Aube (Illuminations, 1873-1875)

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Aube

     J'ai embrassé l'aube d'été.
     Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans bruit.
     La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.
     Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins : à la cime argentée, je reconnus la déesse.
     Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. À la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de marbre, je la chassais.
     En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.
     Au réveil il était midi.


 

Lexique

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front : pour fronton, métaphore traditionnelle que l'on trouvait déjà chez Du Bellay : "Et des palais romains le front audacieux". Antoine Fongaro (Lire Illuminations, Presses Universitaires du Mirail - Toulouse, 1985, page 74) fait remarquer qu'on apprenait ce poème par coeur dans tous les lycées et que Rimbaud peut bien avoir trouvé là cette image.   

camps d'ombres : au sens de camps militaires; l'expression désigne des zones d'ombres en amplifiant la notion de fixité et en y ajoutant un aspect militaire (l'ombre résiste) (?). 

 

blêmes : pâle. 

 

wasserfall  : mot allemand qui signifie chute d'eau, cascade. 

 

la déesse : désigne bien sûr l'aube, personnifiée dès la première phrase du poème; cette personnification de l'Aube sous la forme d'une déesse (une Muse) est extrêmement fréquente dans la littérature, depuis l'antiquité. Cette déesse de l'aube rimbaldienne rappelle par exemple celle que chante dans le chapitre III du premier livre des Mémoires d'outre-tombe la sœur du narrateur, féminité idéale à la poursuite de laquelle se lance ensuite le jeune René sous les traits de sa "Sylphide". Cf. aussi : Chateaubriand, Mémoires d'Outre-tombe, 1,3,8  à  1,3,14 ou, en raccourci, cet extrait

 

coq : le volatile bien connu, le chant du coq est traditionnellement associé au lever du jour. 

 

chassais : donner la chasse; la formule est ambiguë : on peut comprendre "poursuivre pour attraper", comme "chasser devant soi"; la première solution est malgré tout plus en accord avec le sens général du texte. 


 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

l'aube d'été : Pierre Brunel rappelle la "dilection" particulière à l'égard de "l'aube d'été" que mentionne Rimbaud dans sa lettre de jumphe 72 à son ami Delahaye : "Le premier matin en été et les soirs de décembre, voilà ce qui m'a ravi toujours ici [...] Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin" (op. cit. 2004, p.408-409). "Aube" est, pour partie au moins, la mise en récit de cette expérience personnelle.   


J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes
: "J'ai marché, acte premier et décisif, lui confère l'assurance même dont il a besoin dans son entreprise amoureuse" commente Pierre Brunel (op. cit. 1983, pages 296-304). "L'initiative (...) semble appartenir au marcheur dont le pas (...) réveille la nature endormie". Prolongeant ces remarques, il note quelques pages plus loin : "Aube n'est pas le compte rendu d'un rêve : c'est le récit d'un éveil dont le marcheur s'est voulu responsable" (p.303). Il cite dans le même sens cet extrait d'un article d'André Guyaux : "ce récit de la capture de la première lumière du jour est tout le contraire d'un rêve. Il s'agit non seulement d'un réveil au mode personnel ("se réveiller") mais d'un réveil au mode transitif : réveiller la lumière, par tous les moyens, en la reconnaissant, la dévoilant, la chassant, la dénonçant" (op. cit. p.8). Une autre façon de noter la même caractéristique du texte consiste à remarquer que la description de l'aube s'y accomplit paradoxalement sous la forme exclusive de la narration : "Le titre laisse prévoir une description. Or, pour décrire, le poète a choisi de raconter. Aube est la mise à l'épreuve des pouvoirs descriptifs du récit" (P. Brunel, op. cit. p.298) 

 

les pierreries regardèrent : Suzanne Bernard suggère : "les frais éclats de la rosée" (Rimbaud, Oeuvres, Classiques Garnier, p.509, 1961). P.Brunel note la présence fréquente d'une dimension animiste dans le merveilleux rimbaldien (tout en mettant en garde contre d'éventuelles interprétations occultistes ou religieuses de cet imaginaire) Ainsi les minéraux eux-mêmes semblent animés d'une vie secrète : "Celle des "pierres précieuses" qui "se cachaient" était déjà évoquée dans Après le déluge", rappelle P.Brunel. "Découvrir cette anima des choses est l'acte même du dégagement" (P. Brunel, op. cit. 1983, page 300). Le critique entend par "dégagement" le "dégagement rêvé" par lequel Arthur Rimbaud semble résumer le sens de sa quête poétique dans le poème des Illuminations intitulé Génie

