Notes
La mention op.cit. suivie d'une indication de page(s) renvoie à notre
bibliographie.
À Samarie, plusieurs ont manifesté
leur foi en lui. Il ne les a pas vus.
Tous les commentateurs font
remarquer que Rimbaud présente ici (sans doute par erreur) la Samarie
(nom de pays) comme une ville. La ville (de Samarie) où se situe
la scène est en réalité, chez saint Jean,
Sychar. Mais
Yann Frémy (Europe, 2009, p.153)
note que Renan, au sixième chapitre de sa Vie de Jésus, fait la
même confusion : "À quelques lieues de Jésus, à Samarie, un
magicien nommé Simon se créait par ses prestiges un rôle presque
divin."
Saint Jean (ci-dessus, colonne de droite)
rapporte que "beaucoup de Samaritains" ont approché Jésus, que
celui-ci a séjourné deux jours chez eux et que ses paroles ont
encore raffermi leur foi. Rimbaud commence par résumer la
conclusion et principale information du témoignage de Jean dans les versets
39-42 du chapitre 4 (première phrase :
"À Samarie, plusieurs ont manifesté leur foi en lui") pour, immédiatement, remettre en cause
l'enchaînement des faits qui, chez l'évangéliste, amène cette
conclusion ("Et
il y en eut beaucoup plus qui crurent en lui pour l’avoir
entendu parler"). Dès la seconde phrase, en
effet, Rimbaud dit que le Christ n'a pas vu les Samaritains,
ceux qui auraient manifesté leur foi en lui, contrairement à ce
qu'affirme saint Jean. Et
toute la suite du texte est destinée à expliquer pourquoi
l'auteur estime fort invraisemblable, impossible même, que Jésus
ait parlé aux Samaritains. "La lecture personnelle de l'évangile,
commente Pierre Brunel, va ici jusqu'à la négation" (op. cit.
1987, p.123).
Samarie la parvenue, l'égoïste,
plus rigide observatrice de sa loi protestante que Juda des tables
antiques. Là la richesse
universelle permettait bien peu de discussion éclairée. Le sophisme,
esclave et soldat de la routine, y avait déjà après les avoir flattés,
égorgé plusieurs prophètes. / C'était un mot sinistre, celui de la femme à la fontaine : "Vous
êtes prophète, vous savez ce que j'ai fait."
Dans le chapitre
4 de
l'évangile selon saint Jean (antérieurement aux versets cités
ci-dessus) Jésus, pour donner un signe de sa divinité à une
Samaritaine, lui montre qu'il a connaissance de son passé, de
ses cinq mariages et de son état actuel de femme adultère (voir
notamment Jean 4,16-18). Rimbaud cite donc ici presque
textuellement le quatrième évangile, versets 19 ("Cette femme
lui dit : Seigneur, je vois bien que vous êtes un prophète") et
39 ("Or il y eut beaucoup de Samaritains de cette ville-là qui
crurent en lui sur le rapport de cette femme, qui les assurait
qu’il lui avait dit tout ce qu’elle avait jamais fait").
L'image péjorative de la Samarie
exposée dans ce passage est conforme à celle véhiculée par l'Ancien
Testament : celle d'un peuple impie, idolâtre, hostile aux
Juifs. Pierre Brunel pense que Rimbaud s'est peut-être
souvenu ici de l'évangile de saint Matthieu 10,5 ("Ne
prenez pas le chemin des païens et n'entrez pas dans une ville
des Samaritains" y dit Jésus à ses disciples). Il est donc invraisemblable, semble penser Rimbaud, que
Jésus ait été accueilli dans Samarie aussi favorablement que Jean le
rapporte. La logique voudrait plutôt que les habitants, s'ils
l'eussent identifié comme prophète, l'aient aussitôt massacré,
selon leur habitude. "Sinistre" est par
conséquent le mot de la Samaritaine car, en célébrant Jésus
comme un voyant, elle le désigne volans nolans à la vindicte de ses
congénères.
