Arthur Rimbaud, le poète / Accueil > Anthologie commentée / Sommaire > Proses évangéliques > Bethsaïda |
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Notes
BethSaïda, la piscine des cinq galeries, était un point d'ennui. Les surcharges du manuscrit montrent que Rimbaud a hésité entre plusieurs attaques de phrase : "Comme [..]", "La piscine de [..]", "Jés [..]" et enfin "Bethsaïda [..]". Berrichon, lors de la première publication de ce texte, en 1897, n'ayant pas su lire le premier mot, écrivait : "Cette saison, la piscine [...]". L'erreur a été corrigée par Bouillane de Lacoste dans le Mercure de France, 15 juillet 1937, p.441. D'après la notice que lui consacre l'encyclopédie en ligne Wikipedia, cette "piscine des brebis" où saint Jean situe l'un des principaux miracles du Christ (ch.5) est mentionnée à plusieurs reprises dans la Bible et chez les historiens de l'antiquité. Des fouilles effectuées à Jérusalem depuis la fin du XIXe siècle ont permis de retrouver la trace des fameux cinq portiques (appelés "galeries" par Lemaistre de Sacy). On la trouve désignée sous des noms un peu différents, selon les textes et les traditions : Bethzatha, Bethsaïde ou encore Bethesda (qui viendrait de l'araméen Beth Hesda, signifiant "lieu de la grâce"). Lemaistre de Sacy atteste la graphie Bethsaïda, reprise par Rimbaud. Utilisée pour laver les moutons avant leur sacrifice au Temple, cette piscine probatique avait une réputation de sainteté : sous ses porches ou colonnades se retrouvaient habituellement un grand nombre d'infirmes qui attendaient que l'eau se trouble et qu'un miracle se produise. "ennui" : à comprendre probablement ici au double sens classique de "dégoût" et moderne d'"accablement", de "passivité mélancolique".
"Les images de l'Évangile ont séduit Rimbaud, note Étiemble ; il les a ressuscitées. Mais — comme toujours —, selon la méthode des Illuminations, il ne s'est pas fait scrupule de les déformer en les évoquant : il s'agit de voir, non de raconter ; l'imagination joue librement." (op.cit. 1950, p.53). "On voit la transformation symbolique du texte, glose de son côté Suzanne Bernard : cette piscine, c'est l'enfer, l'endroit où gisent les damnés, accablés avec leurs péchés. En même temps qu'il en tire un symbole, Rimbaud tire du texte johannique une vision colorée, pittoresque et sinistre : lueurs d'orage, yeux bleus, eau noire, linges blancs ou bleus ..." (op. cit. p. 454, note 3). Comme dans l'Adieu d'Une saison en enfer, l'enfer n'est pas seulement ici un concept religieux, il évoque la misère des villes humaines. Les "malades", "aveugles" et "boiteux" du texte évangélique deviennent d'ailleurs chez Rimbaud des "mendiants". "L'appellation de mendiants, écrit Pierre Brunel, est tendancieuse : pour eux, comme le suggèrera Rimbaud plus loin, la piscine de Bethsaïda est le lieu « où l'aumône est sûre »" (op. cit. 1987, p.129). On peut d'ailleurs se demander, ajoute le même critique, si ces mendiants sont de vrais ou de faux infirmes : "car quand on les voit plaisanter sur leurs yeux bleus aveugles, sur les linges blancs et bleus dont s'entourent leurs moignons, un doute vient à l'esprit. Un doute qui pourrait bien se transformer en certitude quand le Paralytique, à la fin se lève seul, frustrant Jésus du miracle qu'il devait accomplir" (ibid. p.131). Yann Frémy a conforté cette glose de Pierre Brunel en révélant chez d'Holbach, que Rimbaud avait lu, très certainement, exactement la même extrapolation :
Cette phrase de transition constitue la négation d'une information donnée par saint Jean et annonce le thème qui va être développé dans les paragraphes suivants. Car, comme dans la première prose (À Samarie), une grande partie de celle-ci est consacrée à argumenter la raison pour laquelle l'auteur n'admet pas un point important du récit évangélique. Ici, cependant, ce n'est pas en premier lieu l'action ou le miracle de Jésus qui se trouve mis en cause mais la légende selon laquelle "l'ange du Seigneur" visitait parfois la piscine de Bethsaïda pour y accomplir des guérisons miraculeuses. Rappel du texte de l'Évangile selon saint Jean :
Rimbaud nie catégoriquement qu'il en soit ainsi : "nul infirme n'y tombait même en songe". La suite du texte va démontrer que les miracles de la piscine ont été inventés par la superstition populaire (en ce temps-là, disait Rimbaud dans la première prose, "les femmes et les hommes croyaient aux prophètes"... et aux miracles aussi, naturellement). La moquerie à l'égard de la superstition des anciens âges apparaît comme une insistance de cet opus rimbaldien.