 

les ailes se levèrent sans bruit. : P. Brunel (op. cit. 1983) signale à propos de ce détail la récurrence du vol dans l'imaginaire rimbaldien : "L'envol est une figure privilégiée du dégagement". "C'était l'envol espéré du "million d'oiseaux d'or", dans Le Bateau ivre, le vol privé de tout guide dans L'Éternité ("tu voles selon")." On pourrait en effet allonger facilement la liste, en puisant dans Michel et Christine, Alchimie du verbe, Adieu, Fragments sans titre des Illuminations, Ô saisons! ô châteaux, etc...   

 

Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins : Jean Luc Steinmetz (Illuminations, GF, p.85, 1989), paraphrase ainsi : "La cascade ruisselle du haut des sapins comme les flots d'une chevelure blonde". Pierre Brunel souligne l'intérêt d'avoir rendu la métaphore par un verbe, conjugué au temps de l'action ponctuelle passée : "La métaphore de la chevelure devient elle-même un acte dans le récit, un fait ponctuel et non pas habituel (le verbe est au passé simple), un fait rendu magique par le choix du verbe, admirable de précision, par l'allitération des liquides et l'écho vocalique du "a" qui n'est plus noir (comme dans le sonnet Voyelles) mais lumineux" (op. cit. page 301, 1983). 

 

Alors je levai un à un les voiles : Jean Luc Steinmetz (Illuminations, GF, p.85, 1989) souligne le jeu linguistique permettant à Rimbaud de présenter ce qui est normalement un processus naturel spontané (le lever du jour) comme le résultat d'une action humaine : "Rimbaud rend active la voix pronominale de l'expression courante "l'aube se lève"". 

 

Dans l'allée, en agitant ses bras : Pierre Brunel (op. cit. 1983, page 482) propose le rapprochement avec Après le déluge : " sur la place du hameau, l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et des clochers de partout". Il commente : "Comme cet enfant, le poète manifeste une autorité croissante et inopportune que traduit la montée de la violence (agiter, dénoncer, chasser). 

 

À la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes : Dans sa thèse sur Le Poème en prose de Baudelaire à nos jours (Nizet, 1959, p.183), Suzanne Bernard cite cette proposition comme un exemple des efforts de Rimbaud, dans Les Illuminations, pour dégager son écriture des procédés trop académiques du style oratoire : "Rimbaud a maintenant renié même les rythmes libres de ses Chansons pour adopter la forme de prose la plus heurtée, la moins « artistique », sans effets rhétoriques et sans fausses fenêtres. Il évite tout ce qui pourrait donner à sa phrase une allure oratoire et balancée; il recherche au contraire, les dissymétries, les ruptures inattendues de construction:

Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq. À la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, [...]"

     Suzanne Bernard a certainement raison de signaler à notre attention la rupture de construction qui intervient dans la troisième des phrases parallèles. En effet, le complément circonstanciel initial "À la grand'ville" ne renvoie plus au verbe principal "je levai", comme ceux des phrases précédentes qui ne font entre elles, en réalité, qu'une seule et même phrase grammaticale, mais à "elle fuyait", noyau verbal d'une phrase nouvelle, indépendante, dont le sujet n'est plus "je" mais "elle". Cependant, on notera que cet écart stylistique ne prend son sens qu'à l'intérieur d'un développement rhétorique des plus classiques : parallélisme syntaxique visant à donner à la phrase "une allure oratoire et balancée". Rimbaud aime certes la dissymétrie, mais il ne se prive pas des charmes de la symétrie, comme le montre l'abondance des structures binaires, ternaires, etc. dans quasiment tous ses textes. Il paraît donc pour le moins excessif de définir cette écriture comme "la forme de prose la plus heurtée, la moins « artistique », sans effets rhétoriques".

