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Les Proses évangéliques

Trois études
en vue de la déconstruction créatrice d'un texte sacré

 


1
Étiemble et Yassu Gauclère, Rimbaud, Gallimard, 1936 (réédition NRF Essais, Gallimard, 1950, p.52-61).

2 Pierre Brunel, "Les proses « évangéliques »", Arthur Rimbaud, Une saison en enfer, édition critique, José Corti, 1987, p.118-143.

3 Jean-Luc Steinmetz, "Notice" des "Proses évangéliques", Rimbaud, GF-Flammarion n°506, 1989, p.91-92.

4 Yann Frémy, "Rimbaud entre Jean, d'Holbach et Renan. La genèse des Proses évangéliques", Europe n°966, 2009, p.152-163.

 

5 Yoshikazu Nakaji, "Le Mage rendu au sol : sur les proses « évangéliques »", Parade sauvage, Colloque n°5, 16-19 septembre 2004, Charleville-Mézières 2005, p.454-464.

    Le débat interprétatif autour des Proses évangéliques est exposé par Jean-Luc Steinmetz de la façon suivante :

"Une tendance de la critique consiste à n'y voir que des textes ironiques contestant la parole évangélique (voir Étiemble1 et surtout Pierre Brunel2). Une autre tendance, à laquelle nous nous rangeons, y perçoit une intention moins ouvertement parodique. De toute évidence, Rimbaud [...] s'interroge sur la présence du Christ (elle est contestée et inefficace à Samarie, ville "protestante") et sur les miracles qu'il réalisa. S'il se plaît à retoucher l'Évangile, ce n'est cependant pas pour proférer ouvertement des blasphèmes"3.

   Blasphèmes ? Peut-être pas ! À ce moment de sa trajectoire, écrit d'ailleurs Étiemble, Rimbaud "renonce à l'injure ; sa critique devient plus subtile ; il s'attaque aux dogmes et aux mystères" (op. cit. 1950, p.51). Et encore ne s'en prend-il à eux que de manière assez indirecte. Comme l'a montré Yann Frémy4, un d'Holbach, au XVIIIe siècle, est beaucoup plus explicite dans la déconstruction rationaliste du texte évangélique et Rimbaud, qui l'avait certainement lu, aurait pu lui emboîter le pas. Il n'en fait rien. Mais se contente-t-il pour autant de "s'interroger" sur les miracles que le Christ "réalisa", comme le suggère Jean-Luc Steinmetz ? Non ! Simplement, il est moins intéressé à contester la véracité du témoignage de saint Jean qu'à semer chez son lecteur un doute fécond. Surtout, il a  perçu une certaine parenté entre Jésus, en tant que personnage historique, et la figure du chercheur d'absolu contraint à constater son impuissance face à la "réalité rugueuse", archétype littéraire auquel il s'identifie et qu'il s'apprête à incarner une nouvelle fois dans ces faux magiciens démasqués que sont l'Époux infernal, l'alchimiste du Verbe ou le mage "rendu au sol" d'Une saison en enfer (avatar rimbaldien du mythe d'Icare). Et c'est cette parenté que sa relecture de l'Évangile lui sert à méditer, comme plusieurs l'ont fort bien vu (je pense notamment à Yoshikazu Nakaji5).

 

Le démarquage de saint Jean, 4,43-54 et 5,1-18

   Les Proses évangéliques se divisent en trois épisodes qui correspondent respectivement à l'Évangile selon saint Jean, chapitre 4, versets 39-42 (À Samarie) ; 4,43-54 (L'air léger et charmant de la Galilée) ; 5,1-18 (Bethsaïda). Elles suivent de près le texte de ce quatrième évangile, ce qui les a fait définir parfois comme des "paraphrases" (cf. le titre d'André Guyaux dans la plus récente Pléiade Rimbaud : "Fragments d'une paraphrase de l'Évangile selon saint Jean"). Si paraphrase il y a, il s'agit d'une paraphrase en lambeaux, tant le récit initial y apparaît démantelé, troué d'incompréhensibles lacunes, explicitement contredit par endroits. Cependant, les grandes articulations restent parfaitement identifiables.

   Venant de Jérusalem où il a chassé les marchands du Temple, remontant du sud au nord, de Judée en Galilée, Jésus doit passer par la Samarie, pays que le texte sacré présente généralement comme hostile aux Juifs. C'est là, un peu hors ville, près du puits de Jacob, qu'il rencontre une Samaritaine à qui il fait demande d'un peu d'eau de ce puits. La conversation qui s'ensuit, au cours de laquelle il est amené à révéler à cette femme son identité divine, est l'occasion d'une longue prédication où figure, notamment, la parabole de l'eau vive, symbole de la vie éternelle, don infiniment supérieur concédé aux hommes par Dieu. Mais c'est surtout lorsque Jésus lui fait savoir qu'il connaît sa vie passée, ses cinq maris successifs, et sa présente liaison extraconjugale, que la femme du puits reconnaît en lui le Messie tant attendu et court à travers la ville propager la bonne nouvelle. Rimbaud ne reprend que la fin de l'épisode évangélique, centré sur la conversion en masse obtenue par Jésus parmi les Samaritains, grâce à cette prédication. Et en lui infligeant, comme nous le verrons, de nombreuses et profondes dénaturations.

    Arrivé "à Cana, en Galilée, où il avait changé l’eau en vin", selon le texte de Jean, Jésus est bien accueilli par les habitants qui ont appris, en outre, les hauts faits accomplis au Temple, lors de la fête de Jérusalem. Mais, à l'officier venu lui demander de sauver son fils malade, Jésus commence par se plaindre de toujours devoir accomplir des prodiges pour obtenir que les gens croient en lui, après quoi il l'assure que son fils "se porte bien", ce que l'officier pourra vérifier lorsqu'il sera retourné auprès des siens. Jean identifiant Jésus au logos ou Verbe divin ("Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu"), son Christ répète avec insistance que sa parole (parole de Vérité) devrait suffire à gagner la confiance des hommes sans qu'on l'oblige à multiplier les preuves de ses pouvoirs. Rimbaud rapporte assez fidèlement actes et paroles du Christ johannique dans cet épisode, mais avec de petites déviances fort significatives, que nous étudierons.

