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Bethsaïda (texte, intertexte et notes)

  

  Bethsaïda, la piscine des cinq galeries, était un point d'ennui. Il semblait que ce fût un sinistre lavoir, toujours accablé de la pluie et moisi [plutôt que "noir" donné par la plupart des éditions] ; et les mendiants s'agitant sur les marches intérieures blêmies par ces lueurs d'orages précurseurs des éclairs d'enfer, en plaisantant sur leurs yeux bleus aveugles, sur les linges blancs ou bleus dont s'entouraient leurs moignons. Ô buanderie militaire, ô bain populaire. L'eau était toujours noire, et nul infirme n'y tombait même en songe.
  C'est là que Jésus fit la première action grave ; avec les infâmes infirmes. Il y avait un jour, de février, mars ou avril, où le soleil de deux heures après midi, laissait s'étaler une grande faux de lumière sur l'eau ensevelie ; et comme, là-bas, loin derrière les infirmes, j'aurais pu voir tout ce que ce rayon seul éveillait de bourgeons et de cristaux et de vers, dans ce reflet ["reflet" corrigé en "plafond" ?], pareil à un ange blanc couché sur le côté, tous les reflets infiniment pâles remuaient.
  Alors tous les péchés, fils légers et tenaces du démon, qui pour les cœurs un peu sensibles, rendaient ces hommes plus effrayants que les monstres, voulaient se jeter à cette eau. Les infirmes descendaient, ne raillant plus ; mais avec envie.
  Les premiers entrés sortaient guéris, disait-on. Non. Les péchés les rejetaient sur les marches, et les forçaient de chercher d'autres postes : car leur Démon ne peut rester qu'aux lieux où l'aumône est sûre.
  ["Un signe de vous, ô volonté" biffé] divine ; et toute obéissance est prévue presque avant les signes.
  Jésus entra aussitôt après l'heure de midi. Personne ne lavait ni ne descendait de bêtes. La lumière dans la piscine était jaune comme les dernières feuilles des vignes. Le divin maître se tenait contre une colonne : il regardait les fils du Péché ; le démon tirait sa langue en leur langue ; et riait ou niait [ce dernier mot, difficile à déchiffrer].
  Le Paralytique se leva, qui était resté couché sur le flanc, franchit la galerie et ce fut d'un pas singulièrement assuré qu'ils le virent franchir la galerie et disparaître dans la ville, les Damnés.       

 

 

                                                   Manuscrit    

Jean 5

1  APRÈS cela la fête des Juifs étant arrivée, Jésus s’en alla à Jérusalem.
2
  Or il y avait à Jérusalem la piscine des brebis, qui s’appelle en hébreu Bethsaïda, qui avait cinq galeries :
3
  dans lesquelles étaient couchés un grand nombre de malades, d’aveugles, de boiteux et de ceux qui avaient les membres desséchés ; et tous attendaient que l’eau fût remuée.
4
  Car l’ange du Seigneur en un certain temps descendait dans cette piscine, et en remuait l’eau; et celui qui y entrait le premier après que l’eau avait été ainsi remuée était guéri, quelque maladie qu’il eût.
5
  Or il y avait là un homme qui était malade depuis trente-huit ans.
6
  Jésus l’ayant vu couché et connaissant qu’il était malade depuis fort longtemps, lui dit : Voulez-vous être guéri?
7
  Le malade lui répondit: Seigneur, je n’ai personne pour me jeter dans la piscine après que l’eau a été remuée; et pendant le temps que je mets à y aller, un autre y descend avant moi.
8
  Jésus lui dit : Levez-vous, emportez votre lit, et marchez.
9
  A l’instant cet homme fut guéri; et prenant son lit, il commença à marcher. Or ce jour-là était un jour de sabbat.
10
  Les Juifs dirent donc à celui qui avait été guéri: C’est aujourd’hui le sabbat, il ne vous est pas permis d’emporter votre lit.
11
  Il leur répondit: Celui qui m’a guéri, m’a dit: Emportez votre lit, et marchez.
12
  Ils lui demandèrent: Qui est donc cet homme qui vous a dit : Emportez votre lit, et marchez ?
13
  Mais celui qui avait été guéri, ne savait pas lui-même qui il était : car Jésus s’était retiré de la foule du peuple qui était là.
14
  Depuis, Jésus trouva cet homme dans le temple et lui dit : Vous voyez que vous êtes guéri; ne péchez plus à l’avenir, de peur qu’il ne vous arrive quelque chose de pis.
15
  Cet homme s’en alla trouver les Juifs, et leur dit que c’était Jésus qui l’avait guéri.
16
  Et c’est pour cette raison que les Juifs persécutaient Jésus, parce qu’il faisait ces choses le jour du sabbat.
17
 Alors Jésus leur dit : Mon Père ne cesse point d’agir jusqu’à présent, et j’agis aussi incessamment.
18
  Mais les Juifs cherchaient encore avec plus d’ardeur à le faire mourir; parce que non seulement il ne gardait pas le sabbat, mais qu’il disait même que Dieu était son Père, se faisant ainsi égal à Dieu. Jésus ajouta donc, et leur dit : [...]
 