Il y a là, cependant, de la
part de Rimbaud, une exagération caricaturale de la férocité
des Samaritains qui ne saurait se prévaloir ni de ce que
rapportent les textes sacrés, ni de ce que nous apprend
l'histoire. Loin de chercher à restaurer une quelconque
vraisemblance historique, Rimbaud semble s'adonner ici à un
jeu littéraire consistant à développer un possible narratif,
alternatif à celui proposé par l'évangéliste, à partir d'une
situation initiale commune (et connue du lecteur) : la
rencontre entre Jésus et la Samaritaine. Une façon, en somme, de
renvoyer le récit johannique au statut d'œuvre de fiction. Plus
exactement, Rimbaud suggère que le texte sacré est, tout autant
que le sien propre, un mixte
indécidable de relation historique et d'affabulation.
Yves Reboul a aussi
attiré notre attention sur la possibilité d'une lecture
allégorique du passage. Car, à bien lire le texte, c'est d'abord "la
richesse universelle" et "le sophisme, esclave et soldat de la
routine" (le conformisme, donc, et le règne de l'argent) qui
font de "Samarie la parvenue" une contrée hostile aux prophètes
(la mise à mort signifiée par le verbe "égorger" pouvant dans ce
cadre être compris comme une métaphore hyperbolique).
Antoine Adam avait déjà avancé l'hypothèse que la
"protestante" Samarie n'était autre que l'Angleterre du XIXe
siècle : "[i]l saute aux yeux que Rimbaud pratique ici
l'anachronisme systématique. Samarie, c'est l'Angleterre, la perfide Albion, le pays qui étale sa richesse, son égoïsme,
et se targue d'observer sa loi protestante. Elle est le symbole
de la société industrielle et capitaliste" (op.cit. p.1024).
Yves Reboul élargit finement cette piste de
lecture "anachronique" à partir d'une confrontation entre
Rimbaud et Renan. Il démontre de façon convaincante que Rimbaud
n'était pas sans connaître La Vie de Jésus, publiée en
1863 (voir notre note sur l'incipit de la seconde prose :
"L'air léger et charmant de la Galilée"). Il décèle chez les
deux auteurs un traitement allégorique comparable de la matière
évangélique. Mais Rimbaud et Renan, selon lui, transposent
différemment l'opposition, attestée par
la Bible, entre Judée et provinces du nord de la Palestine : entre Judée et
Samarie, plus précisément, dans la première des trois proses. Tous
deux, explique Reboul, voient en Jérusalem l'analogue de Rome. Mais, pour Renan,
face à l'orthodoxe et rigide Judée, la Samarie "protestante" représente
la religion libérale et ouverte qu'il appelle de ses vœux, Jésus (le
Christ romantique et sulpicien qu'il met en scène)
incarnant "la figure du rénovateur messianique dont le siècle, de
Mickiewicz à Lammenais, en passant par Victor Hugo, a cultivé
obstinément le mythe" (op.cit.1994, p.93). Pour Rimbaud, par contre, elle figure la
société marchande du XIXe siècle dont la "richesse
universelle" suffit à inhiber toute "discussion éclairée" et
réduit à l'impuissance ces prophètes armés du seul
Verbe que sont, dans le grand récit catholique, le Christ, et, dans la
réalité contemporaine, le Poète. Rimbaud, ici, implicitement,
raillerait donc à travers Renan un certain progressisme
romantique, teinté de religiosité et de mentalité bourgeoise.
Les femmes et les hommes croyaient aux prophètes. Maintenant on croit à
l'homme d'État.
La Samaritaine a donc reconnu en
Jésus un prophète, mais pourquoi ? Parce qu'il avait
connaissance des péripéties de sa vie sentimentale, ce qui ne
requiert pas nécessairement de grands dons de divination. On
n'était pas très exigeant à cette époque, insinue Rimbaud, pour
accorder à un inconnu de passage un statut surnaturel. Il lui
suffisait d'avoir fait état de quelque information, pas même sur
l'avenir mais sur votre passé, et qu'il ait eu vent de vos
antécédents matrimoniaux. Ce n'est donc pas à la haute
spiritualité de ses paroles que le Christ doit d'avoir convaincu la Samaritaine, ni à ses allusions répétées à
son extraction divine (comme on le voit chez Jean), mais tout simplement à la naïveté
superstitieuse
de cette femme : "Les femmes et les hommes croyaient aux
prophètes" en ce temps-là, note sarcastiquement le locuteur.