   "Après cela, écrit Jean au début de son chapitre 5, la fête des Juifs étant arrivée, Jésus s’en alla à Jérusalem". Retour, donc, en Judée pour un nouveau miracle accompli à la piscine probatoire de Bethsaïda. Des guérisons miraculeuses s'y produisant par intervalles, lorsqu'un ange du Seigneur venait y "remuer l'eau", la piscine de Bethsaïda était un point de ralliement pour quantité "de malades, d’aveugles, de boiteux et de ceux qui avaient les membres desséchés" (Jean, 5,3). Mais l'un de ces malades étant empêché par son infirmité de se jeter dans l'eau remuée comme les autres pour pouvoir bénéficier du miracle, Jésus, d'une seule parole, lui rend l'usage de ses jambes : "Levez-vous, emportez votre lit, et marchez" (Jean, 5,8). Malencontreusement, tout cela s'était fait pendant le sabbat, où il n'est pas permis de travailler. Et "c’est pour cette raison, écrit Jean, que les Juifs persécutaient Jésus, parce qu’il faisait ces choses le jour du sabbat" (5,16). Rimbaud ne reprend cette idée centrale (toute la fin de l'épisode johannique) qu'en qualifiant d'"action grave" l'action de Jésus à la piscine de Bethsaïda. Il ne conserve que le récit du miracle sans expliquer en quoi on pouvait le qualifier d'"action grave" et avec des modifications significatives destinées, comme nous allons le voir, à le mettre en doute.

 

La négation

   Le premier principe de subversion infligé par Rimbaud à son modèle évangélique est la négation pure et simple. On en trouve l'application dans chacun des trois épisodes.

   Dans le passage de saint Jean correspondant au premier volet de l'œuvre (versets 39-42 du chapitre 4), l'évangéliste rapporte que "beaucoup de Samaritains" ont approché Jésus, que celui-ci a séjourné deux jours chez eux et que ses paroles ont encore raffermi leur foi. Rimbaud commence par résumer la principale information du témoignage de Jean (première phrase : "À Samarie, plusieurs ont manifesté leur foi en lui") pour, immédiatement, remettre en cause l'enchaînement des faits qui, chez son modèle, amène cette conclusion : "Et il y en eut beaucoup plus qui crurent en lui pour l’avoir entendu parler". Dès la seconde phrase, en effet, Rimbaud affirme que le Christ n'a pas vu les Samaritains et la conclusion du texte est péremptoire : "Jésus n'a rien pu dire à Samarie". Tout le texte est ensuite destiné à argumenter, à justifier cette thèse.

   Il n'est pas pensable, suggère Rimbaud, que Jésus ait été accueilli dans Samarie aussi favorablement que Jean le rapporte. La logique voudrait plutôt que les habitants, s'ils l'eussent identifié comme prophète, l'aient aussitôt massacré, selon leur habitude. En effet, la Bible véhicule généralement une image négative de la Samarie : celle d'un peuple impie, idolâtre, hostile aux Juifs ("Ne prenez pas le chemin des païens et n'entrez pas dans une ville des Samaritains", dit par exemple Jésus à ses disciples dans Matthieu 10,5). "Sinistre" est par conséquent le mot de la Samaritaine d'après les Proses car, en célébrant Jésus comme un voyant, elle le désigne volans nolans à la vindicte de ses congénères.

   Jésus s'est, au cours de cette rencontre, "montré bizarre", disent les Proses, façon de suggérer : farfelu, un peu dérangé, sans doute parce qu'il vient d'adresser à cette femme une étrange et longue prédication, en se présentant à elle comme le Messie attendu par les Juifs. Or, insinue Rimbaud, Jésus ne peut pas s'être dévoilé en cette occasion aussi ouvertement, et héroïquement, que l'affirme son hagiographe. Car, face aux mauvaises manières que lui eussent réservées les Samaritains s'il en avait agi ainsi, il aurait été incapable de "menacer matériellement" leur ville, c'est-à-dire de la menacer de destruction comme savaient le faire les prophètes de l'Ancien Testament. On a dit que Rimbaud se souvenait peut-être ici d'un passage de Luc, 9,51-56, où le Christ réprimande ses disciples pour lui avoir suggéré d'attirer le feu céleste sur un village de Samarie qui les avait mal accueillis. Signe d'impuissance, par conséquent, selon l'auteur.

   Il y a dans tout ce texte, naturellement, de la part de Rimbaud, une exagération  tactique de la férocité des Samaritains qui ne saurait se prévaloir ni de ce que rapportent les textes sacrés, ni de ce que nous apprend l'histoire. Loin de chercher à restaurer une quelconque vraisemblance historique, il semble s'adonner à un jeu littéraire consistant à développer un possible narratif, alternatif à celui proposé par l'évangéliste, à partir d'une situation initiale commune (et connue du lecteur) : la rencontre entre Jésus et la Samaritaine. Une façon, en somme, de renvoyer le récit johannique au statut d'œuvre de fiction. Plus exactement, Rimbaud suggère que le texte sacré est, tout autant que le sien propre, un mixte indécidable de relation historique et d'affabulation.

   Le quatrième paragraphe de l'épisode galiléen est rédigé ainsi :

"Jésus n'avait point encor fait de miracle. Il avait, dans une noce, dans une salle à manger verte et rose, parlé un peu hautement à la Sainte Vierge. Et personne n'avait parlé du vin de Cana à Capharnaüm, ni sur le marché, ni sur les quais. Les bourgeois peut-être."