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> L'air léger et charmant de la Galilée (texte,
   intertexte et notes)
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 Bibliographie commentée

> Commentaire

 

Notes

La mention op.cit. suivie d'une indication de page(s) renvoie à notre bibliographie.
 

BethSaïda, la piscine des cinq galeries, était un point d'ennui.

Les surcharges du manuscrit montrent que Rimbaud a hésité entre plusieurs attaques de phrase : "Comme [..]", "La piscine de [..]", "Jés [..]" et enfin "Bethsaïda [..]". Berrichon, lors de la première publication de ce texte, en 1897, n'ayant pas su lire le premier mot, écrivait : "Cette saison, la piscine [...]". L'erreur a été corrigée par Bouillane de Lacoste dans le Mercure de France, 15 juillet 1937, p.441.

D'après la notice que lui consacre l'encyclopédie en ligne Wikipedia, cette "piscine des brebis" où saint Jean situe l'un des principaux miracles du Christ (ch.5) est mentionnée à plusieurs reprises dans la Bible et chez les historiens de l'antiquité. Des fouilles effectuées à Jérusalem depuis la fin du XIXe siècle ont permis de retrouver la trace des fameux cinq portiques (appelés "galeries" par Lemaistre de Sacy). On la trouve désignée sous des noms un peu différents, selon les textes et les traditions :  Bethzatha, Bethsaïde ou encore Bethesda (qui viendrait de l'araméen Beth Hesda, signifiant "lieu de la grâce"). Lemaistre de Sacy atteste la graphie Bethsaïda, reprise par Rimbaud. Utilisée pour laver les moutons avant leur sacrifice au Temple, cette piscine probatique avait une réputation de sainteté : sous ses porches ou colonnades se retrouvaient habituellement un grand nombre d'infirmes qui attendaient que l'eau se trouble et qu'un miracle se produise.

"ennui" : à comprendre probablement ici au double sens classique de "dégoût" et moderne d'"accablement", de "passivité mélancolique".


Il semblait que ce fût un sinistre lavoir, toujours accablé de la pluie et moisi ; et les mendiants s'agitant sur les marches intérieures blêmies par ces lueurs d'orages précurseurs des éclairs d'enfer, en plaisantant sur leurs yeux bleus aveugles, sur les linges blancs ou bleus dont s'entouraient leurs moignons. Ô buanderie militaire, ô bain populaire.

"Les images de l'Évangile ont séduit Rimbaud, note Étiemble ; il les a ressuscitées. Mais — comme toujours —, selon la méthode des Illuminations, il ne s'est pas fait scrupule de les déformer en les évoquant : il s'agit de voir, non de raconter ; l'imagination joue librement." (op.cit. 1950, p.53). "On voit la transformation symbolique du texte, glose de son côté Suzanne Bernard : cette piscine, c'est l'enfer, l'endroit où gisent les damnés, accablés avec leurs péchés. En même temps qu'il en tire un symbole, Rimbaud tire du texte johannique une vision colorée, pittoresque et sinistre : lueurs d'orage, yeux bleus, eau noire, linges blancs ou bleus ..." (op. cit. p. 454, note 3). Comme dans l'Adieu d'Une saison en enfer, l'enfer n'est pas seulement ici un concept religieux, il évoque la misère des villes humaines. Les "malades", "aveugles" et "boiteux" du texte évangélique deviennent d'ailleurs chez Rimbaud des "mendiants".