Cette
généralité abstraite sur la superstition populaire joue
donc, au fond, dans le texte de Rimbaud, le même rôle
critique que ces corrections rationalisantes apportées au
récit évangélique à travers lesquelles un d'Holbach, au
XVIIIe siècle, tentait de restaurer la vérité
historique déformée par le texte sacré dans un but de
prédication. Voici, par exemple, comment d'Holbach
commente ce passage : "Cependant il est aisé de voir que le
Christ avait pu découvrir cette anecdote, soit par la
conversation même avec cette femme bavarde, soit par le
bruit public, soit par quelque autre voie très simple".
C'est Yann Frémy qui fait cette citation ainsi que
beaucoup d'autres, très éclairantes, dans son article d'Europe
(2009). Elle est extraite de l'Histoire critique de
Jésus-Christ ou Analyse raisonnée des Évangiles par Paul
Thiry Baron d'Holbach, Droz, 1997, p.259. Yann Frémy a
raison de noter que Rimbaud ne hasarde pas explicitement ce
genre de conjectures. Il lui suffit de les suggérer.
La superstition a changé aujourd'hui de nature, elle est plus politique
que religieuse, commente le poète : on ne croit plus vraiment aux prophètes mais on
prête foi aux promesses des hommes d'état. La sècheresse de
cette incidente, la façon abrupte avec
laquelle Rimbaud pratique l'intervention
d'auteur et l'allusion satirique contemporaine, révèle bien la
fonction allégorique de ces proses. De même, dans les lignes
précédentes, il suggérait par un anachronisme grossier que les
Samaritains furent pour les Juifs du temps de Jésus ce que
sont, pour ses contemporains Catholiques, les Protestants.
Pierre Brunel parle à ce propos d'un "effort d'actualisation
assez maladroit" (op.cit.1979, p.41). Maladroit ? Non ! Je
dirais plutôt : désinvolte. Car c'est volontairement, bien sûr,
que Rimbaud s'écarte ici des bonnes règles de l'art narratif
(éviter le mélange des genres, masquer la présence de l'auteur). Le récit, ici, a fonction de commentaire
et d'allégorie tout autant que de "paraphrase" ou même de
"parodie", termes souvent employés par la critique pour caractériser les
Proses évangéliques. Comme André Guyaux le
remarque finement, sans cesse dans les Proses évangéliques,
"le texte glisse de la paraphrase à la glose et de la glose à la
fiction" (op. cit. p.919).
À deux pas de la ville étrangère,
incapable de la menacer matériellement, s'il était pris comme prophète,
puisqu'il s'était montré là si bizarre, qu'aurait-il fait ? Jésus n'a
rien pu dire à Samarie.
Rimbaud
reprend d'abord une information précédemment donnée dans le texte biblique : la rencontre avec la
Samaritaine s'est déroulée à l'extérieur de la ville (Jean 4,28-30).
Il commente ensuite ironiquement le message théologique du chapitre :
Jésus s'est "montré bizarre" (façon de dire : farfelu,
un peu
dérangé), sans doute parce qu'il vient d'adresser à cette femme une
étrange et longue prédication, en se présentant devant elle comme
le Messie attendu par les Juifs (Jean 4,10-24).
Rimbaud
insinue enfin que Jésus ne s'est certainement pas manifesté en cette
occasion aussi ouvertement, et héroïquement, que l'affirme son hagiographe.
Car,
face aux mauvaises manières que lui eussent réservées les
Samaritains s'il en avait agi ainsi, il aurait été incapable de
"menacer matériellement" leur ville, c'est-à-dire de la menacer de destruction comme
savaient le faire les prophètes de l'Ancien Testament. Pierre
Brunel pense que Rimbaud se souvient ici d'un passage de Luc,
9,51-56, où le Christ réprimande ses disciples pour lui
avoir suggéré d'attirer le feu céleste sur un village de Samarie
qui les avait mal accueillis (op. cit. 1987, p.122). Une conclusion
s'impose : "Jésus n'a rien pu dire à Samarie".
 |