   La scène, selon saint Jean, se déroule à Cana (ce que Rimbaud ne prend pas la peine de rappeler) et le paragraphe semble destiné à se demander pourquoi l'officier de Capharnaüm (autre ville de Galilée) est venu à Cana prier Jésus de guérir son fils, puisque "personne n'avait parlé du vin de Cana à Capharnaüm" et que, d'ailleurs, "Jésus n'avait point encor fait de miracle" jusqu'ici. Autrement dit : le prétendu miracle de l'eau changée en vin n'en était pas un et tout ce qui s'est passé d'important lors de la fameuse "noce de Cana", c'est que Jésus (réticent à accomplir le miracle qu'elle demandait, cf. Jean, 2,4) y "avait [...] parlé un peu hautement à sa mère". Seule explication possible à ce mystère, selon Rimbaud, "les bourgeois peut-être" avaient colporté jusqu'à Capharnaüm la fausse nouvelle du prodige accompli à Cana.

   L'auteur des Proses prend donc, une fois de plus, le contre-pied du témoignage johannique, où il est suggéré assez clairement que c'est parce que l'officier connaît l'histoire de l'eau changée en vin qu'il approche Jésus lors de son retour dans cette ville :

"Jésus vint donc de nouveau à Cana en Galilée, où il avait changé l’eau en vin. Or il y avait un officier dont le fils était malade à Capharnaüm. / Cet officier ayant appris que Jésus venait de Judée en Galilée, alla le trouver, et le pria de vouloir venir pour guérir son fils qui était près de mourir."

La tactique de Rimbaud consiste à mettre un beau désordre dans cet enchaînement narratif des plus limpides, de manière à semer le doute sur la réalité des miracles du Christ, à les nier même dans la phrase initiale.

   Le scénario négationniste se répète dans la troisième prose :

"Les premiers entrés sortaient guéris, disait-on. Non. Les péchés les rejetaient sur les marches, et les forçaient de chercher d'autres postes : car leur Démon ne peut rester qu'aux lieux où l'aumône est sûre."

Ce n'est pas un miracle du Christ, ici, mais celui de l'"Ange du Seigneur", qui se trouve catégoriquement nié. Saint-Jean, pourtant, était tout ce qu'il y a de plus affirmatif : « celui qui y descendait le premier ... était guéri de son infirmité quelle qu'elle fût ». Ce miracle, pour Rimbaud, n'est qu'une croyance qui s'explique par un simple effet de lumière interprété comme un signe divin par la superstition populaire. Les « infâmes infirmes », suggère-t-il, sont trop corrompus pour être sauvés : "Les péchés les rejetaient sur les marches". On est frappé par cette représentation effrayante de l'enfer sur terre, où les misérables sont comparés à des Damnés possédés du Démon. Cette sombre vision, qui emprunte peut-être aux sermons dominicaux sur les atroces tourments promis aux pécheurs, semble convoquée pour mettre en garde le lecteur contre les promesses de salut des marchands de miracles, et contre un évangéliste capable de reprendre à son compte les croyances superstitieuses les plus archaïques.

 

La déconstruction rationaliste

   Dans son très intéressant article d'Europe (2009), Yann Frémy a rappelé quelle méthode un penseur athée comme d'Holbach utilisait, au XVIIIe siècle, pour réfuter l'Évangile. Voici, par exemple, comment celui-ci commente la divination par Jésus du passé matrimonial de la Samaritaine dans son livre : Histoire critique de Jésus-Christ ou Analyse raisonnée des Évangiles (1770) :

"Cependant il est aisé de voir que le Christ avait pu découvrir cette anecdote, soit par la conversation même avec cette femme bavarde, soit par le bruit public, soit par quelque autre voie très simple".

Frémy a raison de noter qu'on ne trouve guère, chez Rimbaud, ce genre de conjectures rationalisantes, propres à expliquer de façon naturelle (et sans leur contester une certaine vérité historique) les événements donnés comme surnaturels dans l'Évangile. Mais il le fait pourtant au moins une fois, à propos de l'ange couché de Bethsaida. Étiemble et Gauclère ont bien montré comment Rimbaud, dans ce passage, réduit le thème surnaturel de l'Ange ("l'ange du Seigneur") à une simple comparaison poétique :

"L'ange du Seigneur ? Le voici transformé en effet de lumière [...]. « Pareil à un ange blanc... » Aucun messager surnaturel ne descend du ciel pour agiter l'eau du lavoir : un rayon de soleil joue sur l'eau et crée, pour celui qui sait voir, une figure fantastique : ces « reflets » qui tremblent sur « l'eau de Mort » lui donnent quelque apparence de vie : l'ange naît de la lumière qui l'éveille. Phénomène naturel dont l'imagination s'empare et qu'elle transforme : « Comme, là-bas », au dehors, ce même rayon fait étinceler des cristaux, s'ouvrir des bourgeons, se réveiller des vers, ici, « dans ce lavoir », il dessine sur l'eau « une grande faux de lumière » qui ressemble à « un ange blanc couché sur le côté »" (op. cit., 1950, p.54-55).

   Voilà donc reconstitué à la manière holbachique le processus constitutif d'une superstition populaire. C'est le seul exemple qu'on en peut trouver dans les Proses. Yann Frémy est donc fondé à juger la démarche critique de Rimbaud nettement moins radicale sur ce plan que celle d'un libre-penseur dans le genre de d'Holbach. Mais, selon moi, par divers biais, il en suggère tout autant.

    Par le moyen de l'allusion ironique, notamment. Nous venons de voir comment d'Holbach disqualifiait par une réfutation rationnelle l'acte divinatoire accompli par Jésus concernant le passé de la Samaritaine et nous avons admis que Rimbaud, bien qu'il ait probablement lu ce philosophe, ainsi que l'a montré Frémy, se garde de l'imiter sur ce point dans À Samarie. Mais l'incidente qu'il glisse à cet endroit dans le fil de la narration, ne revient-elle pas au même :

"Les femmes et les hommes croyaient aux prophètes. Maintenant on croit à l'homme d'État." ?