"L'appellation de mendiants, écrit Pierre Brunel, est tendancieuse : pour eux, comme le suggèrera Rimbaud plus loin, la piscine de Bethsaïda est le lieu « où l'aumône est sûre »" (op. cit. 1987, p.129). On peut d'ailleurs se demander, ajoute le même critique, si ces mendiants sont de vrais ou de faux infirmes : "car quand on les voit plaisanter sur leurs yeux bleus aveugles, sur les linges blancs et bleus dont s'entourent leurs moignons, un doute vient à l'esprit. Un doute qui pourrait bien se transformer en certitude quand le Paralytique, à la fin se lève seul, frustrant Jésus du miracle qu'il devait accomplir" (ibid. p.131). Yann Frémy a conforté cette glose de Pierre Brunel en révélant chez d'Holbach, que Rimbaud avait lu, très certainement, exactement la même extrapolation :

"Ce malheureux peut-être semblable à tant de nos mendiants qui feignent pendant longtemps des maux qu'ils n'ont pas dans la vue d'attendrir le public, et qui dans cette occasion pouvait être gagné par quelque bagatelle pour se prêter au rôle que l'on demandait de lui, ce malheureux, dis-je, ne se le fit pas dire deux fois ; sur l'ordre de Jésus, il prit son grabat et s'en fut." Paul Thiry Baron d'Holbach, Histoire critique de Jésus-Christ ou Analyse raisonnée des Évangiles, Droz, 1997, p.312 (cité par Frémy, Europe, p.157).    


L'eau était toujours noire, et nul infirme n'y tombait même en songe.

Cette phrase de transition constitue la négation d'une information donnée par saint Jean et annonce le thème qui va être développé dans les paragraphes suivants. Car, comme dans la première prose (À Samarie), une grande partie de celle-ci est consacrée à argumenter la raison pour laquelle l'auteur n'admet pas un point important du récit évangélique. Ici, cependant, ce n'est pas en premier lieu l'action ou le miracle de Jésus qui se trouve mis en cause mais la légende selon laquelle "l'ange du Seigneur" visitait parfois la piscine de Bethsaïda pour y accomplir des guérisons miraculeuses. Rappel du texte de l'Évangile selon saint Jean :

"Tous attendaient que l’eau fût remuée. / Car l’ange du Seigneur en un certain temps descendait dans cette piscine, et en remuait l’eau ; et celui qui y entrait le premier après que l’eau avait été ainsi remuée était guéri, quelque maladie qu’il eût."

Rimbaud nie catégoriquement qu'il en soit ainsi : "nul infirme n'y tombait même en songe". La suite du texte va démontrer que les miracles de la piscine ont été inventés par la superstition populaire (en ce temps-là, disait Rimbaud dans la première prose, "les femmes et les hommes croyaient aux prophètes"... et aux miracles aussi, naturellement). La moquerie à l'égard de la superstition des anciens âges apparaît comme une insistance de cet opus rimbaldien.  


C'est là que Jésus fit la première action grave ; avec les infâmes infirmes.

Nous aurons à noter, dans la suite du texte, qu'on n'y voit guère Jésus agir ! Quelle est donc l'action mentionnée ici et en quoi est-elle particulièrement grave ? Le jeu phonétique sur "infâmes infirmes" est-il destiné à suggérer que c'est le dégoût inspiré à Jésus par cette "Cour des miracles" qu'est la piscine de Bethsaïda qui fait de la présence de Jésus dans ce lieu une "action" particulièrement "grave" ?

Il est probable, en fait, que par le mot "grave", Rimbaud fait allusion à a façon dont l'épisode est raconté non dans son propre texte mais dans celui de Jean. "Grave" est l'action de Jésus à Bethsaïda parce qu'elle va lui faire encourir un grave danger. En effet, Jean écrit (versets 15-18) :

"Cet homme s’en alla trouver les Juifs, et leur dit que c’était Jésus qui l’avait guéri. / Et c’est pour cette raison que les Juifs persécutaient Jésus, parce qu’il faisait ces choses le jour du sabbat. / Alors Jésus leur dit : Mon Père ne cesse point d’agir jusqu’à présent, et j’agis aussi incessamment. / Mais les Juifs cherchaient encore avec plus d’ardeur à le faire mourir; parce que non seulement il ne gardait pas le sabbat, mais qu’il disait même que Dieu était son Père, se faisant ainsi égal à Dieu."

C'est donc l'infraction à la loi hébraïque qui constitue chez Jean une "action grave". Il est étrange que Rimbaud ait conservé cette trace du dénouement johannique alors qu'il ne reprend pas la narration des faits concernés. Et alors même qu'il semble, à bien des égards, les nier, comme nous le verrons. Cette anomalie est-elle délibérée ? Rimbaud a-t-il choisi de la laisser apparente cette contradiction interne de son récit comme on exhibe le processus de la production textuelle dans certaines pratiques d'avant-garde contemporaines ? Ou est-ce la nature d'ébauche de notre texte qui explique cette incongruité ?