 

comme un mendiant  : Anne-Gaelle Robineau-Weber (op. cit. p.104, 2000) apporte cette explication : 
     "Le sujet lyrique s'identifie à la fin du texte à deux autres figures : il compare d'abord sa course à celle d'un mendiant, puis se désigne à l'avant-dernière phrase du texte comme "l'enfant". (...) L'enfant est pour Rimbaud une figure du poète. C'est du moins ce que laisse supposer la quatrième partie d'Enfance : "Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l'allée dont le front touche le ciel". 
     De l'enfant errant et abandonné au mendiant il n'y a qu'un pas, franchi déjà par le poète dans les premières lignes du texte intitulé L'impossible d'Une saison en enfer : "Ah! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c'était"." 

 

près d'un bois de lauriers : les commentateurs rappellent généralement à propos de cette fin de poème le récit mythologique de la nymphe Daphné poursuivie par Apollon. Au moment où celui-ci allait l'atteindre, la nymphe obtint des dieux d'être transformée en laurier (plante qui par ailleurs est associée dans la terminologie botanique à l'image de ce dieu - le "laurier d'Apollon" - et dont on composait dans l'antiquité la couronne des poètes). Voir notamment P. Brunel, op. cit. 2004, p.414-415 

 

L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois. : P. Brunel signale le rapprochement possible avec une oeuvre inachevée de Rimbaud : Les Déserts de l'amour, qui consiste dans la narration de deux rêves érotiques : " Sans doute rappelle-t-elle la chute qui intervenait à la fin des deux rêves dans Les Déserts de l'amour. Mais Aube n'est pas un rêve (...)" (op. cit. 1983, page 133). Freud classait les rêves de chute parmi les rêves-types, aux scénarios relativement communs, éprouvés par tout un chacun, et les attribuait à l'angoisse de castration. A.Guyaux note qu'avec cette phrase un changement énonciatif (je>il-l'enfant) se produit dans le texte, auquel il confère une valeur de distanciation : "quand la première personne disparaît, le changement de registre est tel qu'il met en cause la fiction" (op. cit. p.155-156).

 

j'ai senti un peu son immense corps : Jean Luc Steinmetz (Illuminations, GF, p.85, 1989) semble trouver dans l'adjectif "immense" l'indice d'une symbolique maternelle :  "Rimbaud présente ici une course onirique après une femme-nature, une femme-éveil, qui pourrait être aussi celle qui donne naissance, une image de la jeune mère vue comme un immense corps par l'enfant". L'opposition entre le sens de cet adjectif et l'expansion adverbiale du verbe de la phrase ("j'ai senti un peu son immense corps") est généralement interprété comme l'expression d'un sentiment d'insuffisance ou d'inhibition.

 