   En effet, la Samaritaine a reconnu en Jésus un prophète, mais pourquoi ? Parce qu'il avait connaissance des péripéties de sa vie sentimentale, ce qui ne requiert pas nécessairement un grand talent visionnaire. On n'était pas très exigeant à cette époque, insinue Rimbaud, pour accorder à un inconnu de passage un statut surhumain. Il lui suffisait d'avoir fait état de quelque information, pas même sur l'avenir mais sur votre passé, et qu'il ait eu vent de vos antécédents matrimoniaux. Ce n'est donc pas à la haute spiritualité de ses paroles que le Christ doit d'avoir convaincu la Samaritaine, ni à ses allusions répétées à son extraction divine (comme on le voit chez Jean), mais tout simplement à la naïveté superstitieuse de cette femme, car "les femmes et les hommes croyaient aux prophètes" en ce temps-là.

   Cette généralité abstraite sur la superstition populaire joue donc, au fond, dans le texte de Rimbaud, le même rôle critique que les corrections rationalisantes à travers lesquelles un d'Holbach tente de restaurer la vérité historique, quelque peu embellie par le texte sacré dans un but de prédication. 

    Il y a aussi un passage, dans L'air léger et charmant de la Galilée, où Rimbaud semble attribuer aux autochtones une lecture surnaturelle des événements là où, pourtant, l'Évangile ne le fait pas :

"Les habitants le reçurent avec une joie curieuse : ils l'avaient vu, secoué par la sainte colère, fouetter les changeurs et les marchands de gibier du temple. Miracle de la jeunesse pâle et furieuse, croyaient-ils."

Nulle part il n'est dit dans l'Évangile que l'action de Jésus au Temple ait été considérée par les Cananéens comme un miracle. Mais Rimbaud leur prête cette croyance pour se donner le gant d'en brocarder la naïveté. Le texte rimbaldien, en effet, dans ce passage, conteste implicitement toute idée de miracle en inscrivant gestes et sentiments de Jésus dans un cadre strictement humain. S'il utilise le mot "miracle", c'est pour tout de suite réduire ce terme à une signification banale et profane. En évoquant le "miracle de la jeunesse pâle et furieuse", il ne veut signifier rien d'autre que la faculté particulière à la jeunesse ("miraculeuse" au simple sens d'"exceptionnelle") de s'indigner et d'entrer en "fureur", surtout chez les êtres dotés d'une sensibilité morbide ("pâles"). L'emploi répété d'un vocabulaire à connotation religieuse ("sainte colère", "miracle de la jeunesse") n'est qu'un piège tendu au lecteur distrait. Celui-ci, surtout s'il est lui-même une pieuse personne, y trouvera confirmation de ce qu'il est en train de lire une littérature hagiographique. Mais ce même vocabulaire, dans l'usage courant, perd tout à fait sa dimension religieuse, et c'est évidemment cette seconde lecture qui est la bonne.

   Voilà donc une autre façon, assez impertinente même, de faire triompher une interprétation rationnelle de faits supposément irrationnels. 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

6 Jean-Luc Steinmetz, "Sur les Proses évangéliques", Parade sauvage, Hommage à Steve Murphy, octobre 2008, p.532.

7 Yann Frémy, Te voilà c'est la force, 2009, p.86.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

8 C.A. Hackett, Arthur Rimbaud, Œuvres poétiques, Imprimerie nationale, Coll. Lettres françaises, 1986, p.381, note 13.

La réécriture lacunaire

   La narration lacunaire est sans aucun doute le trait le plus caractéristique de la stratégie de subversion textuelle mise en œuvre par Rimbaud. C'est surtout le cas dans les deuxième et troisième fragments. Quand on lit Bethsaïda ou L'air léger et charmant de la Galilée, on se demande si l'aspect extrêmement elliptique de ces Proses est dû à leur caractère d'ébauches ou de notes "en marge" de l'Évangile — ce qui autoriserait le lecteur à restaurer les chaînons manquants à partir du modèle johannique, évidemment bien connu de tous — ou si, au contraire, les béances ménagées dans la structure narrative répondent à une stratégie d'écriture, un jeu avec le lecteur. Cette seconde hypothèse est évidemment plus satisfaisante. Les énormes blancs trouant la paraphrase du récit Johannique laissent le lecteur perplexe. Quelque chose n'est pas dit qui, pourtant, était clairement indiqué par l'évangéliste. Jésus n'ordonne pas au paralytique de prendre son lit et de marcher (Bethsaïda). Il n'est pas dit non plus si le fils de l'officier a été guéri (L'air léger et charmant de la Galilée). Du coup l'espace est libre pour un autre mode d'explication que le miracle pour rendre compte des événements rapportés.

   C'est là, évidemment, un jeu dangereux, du point de vue de l'auteur, car il exige un lecteur averti. Et même ce lecteur averti, s'il n'est pas véritablement complice, ou s'il n'est pas assez vigilant, a tendance à mobiliser son savoir extratextuel pour  réparer les entorses flagrantes à la logique narrative. Prenons le cas du second épisode :

"Jésus dit : « Allez, votre fils se porte bien. » L'officier s'en alla, comme on porte quelque pharmacie légère, et Jésus continua par les rues moins fréquentées."

