, et d'une noblesse maternelle inexprimable pour moi : pure, connue, toute charmante ! Elle me pinça le bras.
     Je ne me rappelle même plus bien sa figure : ce n'est pas pour me rappeler son bras, dont je roulai la peau dans mes deux doigts ; ni sa bouche, que la mienne saisit comme une petite vague désespérée, minant sans fin quelque chose. Je la renversai dans une corbeille de coussins et de toiles de navire, en un coin noir. Je ne me rappelle plus que son pantalon à dentelles blanches. Puis, ô désespoir, la cloison devint vaguement l'ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit.

Sommaire


Variantes.

"aussi une détresse me prit :" (LF). La graphie est confuse, mais le "J" qui suit ressemble bien à une majuscule, AA et PB ont sans doute raison d'opter pour le "!".

"et elle, mondaine, qui se donnait : " (PB)

"Une détresse sans nom," (PB,AA).

"vitrages" (minuscule pour PB,AA).

"— ce que je n'aurais jamais présumé. Vrai ..." Pas de tiret fermant pour PB.

 Cette fois, c'est la Femme que j'ai vue dans la ville ...

     Cette fois, c'est la Femme que j'ai vue dans la ville, et à qui j'ai parlé et qui me parle.
     J'étais dans une chambre sans lumière. On vint me dire qu'elle était chez moi : et je la vis dans mon lit, toute à moi, sans lumière ! Je fus très ému, et beaucoup parce que c'était la maison de famille : aussi une détresse me prit ! J'étais en haillons, moi, et elle, mondaine, qui se donnait ; il lui fallait s'en aller ! Une détresse sans nom ; je la pris, et la laissai tomber hors du lit, presque nue ; et, dans ma faiblesse indicible, je tombai sur elle et me traînai avec elle parmi les tapis sans lumière. La lampe de la famille rougissait l'une après l'autre les chambres voisines. Alors la femme disparut. Je versai plus de larmes que Dieu n'en a pu jamais demander.
     Je sortis dans la ville sans fin. Ô Fatigue ! Noyé dans la nuit sourde et dans la fuite du bonheur. C'était comme une nuit d'hiver, avec une neige pour étouffer le monde décidément. Les amis auxquels je criais : où reste-t-elle, répondaient faussement. Je fus devant les Vitrages de là où elle va tous les soirs : je courais dans un jardin enseveli. On m'a repoussé. Je pleurais énormément, à tout cela. Enfin je suis descendu dans un lieu plein de poussière, et assis sur des charpentes, j'ai laissé finir toutes les larmes de mon corps avec cette nuit. Et mon épuisement me revenait pourtant toujours.
     J'ai compris qu'elle était à sa vie de tous les jours ; et que le tour de bonté serait plus long à se reproduire qu'une étoile. Elle n'est pas revenue, et ne reviendra jamais, l'Adorable qui s'était rendue chez moi, ce que je n'aurais jamais présumé. Vrai, cette fois j'ai pleuré plus que tous les enfants du monde.

Sommaire