Au réveil il était midi. :
        Pourquoi midi ? Il est assez normal qu'une féerie évoquant l'aube sous la forme d'un combat entre le jour et la nuit s'achève quand le soleil, vainqueur, est à son Zénith.
       Mais l'interprétation de cette indication de temps, symétrique de l'incipit du poème tant pour le sens que pour la forme (huit syllabes), et de l'ellipse temporelle qui la précède dépend aussi du sens que l'on donne au dénouement : succès ou échec de l'entreprise amoureuse ?         
       L'analyse traditionnelle consiste à déceler dans les trois dernières phrase du texte, un démenti du cri de victoire initial ("J'ai embrassé l'aube d'été"). Voici par exemple ce qu'écrit Pierre Brunel  ( op. cit. 1983, page 303) : "La seconde proposition (j'ai senti un peu son immense corps) diminue la première et affaiblit l'exploit. De plus, entre l'enfant et la déesse, des voiles s'interposent. Ces voiles sont ceux que l'enfant n'est pas parvenu à lever ...". Le même critique, dans un autre de ses ouvrages (Rimbaud, Théma anthologie, page110, Hatier, 1973) parle d'une "mystérieuse et impossible hiérogamie" (hiéros, en grec : sacré ; impossible hiérogamie : impossible union entre un mortel et une déesse). "Car un humain meurt au contact du divin ..." ajoute-t-il (op. cit. 1983, page 303). 
       La lecture sexuelle du poème (l'impossible satisfaction du désir) n'est pas contradictoire avec cette interprétation mythique et métaphysique. La quête interrompue de la possession amoureuse peut dans ce cadre s'interpréter de diverses façons : le retour au réel à l'issue d'un fantasme érotique, le réveil accompagné d'un sentiment de frustration au cours d'un rêve nocturne.
       Ultime argument en faveur de cette solution : la récurrence dans toute l'œuvre de Rimbaud du schéma : vision (transposition poétique de la réalité, rêves, hallucinations, délire imaginatif ...) => fin de la vision accompagnée d'un sentiment de déception (Les Reparties de Nina, Les Déserts de l'amour, Le Bateau ivre, Larme, Michel et Christine, Les Ponts, etc...). 
       Certains commentateurs semblent tentés par une version plus "épanouie", plus "harmonieuse" de l'histoire, comme par exemple Marc Eigeldinger : "Il ne s'agit pas dans Aube d"une "chasse spirituelle" en quête d'une forme quelconque de l'infini, mais d'une chasse érotique, recherchant la fusion des corps (...) L'étreinte se prolonge dans le sommeil ou dans un blanc temporel jusqu'à midi, l'heure où le soleil brûlant vient interrompre leur union. Ce thème de l'harmonie charnelle du poète avec le corps féminin de la nature se retrouve dans une autre des Illuminations : "Je me souviens des heures d'argent vers les fleuves, la main de la campagne sur mon épaule, et de nos caresses debout dans les plaines poivrées" (Vies I).
         Il y a aussi les partisans de la nuance, qui considèrent qu'on ne peut résumer le texte ni par le succès, ni par l'échec "car Aube dit à la fois la satisfaction du désir et sa persistance" (Anne-Gaelle Robineau-Weber, op. cit. p.104).  De même, on peut argumenter que la déception finale du "bateau ivre" ne l'empêche pas d'avoir "vu quelquefois ce que l'Homme a cru voir". L'échec de sa quête de sensations et de liberté n'est que relatif. Pour les tenants de cette thèse, l'intérêt de ce dénouement est précisément son ambiguïté.
        On signalera enfin l'interprétation proposée par Marc Ascione et Jean-Pierre Chambon (Les "zolismes" de Rimbaud, Europe, spécial Rimbaud, n°529-530, mai-juin 1973). Dans cet article souvent convaincant sur l'importance de l'obscénité cryptée dans l'œuvre de Rimbaud, le paragraphe réservé à Aube ne l'est guère. Sauf peut-être en ce qui concerne cette chute : "Comme nous l'apprend Delvau (Dictionnaire érotique moderne, Cercle du livre précieux, 1960, p.211, paru pour la première fois en 1864), dans la langue érotique "il est midi" se dit d'un homme qui bande violemment"!" (op. cit. p. 129).
 


 

Commentaire

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Aube ou "le désir demeuré désir"        

 

"Le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir."     
                                       René Char, Feuillets d'Hypnos (1946)      

 

     Le texte se présente divisé en sept paragraphes. Le premier et le dernier se réduisent à une courte phrase (de huit syllabes chacune). La phrase d'ouverture résume l'action principale en la présentant au passé composé comme un passé révolu : "J'ai embrassé l'aube d'été". La phrase de clôture contient la situation finale : le réveil de l'enfant. Le découpage en paragraphes correspond à la progression temporelle d'un récit, comme le montre la présence de diverses articulations de temps : "encore"; "la première entreprise"; "déjà"; "alors"; "midi". Chaque paragraphe intermédiaire correspond à une étape dans l'histoire racontée par le poème.

 

L’univers des rêves et le merveilleux des contes de fées

     Tout, dans ce récit, rappelle l’univers des rêves ou le merveilleux des contes de fées.