Qui a lu la Bible connaît évidemment la suite heureuse de l'histoire. Il sait que le fils fut guéri et que l'officier attribua le mérite de cette guérison à la seule parole du Christ. La plupart des critiques ne doutent pas qu'il en soit de même dans le texte de Rimbaud. Jean-Luc Steinmetz, par exemple, écrit : "Toute cette prose [...] combine deux histoires de fils : d'une part, le fils répond vertement à sa mère ; d'autre part, Jésus guérit un fils, le rend à son père. Jeu singulier, étroit entre instances parentales." 6. De son côté, Yann Frémy décèle ici un Rimbaud fasciné par les pouvoirs "performatifs" de la parole christique : "L'idéal nouveau de la parole rimbaldienne, à l'orée d'Une saison en enfer, semble désormais contenu dans ce tour performatif et sans fioritures : « Allez, votre fils se porte bien. »" 7

   Mais c'est prêter beaucoup au texte de Rimbaud. Car il n'y est pas dit du tout que l'enfant ait été sauvé, et sauvé par Jésus. Il est même possible (puisque rien n'est dit) qu'il soit mort pendant que Jésus poursuivait son chemin "par les rues moins fréquentées" ou que sa fièvre soit tombée pour une toute autre raison que celle invoquée par l'apôtre. Par l'effet de quelque plante médicinale, par exemple (ce n'est peut-être pas un hasard s'il est question dans la phrase suivante de la "lueur magique" des "bourraches" et des "liserons" et si c'est au soleil, et non point au Seigneur, que marguerites et boutons d'or demandent grâce). Aussi sommes-nous en droit de trouver bien "légère" (au sens de "dérisoire") la "pharmacie" (le remède, la médication) indiquée à ce père pour soigner son fils et bien hypothétique la performativité de la parole du Christ. "Comment André Thisse, s'insurge Pierre Brunel, a-t-il pu écrire que « le poète ne semble douter ni du miracle de Cana, ni de la guérison du fils de l'officier » ?" (op.cit, 1987, p.140). Je partage cet étonnement. Rimbaud, par ses silences, a-t-il voulu favoriser de tels conflits d'interprétation ? On peut le croire.

   Comme Yann Frémy l'a d'ailleurs montré dans son article d'Europe (2009), il est bien possible que Rimbaud, par le traitement elliptique du dénouement de notre épisode et la latitude qu'il nous offre de le réparer à notre fantaisie, ait été inspiré par le commentaire qu'en fait d'Holbach (où l'on remarquera incidemment l'importance du vocabulaire médical qui peut avoir soufflé à Rimbaud le mot "pharmacie") :

"Le Messie se trouvant auprès de Cana, crut devoir y entrer, attendu que ci-devant il y avait fait un miracle ; un officier de Capharnaüm, dont le fils était malade de la fièvre, se rendit en ce lieu pour essayer des remèdes de Jésus, dont tant de gens vantaient l'efficacité. En conséquence, il prie le médecin de venir chez lui pour guérir son fils ; mais notre Esculape, qui n'aimait point à opérer sous des yeux trop clairvoyants, se défit de l'importun de façon à ne point se compromettre en cas qu'il ne réussît pas : « Allez, dit-il à l'officier, votre fils se porte bien ». Cet officier approchant de chez lui apprit que la fièvre, qui peut-être était intermittente, avait quitté son fils ; il n'en fallut pas davantage pour crier au miracle, et pour convertir toute la famille." Paul Thiry Baron d'Holbach, Histoire critique de Jésus-Christ ou Analyse raisonnée des Évangiles, Droz, 1997, p.266-267 (cité par Frémy, op. cit., p.156).

   Autre sujet d'interrogation devant ce dénouement elliptique : pourquoi Jésus se dirige-t-il vers les "rues moins fréquentées" ? Était-ce pour fuir l'agitation de la ville ? Pour éviter qu'on lui réclame de nouveaux miracles ? Qu'on lui demande des comptes sur celui qu'il vient prétendument d'effectuer ? Ou bien s'agit-il d'un simple détail réaliste : il passe par des "rues moins fréquentées" parce que les rues des faubourgs, celles que l'on emprunte quand on quitte une ville, sont toujours moins passantes que le centre des villes ? Là encore, une interprétation assez "ouverte" semble avoir été volontairement ménagée. Ce qui laisse la possibilité à Yoshikazu Naraji de trancher la question ainsi :

"Or, après avoir assuré l'officier de la guérison de son fils, « Jésus continua par les rues les moins fréquentées », dit [Rimbaud] comme pour suggérer que Jésus voulait se cacher aux yeux des gens. Cette phrase semble signifier la même crainte que celle qu'on a remarquée à la fin du premier morceau (« Jésus n'a rien pu dire à Samarie ») : que son inefficacité de thaumaturge, une fois révélée, ne les révolte et que leur déception exaspérée ne les incite à l'agresser." (op. cit., p.459).

Si, maintenant, l'on aborde le cas de la troisième prose, Bethsaïda, on voit que la même grille d'analyse s'impose à nous. Rimbaud écrit :

"Le Paralytique se leva, qui était resté couché sur le flanc, franchit la galerie et ce fut d'un pas singulièrement assuré qu'ils le virent franchir la galerie et disparaître dans la ville, les Damnés."

Lève-toi, lui dit Jésus dans l'Évangile, et aussitôt le paralytique est guéri ; mais, dans le récit de Rimbaud, Jésus ne dit rien et ne fait rien. Et le paralytique, sans l'aide du « divin maître », se lève. Faut-il restituer l'information manquante du récit rimbaldien grâce à ce que nous savons d'après notre culture biblique ? Ne faut-il pas plutôt donner du sens à cet "oubli" probablement volontaire ? C'est ce que font plusieurs commentateurs.

   Après avoir remarqué que Rimbaud parle de "mendiants" là où Jean ne signalait que des malades, Pierre Brunel écrit : "L'appellation de mendiants est tendancieuse : pour eux, comme le suggèrera Rimbaud plus loin, la piscine de Bethsaïda est le lieu « où l'aumône est sûre »". On peut d'ailleurs se demander, ajoute le même critique, si ces mendiants sont de vrais ou de faux infirmes : "car quand on les voit plaisanter sur leurs yeux bleus aveugles, sur les linges blancs et bleus dont s'entourent leurs moignons, un doute vient à l'esprit. Un doute qui pourrait bien se transformer en certitude quand le Paralytique, à la fin se lève seul, frustrant Jésus du miracle qu'il devait accomplir" (op.cit. 1987, p.129 et 131).