Il y avait un jour, de février, mars ou avril, où le soleil de deux heures après midi, laissait s'étaler une grande faux de lumière sur l'eau ensevelie ; et comme, là-bas, loin derrière les infirmes, j'aurais pu voir tout ce que ce rayon seul éveillait de bourgeons et de cristaux et de vers, dans ce reflet, pareil à un ange blanc couché sur le côté, tous les reflets infiniment pâles remuaient.

"Interprétation « naturaliste » de Jean 5,4", écrit Pierre Brunel (op. cit. 1987, p.129). En effet, Rimbaud suggère d'expliquer par un phénomène naturel ce que la tradition biblique présente comme un événement surnaturel.

Rimbaud, expliquent Étiemble et Gauclère, réduit le thème surnaturel de l'Ange ("l'ange du Seigneur") à une simple comparaison poétique :

"L'ange du Seigneur ? Le voici transformé en effet de lumière [...]. « Pareil à un ange blanc... » Aucun messager surnaturel ne descend du ciel pour agiter l'eau du lavoir : un rayon de soleil joue sur l'eau et crée, pour celui qui sait voir, une figure fantastique : ces « reflets » qui tremblent sur « l'eau de Mort » lui donnent quelque apparence de vie : l'ange naît de la lumière qui l'éveille. Phénomène naturel dont l'imagination s'empare et qu'elle transforme : « Comme, là-bas », au dehors, ce même rayon fait étinceler des cristaux, s'ouvrir des bourgeons, se réveiller des vers, ici, « dans ce lavoir », il dessine sur l'eau « une grande faux de lumière » qui ressemble à « un ange blanc couché sur le côté »" (op. cit., 1950, p.54-55). 

Alors tous les péchés, fils légers et tenaces du démon, qui pour les cœurs un peu sensibles, rendaient ces hommes plus effrayants que les monstres, voulaient se jeter à cette eau. Les infirmes descendaient, ne raillant plus ; mais avec envie.

"Rimbaud superpose sans doute ici au texte de Jean ceux de Marc (2, 1-12) et de Luc (5, 17-26) racontant l'histoire de la guérison d'un paralytique à Capharnaüm" (Brunel, op.cit. 1987, p.129).


Les premiers entrés sortaient guéris, disait-on. Non. Les péchés les rejetaient sur les marches, et les forçaient de chercher d'autres postes : car leur Démon ne peut rester qu'aux lieux où l'aumône est sûre.

"Quant au miracle, écrivent Étiemble et Gauclère, Rimbaud le nie expressément : « Les premiers entrés sortaient guéris, disait-on. Non. » Il est aussi catégorique dans la négation que Saint-Jean l'était dans l'affirmation (« celui qui y descendait le premier ... était guéri de son infirmité quelle qu'elle fût ». Ce miracle n'était qu'une légende : « on disait » que ... Mais on se trompait : les hommes sont trop malades pour être guéris ; et l'infirmité que leur attribue Rimbaud n'est pas, comme dans l'Évangile, quelque disgrâce du corps : l'évocation répugnante de la misère physique a été pour lui un symbole, une image concrète de la misère plus profonde où croupissent tous les hommes ; c'est l'universelle corruption qu'il faudrait guérir, et le miracle ne se produit pas [...]. Il n'y a point de salut : ces « mendiants » et ces « infâmes infirmes » restent ce qu'ils sont." (op. cit. 1950, p.55).

"Les péchés les rejetaient sur les marches". On peut être frappé par cette représentation matérielle, effrayante, de ce que Yann Frémy appelle "l'énergie autonome" du mal. Frémy explique :

"L'énergie du mal existe, mais seule. Elle prend la forme de péchés, « fils légers et tenaces du démon ». Elle se caractérise donc par une existence mobile (« légers ») et en même temps profondément matérielle (« tenaces »). Les hommes ne sont que les  « corps-hôte[s] » de cette énergie autonome : la modification de la physionomie de ces « hommes » est le signe d'une possession. L'énergie les a totalement investis. / L'autonomie qui caractérise la négativité garantit sa force. Le narrateur peut alors éprouver la capacité de résistance qui est celle de la négativité en dépit de la promesse de guérison qui a été faite [...]. Le remède de lumière s'avère donc incapable de contrebalancer les forces réactives. De ce fait, les corps sont violemment rejetés sur les marches : le rapport de forces s'établit au bénéfice de la négativité. Elle n'est pas si aisément congédiable. Rimbaud en fera l'amère expérience dans Une saison en enfer, où tant de lignes de fuite sont colmatées avant que la « victoire » ne soit (définitivement ?) « acquise »." (Te voilà, c'est la force, 2009, p.95-96).
 