     La nature est personnifiée. Des termes comme "front", "morte", haleines", "regardèrent" (appliqué aux "pierreries" : pierres du chemin, gouttes de rosée, yeux d’animaux ?) sont tous porteurs d’une dimension humaine. De même et surtout, l’assimilation de l’aube à une déesse, au "corps" entouré de "voiles". Tout un champ lexical de l’amour charnel "file" cette métaphore : "j’ai embrassé, je levai un à un les voiles, je l’ai entourée avec ses voiles amassés, et j’ai senti un peu son immense corps".
   Le narrateur, de son côté, semble doté de pouvoirs magiques, comme ceux que nous croyons posséder dans les rêves. C’est le narrateur qui par son action fait lever le jour. C’est sa marche qui réveille la nature endormie dans la strophe 2, il a le don de comprendre le langage des fleurs à la strophe 3 ("entreprise" de qui ? de la fleur ou plutôt du poète prêtant un langage à la fleur comme il donna jadis une couleur aux voyelles, le mot rappelle la pratique raisonnée de l’hallucination qui fait partie du programme du "voyant"), c’est la cascade de son rire qui semble déclencher la dispersion du "wasserfall" (la cascade) à la strophe 4 (valeur successive des passé simples) ; c’est encore lui qui dévoile la déesse (c’est à dire à la fois qui la dénude et qui l’annonce) "en agitant ses bras", puis en faisant chanter le coq ("je l’ai dénoncée au coq"), c’est lui qui la chasse à travers la ville ("chasser" au sens de poursuivre une proie), provoquant l’extension du jour au détriment de la nuit.
     La présence d’un champ lexical de la richesse ou de la magnificence évoque aussi l’univers des contes. Des mots comme : "pierreries, argentée" renvoient au vocabulaire de la joaillerie. Les "quais de marbre", les "clochers", les "dômes", le "front des palais" dressent le décor d’une cité merveilleuse.
     Les indications de lieu, enfin, dépassent le cadre d’une description réaliste. L’action semble se dérouler simultanément à la ville et à la campagne ; "le front des palais" (l.2) suggère la ville, puis c’est "la route du bois", "le sentier", "le wasserfall" (dont le nom allemand évoque les légendes germaniques, où abondent les cascades, les bois, et leurs bons et mauvais génies), "l’allée", "la plaine", "la grand’ville", et de nouveau "la route, prés d’un bois de lauriers". 

 

Un substrat réaliste

    Malgré le caractère très métaphorique et un peu mystérieux du texte, la narration n'en suit pas moins une progression logique, fondée sur un substrat réaliste parfaitement repérable.

    Le fil directeur de ce récit, c'est l'extension progressive de la lumière, au petit matin. Le narrateur raconte comment il s'est promené à l'aube, un jour d'été ("J'ai marché..."). Dans la strophe 2, la nuit domine encore (elle résiste, comme l'indique la métaphore militaire : "Les camps d'ombre ne quittaient pas la route des bois"); mais la nature commence à se réveiller sous les pas du promeneur ("réveillant les haleines vives et tièdes"). A la strophe 3, pendant qu'apparaissent faiblement les premières lueurs du jour (cf l'oxymore "blêmes éclats"), le narrateur entre en communication avec une fleur ("une fleur qui me dit son nom") : la nature qui s'éveille se met à parler à celui qui sait la comprendre. Les oiseaux s'éveillent à leur tour (cf. le bel effet visuel et dynamique produit par la synecdoque "et les ailes se levèrent sans bruit"). Strophe 4, la lumière de l'aube atteint les parties hautes du paysage qui s'argentent ou blondissent sous l'effet des rayons du soleil : jeux de la lumière dans la pulvérulence de l'eau, au sommet de la cascade ("le wasserfall blond s'échevela"), à la "cime argentée" des arbres. Traduit métaphoriquement, c'est l'apparition de la déesse ("je reconnus la déesse"). Strophe 5, la lumière s'étale progressivement sur la plaine et sur les toits de la ville ("elle fuyait parmi les clochers et les dômes"), le coq chante ("je l'ai dénoncée au coq") : métaphoriquement, c'est une sorte de chasse érotique sur les traces de la déesse. La strophe 6 apporte le dénouement, l'enfant rattrape enfin l'aube qui fuit "en haut de la route, prés d'un bois de lauriers" et il tente de la prendre dans ses bras. Mais ce moment de l'étreinte est un peu comme un évanouissement : c'est la chute "au bas du bois". Le texte, significativement, change à ce moment précis de système d'énonciation : le narrateur nous est maintenant désigné à la 3° personne et identifié comme "l'enfant". Un nouveau narrateur a pris le relais du récit pour nous raconter la chute du premier. La phrase de clôture du texte, évoquant le réveil de l'enfant (ou du narrateur qui prend en charge le récit à sa suite), nous suggère d'interpréter cette substitution comme le retour à la réalité qui accompagne le réveil : "Au réveil, il était midi". 