   Yann Frémy a conforté cette glose de Pierre Brunel en révélant chez d'Holbach la même transformation en faux infirmes et en "mendiants" des malades de saint Jean :

"Ce malheureux peut-être semblable à tant de nos mendiants qui feignent pendant longtemps des maux qu'ils n'ont pas dans la vue d'attendrir le public, et qui dans cette occasion pouvait être gagné par quelque bagatelle pour se prêter au rôle que l'on demandait de lui, ce malheureux, dis-je, ne se le fit pas dire deux fois ; sur l'ordre de Jésus, il prit son grabat et s'en fut." Paul Thiry Baron d'Holbach, Histoire critique de Jésus-Christ ou Analyse raisonnée des Évangiles, Droz, 1997, p.312 (cité par Frémy, Europe, p.157).

Ne parlant pas ouvertement de ses "mendiants" comme de faux infirmes, Rimbaud en suggère donc l'idée d'abord, au début du texte, par la description qu'il en fait, puis, au dénouement, en omettant l'ordre de se lever donné par le Christ, ce qui renforce l'idée d'une action spontanée et autonome de la part du paralytique. Cette lecture ouvre le chemin à une interprétation plus riche de l'épisode, dont il est même possible d'étendre la portée herméneutique jusqu'à la Saison en enfer, comme le montre ce commentaire de Cécil Arthur Hackett :

"Il nous semble que ce paralytique qui quitte « les Damnés » et qui, « d'un pas singulièrement assuré », disparaît « dans la ville », est une ébauche de Rimbaud-paysan qui, à la fin d'Une saison en enfer, s'écrie : « Damnés, si je me vengeais ! », qui tient « le pas gagné » et s'apprête à entrer « aux splendides villes ». Et, dans les deux cas, la leçon est la même : l'homme doit, et peut, se sauver par ses propres moyens." 8

 

 

 


 

9 Jean-Marie Gleizes, Arthur Rimbaud, Hachette Supérieur, Coll. "Portraits littéraires", 1993, p.62

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

10 André Guyaux, "Fragments d'une paraphrase de l'Évangile selon saint Jean", Rimbaud - Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 2009, p.918-921.

Une œuvre "ambiguë" ?

   "Ambigu", en bon français, se dit de ce qui peut être compris dans deux sens différents. C'est pourquoi je suis toujours gêné quand j'entends parler des Proses évangéliques comme d'une œuvre "ambiguë".

   Prenons, pour commencer ce jugement de Jean-Marie Gleizes :

"Le plus beau de ces proses est bien sûr leur ambiguïté. J'admire les rimbaldiens qui parlent de « contre-évangile » (par exemple). Eux au moins ont perçu de l'ironie, de l'agressivité peut-être (dans ces moments où Rimbaud contredit Jean). Pour ma part je ne perçois rien de tout cela. Je prétends qu'il est impossible de savoir ce que pense [l'auteur]" 9

Il serait donc impossible, d'après Jean-Marie Gleizes, de dire si Rimbaud conteste ou pas la véracité du témoignage johannique en ce qui concerne les miracles de Jésus. Opinion indéfendable. S'il est vrai que Rimbaud reste souvent dans l'implicite, ce qui précède a suffisamment démontré que son point de vue est, en effet, constamment ironique ou critique.

   De façon plus nuancée, Yann Frémy écrit :

"Rimbaud cultive dans ces proses une certaine ambiguïté, dont la figure du Christ est la cause, alors qu'est complet son rejet du christianisme. Pour Rimbaud, en 1873, Jésus était à sa manière un « voyant », sa crucifixion faisait de lui un maudit" (op. cit. p.155). Ce "maintien du postulat de Jésus-personne, sujet de toutes les projections, rend impossible tout radicalisme de type holbachique." (ibid. p.160).

Comprenons que, s'identifiant à Jésus, Rimbaud ne peut l'accuser ouvertement de charlatanisme, il lui accorde le bénéfice du doute :

"Alors que le rejet du christianisme par Rimbaud est sans appel, la figure du Christ demeure un lieu de questionnements, en 1873, ce qu'elle ne sera plus dans les Illuminations." (ibid. p.161)

Encore faudrait-il se demander si, justement parce que nous sommes en 1873, année de rédaction d'Une saison en enfer, l'image que Rimbaud se fait de lui-même en tant que "voyant", en tant que "maudit" (qui a fait le choix de Satan et des Sorcières contre celui  de la Charité, voyez le prologue de la Saison), est encore une image positive. N'est-elle pas plutôt celle d'un faux prophète impuissant à "changer la vie", d'un "mage rendu au sol", très semblable en cela à l'image d'impuissance offerte par le Christ dans les Proses évangéliques ? N'est-ce pas justement parce qu'il voit en Jésus une sorte d'enchanteur désenchanté dans son genre qu'il s'intéresse à lui, en ce printemps 1873 où germinent dans son esprit les éléments de son livre futur ?

   Voyons enfin ce qu'en dit André Guyaux dans sa récente édition Rimbaud de la Bibliothèque de La Pléiade : 

"Rimbaud semble en effet nier le message biblique par la dénaturation du texte de l'Évangile, en se fixant sur le rôle « thaumaturgique » de Jésus. Mais le but de cette déconstruction du texte biblique n'est pas clair [...]. La manière dont le texte glisse de la paraphrase à la glose et de la glose à la fiction témoigne en faveur d'un point de vue plus sensible à l'ambiguïté d'un texte qui n'est pas une simple parodie et intègre des « suppléments visionnaires » (Steinmetz)." 10

Ce jugement des plus balancés, certes, appelle la même remarque. "Ambiguîté" ? Dans quel sens ?  S'il s'agit de dire, comme Jean-Luc Steinmetz dans la notice de son édition chez GF (op.cit), que "Rimbaud [...] s'interroge [...]sur les miracles que [Jésus] réalisa". Franchement, non ! Si, par contre, en parlant de "suppléments visionnaires", on veut dire que le texte de saint Jean n'est pas seulement ici une cible satirique, que Bethsaïda notamment, met le poète sur la voie d'une scénographie infernale dont il se souviendra lorsqu'il rédigera la Saison, qu'on devine chez Rimbaud une empathie à l'égard du personnage historique de Jésus, symbole d'une "jeunesse pâle et furieuse" qui n'est pas sans lui rappeler la sienne propre, alors oui, on est d'accord. Mais aucune raison pour cela de parler d'ambiguïté. L'expression est énigmatique, comme toujours chez Rimbaud, mais le propos est clair.   