["Un signe de vous, ô volonté" biffé] divine ; et toute obéissance est prévue presque avant les signes.

J'adopte ici la lecture du manuscrit établie par André Guyaux dans son édition Rimbaud de la Bibliothèque de la Pléiade (p.241).

Yann Frémy interprète cette phrase en incise comme une apostrophe angoissée lancée par Jésus vers son père :

"D'une interprétation difficile, cette leçon du manuscrit (d'une lecture conjecturale également) montre que l'extrême obéissance de Jésus à sa mission divine constitue pour lui un problème, provoque une souffrance chez un être nécessairement déchiré entre son devoir divin et la conscience humaine qui l'habite. Entre le monde des signes et celui des rythmes, le Christ ne peut choisir." (Te voilà, c'est la force, 2009, p.91).


Jésus entra aussitôt après l'heure de midi. Personne ne lavait ni ne descendait de bêtes. La lumière dans la piscine était jaune comme les dernières feuilles des vignes. Le divin maître se tenait contre une colonne : il regardait les fils du Péché ; le démon tirait sa langue en leur langue ; et riait ou niait.

Certains ont trouvé l'indication horaire de "midi" contradictoire avec celle de "deux heures après midi" donnée quelques lignes plus haut. On peut trouver logique, au contraire, que le Christ, désireux d'observer ce qui se produit dans la piscine, habituellement, à deux heures de l'après-midi, arrive plus tôt pour être en position au moment voulu.

L'impuissance de Jésus semble toucher ici à son comble. Étiemble et Gauclère, par exemple, le notent avec force : 

"Et Jésus, à la gloire de qui l'évangéliste écrit son récit, quel rôle joue-t-il dans celui de Rimbaud ? Aucun. Ayant lu cette page de l'Évangile, Rimbaud, évoquant la scène décrite, voit Jésus : « Le divin maître se tenait contre une colonne ; il regardait les fils du Péché ... » Et c'est tout ! De guérison, de miracle, il n'est pas question. Il ne semble pas que le Christ ait été d'un grand secours au Paralytique : « Le Paralytique se leva, qui était couché sur le flanc. » On ne lui tend pas la main, on ne lui intime pas l'ordre de marcher en emportant son grabat. Son évasion est spontanée, inattendue ; elle demeure incompréhensible, sauf sans doute pour le Paralytique. Jésus n'a rien fait [...]" (op. cit. 1950, p.56).

Yoshikazu Nakaji écrit de même :

"Ses gestes à côté et insignifiants (« Jésus entra aussitôt après l'heure de midi. Personne ne lavait ni ne descendait de bêtes. ») sinon simplement passifs (« Le divin maître se tenait contre une colonne : il regardait les fils du Péché ») le conduisent au bord de la stupidité [...]. Submergé par les forces démoniaques qu'il devait se donner pour tâche de conquérir, il semble résigné à une passivité totale. Il ne sait que regarder silencieusement « les infâmes infirmes » dans l'oubli total qu'il est un être hors du commun chargé d'une haute mission, le fils de Dieu" (p.461-462).

C'est donc le mal, le Péché, le démon qui règnent, à travers les "infâmes infirmes" à Bethsaïda. Ce sont eux qui nient les miracles (ou qui les entravent) et qui rient de l'impuissance de Jésus.


Le Paralytique se leva, qui était resté couché sur le flanc, franchit la galerie et ce fut d'un pas singulièrement assuré qu'ils le virent franchir la galerie et disparaître dans la ville, les Damnés.

Nul n'a mieux commenté ce dénouement que Cécil Arthur Hackett :

"Lève-toi, lui dit Jésus dans l'Évangile, et aussitôt le paralytique fut guéri ; mais, dans le récit de Rimbaud, Jésus ne dit rien et ne fait rien. Et le paralytique, sans l'aide du « divin maître », se lève. Il nous semble que ce paralytique qui quitte « les Damnés » et qui, « d'un pas singulièrement assuré », disparaît « dans la ville », est une ébauche de Rimbaud-paysan qui, à la fin d'Une saison en enfer, s'écrie : « Damnés, si je me vengeais ! », qui tient « le pas gagné » et s'apprête à entrer « aux splendides villes ». Et, dans les deux cas, la leçon est la même : l'homme doit, et peut, se sauver par ses propres moyens." (op.cit. p.381, note 13).