 

Un dénouement en forme d'énigme

     Selon son habitude, Rimbaud a réservé au lecteur une fin déconcertante.
     La phrase d'ouverture sonnait comme un cri de victoire : l'enfant (puisque c'est d'un enfant qu'il s'agit) était parvenu à saisir l'insaisissable, le moment fugitif où la nuit cède la place au jour. La fin du poème, par contre, infirme cette annonce initiale : l'adverbe "un peu", faisant contraste avec le sens de l'adjectif "immense" ("j'ai senti un peu son immense corps"), suggère que l'enfant étreint du vide, ou du moins que ses bras se referment sur une forme évanescente et quasi impalpable. La chute qui s'ensuit prend la signification d'une soudaine interruption. L'objet du désir s'est dérobé au moment même où on croyait le posséder. Ce contraste entre la phrase d'ouverture et les phrases de clôture indique-t-il le sens principal à donner au récit ?
     De même, l'étrange ellipse narrative qui nous fait sauter de l'aube à midi est difficile à interpréter. On remarquera que cet indice temporel bizarre, cet écart de plusieurs heures entre le moment de la chute (l'aube) et le moment du réveil (midi), a pour conséquence de perturber ce qui serait le dénouement attendu, conventionnel, dans le cadre d'un récit recherchant un effet de rêve : le retour brutal à la réalité vigile coïncidant avec la chute du dormeur dans son rêve.
     La fable du poème, bien que cela ne soit dit à aucun moment, s'apparente en effet beaucoup à un scénario de rêve. Le vol, la poursuite et la chute sont parmi les motifs les plus universels de l'activité onirique, l'enchaînement rapide des tableaux, l'éclatement des lieux, le dédoublement du sujet entre un acteur engagé dans l'action et un observateur qui la suit à distance et la raconte sont autant de caractéristiques des récits de rêves. La représentation de l'aube sous une forme féminine, associée à un champ lexical de l'amour ("j'ai embrassé", "je levai un à un les voiles", "j'ai senti un peu son immense corps"), fait irrésistiblement penser à un rêve érotique s'achevant dans la frustration (sur le modèle classique du rêve de Francion, au livre II du roman comique de Charles Sorel). La mention d'un réveil à la clôture du texte ne fait que renforcer cette lecture onirique !
     Mais pourquoi ce réveil aurait-il lieu "à midi" ? On dira qu'il est assez normal qu'une féerie évoquant l'aube sous la forme d'un combat entre le jour et la nuit s'achève quand le soleil, vainqueur, est à son Zénith. Certes. Mais Rimbaud aurait-il fourni un repère temporel contingent et inutile à cet endroit stratégique qu'est toujours, sous sa plume, la chute du poème, si cette précision ne dissimulait quelque signification cachée ? La question est légitime et on ne peut éviter de se la poser.

 

Une interprétation érotique ?

      Faut-il imaginer que l'enfant s'endort à l'issue de sa chute, vaincu, jusqu'à l'heure de midi ? Quel serait alors, dans la fable, le sens de ce sommeil ? Ou bien faut-il donner à ce sommeil le sens d'un repos satisfait, ébloui, après l'amour et à ce réveil à "midi" celui d'une apothéose (mythe solaire oblige). Voir par exemple Pierre Brunel, op. cit. 2004, p.416-417 ou encore cette conclusion de Jean-Pierre Richard : "Le bondissement de l'enfant s'achève dans une aube charnelle" (Poésie et profondeur, Seuil, 1955, p.227). Mais cette deuxième explication ne cadre pas avec la valeur déceptive que nous avons accordée à l'adverbe "un peu". 
      Or, un certain nombre d'arguments intertextuels valident cette interprétation déceptive. 
     Comme Pierre Brunel le montre dans son étude du poème (op. cit.) ce "pourchas amoureux" rappelle le récit mythologique de Daphné poursuivie par Apollon dans Les Métamorphoses d'Ovide, qui illustre le thème de l'impossible satisfaction du désir. Comme la nymphe va être rejointe par le dieu, elle obtient de son père, le fleuve Pénée, d'être transformée en laurier  si bien qu'Apollon, "pressant de sa main le nouvel arbre, sent, sous l'écorce naissante, palpiter le cœur de Daphné. Il embrasse, au lieu de ses membres, de jeunes rameaux, et couvre l'arbre de baisers." Pour Pierre Brunel, le "bois de lauriers" du poème rappelle de façon significative le rôle que joue cet arbuste dans le récit antique.
     La ressemblance du poème avec les deux rêves qui composent Les Déserts de l'amour nous conduit vers une conclusion du même ordre. Plus explicites que notre texte, l'un et l'autre s'achèvent dans la solitude après une chute qui précède la disparition de la femme poursuivie. Premier rêve : "Je la renversai dans une corbeille de coussins et de toiles de navire, en un coin noir. (...) Puis, ô désespoir ! la cloison devint vaguement l'ombre des arbres, et je me suis abîmé sous la tristesse amoureuse de la nuit". Deuxième rêve : "Une détresse sans nom, je la pris, et la laissai tomber hors du lit, presque nue (...) Alors, la femme disparut. Je versai plus de larmes que Dieu n'en a jamais pu demander." Ces larmes ne sont peut-être pas celles qu'un lecteur naïf pourrait croire (voir l' "hydrolat lacrymal" de Mes Petites amoureuses et les "larmes de lait", à la fin de Barbare). 
     Faut-il donc faire appel à une idée de déception pour élucider la clausule énigmatique de notre texte ? Ce n'est pas impossible.