 

 

 

 

 

 

 

 

11 Suzanne Bernard, Rimbaud, Œuvres, Classiques Garnier, 1960, p.454, note 3.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

12 Yann Frémy, "Les Proses « évangéliques » : vers une poétique du paradoxe", « Te voilà, c'est la force ». Essai sur Une saison en enfer de Rimbaud, Classiques Garnier, 2009, p.95-96.

 

13 Yves Reboul, "De Renan et des Proses évangéliques", Parade sauvage n°11, décembre 1994, p.88-94.


 

14 Antoine Adam, Arthur Rimbaud. Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p.1024.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Suppléments visionnaires » (Steinmetz)

   Rimbaud a fait de la piscine de Bethsaïda, avec ses "marches intérieures blêmies par ces lueurs d'orages précurseurs des éclairs d'enfer", une représentation littéraire de l'Enfer, dans le double sens métaphorique qu'a ce mot, selon les endroits, dans la Saison : l'enfer (extérieur, social) de la misère, l'enfer (intérieur) du péché, cet enfer du sentiment de culpabilité dont il est dit qu'il "n'attaque pas les païens", qu'il est un héritage du baptême. 

"Les images de l'Évangile ont séduit Rimbaud, notent Étiemble et Gauclère ; il les a ressuscitées. Mais — comme toujours —, selon la méthode des Illuminations, il ne s'est pas fait scrupule de les déformer en les évoquant : il s'agit de voir, non de raconter ; l'imagination joue librement." (op.cit. 1950, p.53).

"On voit la transformation symbolique du texte, glose de son côté Suzanne Bernard : cette piscine, c'est l'enfer, l'endroit où gisent les damnés, accablés avec leurs péchés. En même temps qu'il en tire un symbole, Rimbaud tire du texte johannique une vision colorée, pittoresque et sinistre : lueurs d'orage, yeux bleus, eau noire, linges blancs ou bleus..." 11.

   "Les péchés les rejetaient sur les marches". La description quelque peu fantastique que Rimbaud fait de la misère morale dans l'épisode de Bethsaïda, cette représentation matérielle, violente, de ce que Yann Frémy appelle "l'énergie autonome" du mal, rappelle le début du brouillon de Mauvais sang :

Oui c'est un vice que j'ai, qui s'arrête et qui remarche avec moi, et, ma poitrine ouverte, je verrais un horrible cœur infirme. Dans mon enfance, j'entends les racines de souffrance jetée à mon flanc ; aujourd'hui elle a poussé au ciel, elle est bien plus forte que moi, elle me bat, me traîne, me jette à terre.

C'est, semble-t-il, l'héritage maudit du péché originel, qui fait que chacun se sent (ou se croit : "Je me crois en enfer, donc j'y suis", dit la Saison) maltraité par son propre démon. Frémy en rend compte comme d'une sorte de possession démoniaque :

"L'énergie du mal existe, mais seule. Elle prend la forme de péchés, « fils légers et tenaces du démon ». Elle se caractérise donc par une existence mobile (« légers ») et en même temps profondément matérielle (« tenaces »). Les hommes ne sont que les  « corps-hôte[s] » de cette énergie autonome : la modification de la physionomie de ces « hommes » est le signe d'une possession. L'énergie les a totalement investis. / L'autonomie qui caractérise la négativité garantit sa force. Le narrateur peut alors éprouver la capacité de résistance qui est celle de la négativité en dépit de la promesse de guérison qui a été faite [...]. Le remède de lumière s'avère donc incapable de contrebalancer les forces réactives. De ce fait, les corps sont violemment rejetés sur les marches : le rapport de forces s'établit au bénéfice de la négativité. Elle n'est pas si aisément congédiable. Rimbaud en fera l'amère expérience dans Une saison en enfer, où tant de lignes de fuite sont colmatées avant que la « victoire » ne soit (définitivement ?) « acquise »." 12

   Mais, comme dans l'Adieu d'Une saison en enfer, l'enfer de Bethsaïda n'est pas seulement un concept moral ou religieux, il évoque la misère des villes humaines. Les "malades", "aveugles" et "boiteux" du texte évangélique deviennent d'ailleurs chez Rimbaud des "mendiants", de faux infirmes qui cherchent à gagner leur pain quotidien là « où l'aumône est sûre »". Ainsi, Yves Reboul 13 a attiré notre attention sur la possibilité d'une lecture allégorique de type socio-politique de la première prose (À Samarie). Car, à bien lire le texte, c'est d'abord "la richesse universelle" et "le sophisme, esclave et soldat de la routine" (le conformisme, donc, et le règne de l'argent) qui font de "Samarie la parvenue" une contrée hostile aux prophètes (la mise à mort signifiée par le verbe "égorger" pouvant dans ce cadre être compris comme une métaphore hyperbolique). Antoine Adam avait déjà avancé l'hypothèse que la "protestante" Samarie n'était autre que l'Angleterre du XIXe siècle : "[i]l saute aux yeux que Rimbaud pratique ici l'anachronisme systématique. Samarie, c'est l'Angleterre, la perfide Albion, le pays qui étale sa richesse, son égoïsme, et se targue d'observer sa loi protestante. Elle est le symbole de la société industrielle et capitaliste" 14. Yves Reboul élargit finement cette piste de lecture "anachronique" à partir d'une confrontation entre Rimbaud et Renan. Il démontre de façon convaincante que Rimbaud n'était pas sans connaître La Vie de Jésus, publiée en 1863. Il décèle chez les deux auteurs un traitement allégorique comparable de la matière évangélique. Mais Rimbaud et Renan, selon lui, transposent différemment l'opposition, attestée par la Bible, entre Judée et provinces du nord de la Palestine : entre Judée et Samarie, plus précisément, dans la première des trois proses. Tous deux, explique Reboul, voient en Jérusalem l'analogue de Rome. Mais, pour Renan, face à l'orthodoxe et rigide Judée, la Samarie "protestante" représente la religion libérale et ouverte qu'il appelle de ses vœux, Jésus (le Christ romantique et sulpicien qu'il met en scène) incarnant "la figure du rénovateur messianique dont le siècle, de Mickiewicz à Lammenais, en passant par Victor Hugo, a cultivé obstinément le mythe" (op.cit.1994, p.93). Pour Rimbaud, par contre, elle figure la société marchande du XIXe siècle dont la "richesse universelle" suffit à inhiber toute "discussion éclairée" et réduit à l'impuissance ces prophètes armés du seul Verbe que sont, dans le grand récit catholique, le Christ, et, dans la réalité contemporaine, le Poète. Rimbaud, ici, implicitement, raillerait donc à travers Renan un certain progressisme romantique, teinté de religiosité et de mentalité bourgeoise.