Nous aurons à noter, dans la suite du texte, qu'on n'y voit guère Jésus agir ! Quelle est donc l'action mentionnée ici et en quoi est-elle particulièrement grave ? Le jeu phonétique sur "infâmes infirmes" est-il destiné à suggérer que c'est le dégoût inspiré à Jésus par cette "Cour des miracles" qu'est la piscine de Bethsaïda qui fait de la présence de Jésus dans ce lieu une "action" particulièrement "grave" ? Il est probable, en fait, que par le mot "grave", Rimbaud fait allusion à a façon dont l'épisode est raconté non dans son propre texte mais dans celui de Jean. "Grave" est l'action de Jésus à Bethsaïda parce qu'elle va lui faire encourir un grave danger. En effet, Jean écrit (versets 15-18) :
C'est donc l'infraction à la loi hébraïque qui constitue chez Jean une "action grave". Il est étrange que Rimbaud ait conservé cette trace du dénouement johannique alors qu'il ne reprend pas la narration des faits concernés. Et alors même qu'il semble, à bien des égards, les nier, comme nous le verrons. Cette anomalie est-elle délibérée ? Rimbaud a-t-il choisi de la laisser apparente cette contradiction interne de son récit comme on exhibe le processus de la production textuelle dans certaines pratiques d'avant-garde contemporaines ? Ou est-ce la nature d'ébauche de notre texte qui explique cette incongruité ? Il y avait un jour, de février, mars ou avril, où le soleil de deux heures après midi, laissait s'étaler une grande faux de lumière sur l'eau ensevelie ; et comme, là-bas, loin derrière les infirmes, j'aurais pu voir tout ce que ce rayon seul éveillait de bourgeons et de cristaux et de vers, dans ce reflet, pareil à un ange blanc couché sur le côté, tous les reflets infiniment pâles remuaient. "Interprétation « naturaliste » de Jean 5,4", écrit Pierre Brunel (op. cit. 1987, p.129). En effet, Rimbaud suggère d'expliquer par un phénomène naturel ce que la tradition biblique présente comme un événement surnaturel. Rimbaud, expliquent Étiemble et Gauclère, réduit le thème surnaturel de l'Ange ("l'ange du Seigneur") à une simple comparaison poétique :
Alors tous les péchés, fils légers et tenaces du démon, qui pour les cœurs un peu sensibles, rendaient ces hommes plus effrayants que les monstres, voulaient se jeter à cette eau. Les infirmes descendaient, ne raillant plus ; mais avec envie. "Rimbaud superpose sans doute ici au texte de Jean ceux de Marc (2, 1-12) et de Luc (5, 17-26) racontant l'histoire de la guérison d'un paralytique à Capharnaüm" (Brunel, op.cit. 1987, p.129).
"Les péchés les rejetaient sur les marches". On peut être frappé par cette représentation matérielle, effrayante, de ce que Yann Frémy appelle "l'énergie autonome" du mal. Frémy explique :
["Un signe de vous, ô volonté" biffé] divine ; et toute obéissance est prévue presque avant les signes. J'adopte ici la lecture du manuscrit établie par André Guyaux dans son édition Rimbaud de la Bibliothèque de la Pléiade (p.241). Yann Frémy interprète cette phrase en incise comme une apostrophe angoissée lancée par Jésus vers son père :
Certains ont trouvé l'indication horaire de "midi" contradictoire avec celle de "deux heures après midi" donnée quelques lignes plus haut. On peut trouver logique, au contraire, que le Christ, désireux d'observer ce qui se produit dans la piscine, habituellement, à deux heures de l'après-midi, arrive plus tôt pour être en position au moment voulu. L'impuissance de Jésus semble toucher ici à son comble. Étiemble et Gauclère, par exemple, le notent avec force :
Yoshikazu Nakaji écrit de même :
C'est donc le mal, le Péché, le démon qui règnent, à travers les "infâmes infirmes" à Bethsaïda. Ce sont eux qui nient les miracles (ou qui les entravent) et qui rient de l'impuissance de Jésus.
Nul n'a mieux commenté ce dénouement que Cécil Arthur Hackett :
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