     On pourrait alors penser à un orgasme involontaire survenu pendant le sommeil, vécu comme un triste succédané de l'étreinte rêvée et entraînant un assoupissement jusqu'à l'heure de midi. C'est à quoi semble penser Jean-Pierre Richard quand il attribue l'inspiration du poème à une "brusque giclée d'existence" (délicieux euphémisme !). Mais, loin d'y voir une expérience décevante, il décrit la chose comme une manifestation de bonne santé et d'allégresse matinale :

"Cette heure indicible, c'est l'heure rimbaldienne par excellence, l'heure du commencement absolu, de la naissance. Rimbaud se lève en même temps que le soleil [ici, le grand critique semble se tromper gravement : Rimbaud, selon ce qu'il écrit lui-même dans sa fameuse lettre de jumphe 72, se couchait à l'heure où le soleil se lève]. Trois heures du matin : c'est entre nuit et jour, la première s'achève, mais le second n'a pas encore vraiment paru. Et dans ce creux temporel, cet hiatus sensible nommé aube, se produisent soudain une explosion de force et de pensée, une brusque giclée d'existence." (op. cit. p.189) 

     On pourrait encore, comme Marc Ascione et Jean-Pierre Chambon, imaginer pour l'expression "il était midi" un sens purement symbolique qui n'aurait rien à voir avec un indice de temps : "Comme nous l'apprend Delvau (Dictionnaire érotique moderne, Cercle du livre précieux, 1960, p.211, paru pour la première fois en 1864), dans la langue érotique "il est midi" se dit d'un homme qui bande violemment" !" (op. cit. p. 129). Aucun autre commentateur ne semble reprendre cette explication. Il s'agit là peut-être d'un contresens mais, comme a dit Proust dans son Contre Sainte-Beuve : "dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux." L'intérêt de cette exégèse astucieuse, en tout cas, serait de supprimer toute idée d'un "sommeil d'amour" (Bonne pensée du matin), comblé ou pas, de déjouer ce qui apparaîtrait dès lors comme la fausse piste installée par Rimbaud à la chute du poème et de restaurer celui-ci comme récit de rêve canonique, fantasme érotique s'achevant dans l'insatisfaction du "désir demeuré désir", pour reprendre parodiquement la formule de René Char.     

 

Une interprétation esthétique ?  

     Le texte est tout aussi bien justiciable d'une interprétation esthétique. On peut le considérer comme un apologue illustrant la quête poétique de l'Inconnu. La "déesse" du poème sera glosée comme une allégorie de la Nature ou d'une autre quelconque figure ontologique ("Grand Tout" panthéiste, transcendance monothéiste, infini, "obscur objet  du désir", "opulence inquestionnable" de l'Être, bref : la Chose - das Ding - comme l'appelait Holderlin ...) : le poème sera ressenti comme une variation sur le thème de l'Idéal impossible à atteindre. 
     Dans un ordre d'idées voisin, la Déesse peut être décrite comme une représentation de la Muse, de la Poésie. On verra dans l'enfant : le Poète. Apollon, modèle mythologique du personnage, n'était-il pas pour les Anciens le dieu de la poésie ? Dans les pouvoirs magiques que le conteur prête à son héros, on décèlera la capacité de l'artiste à établir une connivence avec la Nature, à se fondre en elle, à créer chez le lecteur par la "sorcellerie évocatoire" des mots l'illusion éphémère de la plénitude sensible. Morale : la quête poétique, dans ce qu'elle a de plus ambitieux inventer une langue nouvelle, parvenir à l'inconnu, capturer la Beauté avec majuscule est d'avance condamnée à une fatale insatisfaction ! 
     Envisagé sous cet angle, ce poème en prose contribue à fournir une juste définition de ce qu'on appelle la "voyance" rimbaldienne. À travers l'énergie déployée par l'enfant, double de l'auteur et possible symbole du Poète, la "voyance" apparaît avant tout comme un travail, une "entreprise" ("la première entreprise fut ..."). C'est l'enfant qui par son action fait lever le jour et c'est sa marche qui réveille la nature endormie. Doté du pouvoir de commander à la nature, il se comporte comme s'il était lui-même le chef d'orchestre, l'ordonnateur du fabuleux spectacle de l'Aube. Le caractère irrationnel de ce récit empêche évidemment de le considérer comme le pur et simple témoignage d'une promenade matinale. Cette absence de réalisme pourrait conduire à interpréter le poème comme la narration d'un rêve ou d'une hallucination vécue par l'auteur. Mais ce n'est pas du tout nécessaire : les enfants, les poètes, et Rimbaud plus que tout autre, sont habitués à donner un tour irrationnel à leurs rêveries de façon tout à fait consciente et délibérée, pour le plaisir du jeu et de l'imagination ("le poète se fait voyant" écrit Rimbaud dans sa célèbre lettre du 15 mai 1871 - c'est moi qui souligne : la Vision n'est pas donnée, elle est provoquée). La voyance du poète, c'est la transformation délibérée des impressions vécues par une activité consciente de l'imagination, s'opérant à travers l'écriture. Le poème n'est pas l'enregistrement a posteriori d'une expérience mystique, révélation passive d'un sur-naturel ou d'un au-delà, il est, comme dit Rimbaud dans Solde "l'occasion unique de dégager nos sens", c'est à dire de les libérer. Il est l'acte même de cette libération. Le moyen privilégié d'une évasion hors des sentiers battus de la perception. Moyen "unique", même, dit Rimbaud, de ce "dégagement rêvé" (Génie). Mais malheureusement - et c'est l'une des "leçons" d'Aube - éphémère ou incomplet.

 

     Ces schémas interprétatifs trop faciles et finalement assez convenus sont évidemment à l'œuvre dans le poème, comme dans tant de pages de l'auteur. Mais ces allusions érotiques, ces abstractions philosophiques représentaient-elles vraiment pour Rimbaud le sens caché et la "substantifique moelle" du texte ? Y voyait-il beaucoup plus que des canevas élémentaires à partir desquels l'imagination pouvait tisser ses broderies ? Des moyens de piéger l'intellect du lecteur dans ses réflexes culturels ou de capter son intérêt par la sollicitation de modèles de pensée métaphysiques toujours prompts à se réveiller ? L'essentiel ne fut-il pas pour lui, au fond, ce qui nous apparaît à nous comme le plus simple : "trouver une langue" pour dire "cette heure indicible, première du matin" qui fut, comme il le dit à son copain Delahaye dans sa lettre de jumphe 72, "ce qui [l]'a ravi toujours ici" ? Quête victorieuse, celle-là, sans nul doute ! Pour nous du moins : les heureux lecteurs, qui jouissons du poème comme d'une réussite totale. Tant il est vrai que, selon l'aphorisme célèbre de René Char dans ses Feuillets d'Hypnos (1946)  : 

                            "Le poème est l'amour réalisé du désir demeuré désir."

                                         


 

Bibliographie

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" 'Au réveil il était midi' : imagerie et dynamique oniriques dans le poème 'Aube' ", par Frédéric Canovas, Parade sauvage n° 21, p. 167-180, novembre 2006.