   C'est donc face à cette double image de l'Enfer que se dresse le Christ des Proses évangéliques, thaumaturge douteux dont Rimbaud semble surtout relever la fatale impuissance. Il fait montre, pourtant, à l'occasion, de cette force de la "jeunesse pâle et furieuse", qu'on lui voit exercer contre les marchands du Temple. Et l'on note dans ce second épisode du triptyque (L'air léger et charmant de la Galilée) quelque chose comme la célébration d'une contre-culture païenne, fondée sur la force de la nature (les "liserons", "les bourraches", manifestant "leur lueur magique entre les pavés", ces fleurs médicinales qui semblent pouvoir expliquer la guérison de l'enfant aussi bien et même mieux que la "pharmacie légère" dont Jésus a doté son père). C'est vers cette force qu'il se dirige à la fin de l'épisode, quand on le voit sortir de la ville "par les rues moins fréquentées". Mais le Christ des Proses ne parvient pas à s'emparer de cette source d'énergie qu'on puise dans la nature. Dans Bethsaïda, la scène le montre même symboliquement séparé de la campagne environnante, qu'il devine plutôt qu'il ne la voit, "loin derrière les infirmes", contraint qu'il est d'imaginer, seulement, ce qu'il "aurai[t] pu voir" ("tout ce que ce rayon seul éveillait de bourgeons et de cristaux et de vers") s'il n'était pas comme prisonnier de cette piscine infernale, avec ses "infâmes infirmes" et son "eau ensevelie".

    L'impression dominante que l'on retire des Proses évangéliques est donc celle d'un Christ passif, réticent, entravé. C'est dans Bethsaïda, peut-être, nous dit Yoshikazu Nakaji, que cette impuissance touche à son comble :

"Ses gestes à côté et insignifiants (« Jésus entra aussitôt après l'heure de midi. Personne ne lavait ni ne descendait de bêtes. ») sinon simplement passifs (« Le divin maître se tenait contre une colonne : il regardait les fils du Péché ») le conduisent au bord de la stupidité [...]. Submergé par les forces démoniaques qu'il devait se donner pour tâche de conquérir, il semble résigné à une passivité totale. Il ne sait que regarder silencieusement « les infâmes infirmes » dans l'oubli total qu'il est un être hors du commun chargé d'une haute mission, le fils de Dieu" (op. cit. p.461-462).

   Le portrait psychologique du Jésus des Proses, qui représente sans doute aussi, pour Rimbaud, une image de lui-même, est celui d'"un christ misanthrope et mélancolique" (Frémy, Europe, p.158-161). Il a l'orgueil sauvage de celui qui se se sent étranger et supérieur, que le spectacle du monde dégoûte (voir notamment sa réaction de dégoût à l'égard de l'officier de Capharnaüm), que les sollicitations, les attentes des adultes (servilité de l'officier dont "les mains chargées de bagues" peuvent évoquer les "breloques à chiffres" des notaires de À la musique), la demande constante de miracles, effet de la superstition populaire, agacent prodigieusement.

   Le rappel que fait Rimbaud du différend entre le Christ et sa mère lors des noces de Cana (Jésus y "avait [...] parlé un peu hautement à sa mère", dit le texte) peut s'interpréter comme un intérêt tout particulier du poète pour les propos un peu rudes que l'Évangile, du moins dans la traduction de Lemaistre de Sacy, prête à Jésus parlant à Marie dans cet épisode célèbre. Il est écrit :

"TROIS jours après, il se fit des noces à Cana en Galilée; et la mère de Jésus y était. / Jésus fut aussi convié aux noces avec ses disciples. / Et le vin venant à manquer, la mère de Jésus lui dit : Ils n’ont point de vin. / Jésus lui répondit : Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? Mon heure n’est pas encore venue. / Sa mère dit à ceux qui servaient : Faites tout ce qu’il vous dira."

Littéralement, il semble que le texte hébreu dise seulement : "Quoi, de toi à moi ?", autrement dit : "Que me veux-tu ?" Sacy extrapole le texte évangélique. Rimbaud aurait-il reconnu quelque chose de lui dans l'éclairage particulier que ce traducteur jette sur les rapports entre ce fils et cette mère prototypiques que sont Jésus et la Vierge Marie ?   Sans doute le Christ des Proses évangéliques est-il un personnage partiellement reconstruit par Rimbaud à son image sur ce point aussi.

   Dans son article de 2004 (op.cit), Yoshikazu Nakaji médite avec une grande justesse sur tout ce qui rapproche de la figure de Jésus le narrateur d'Une saison en enfer. Mais, en même temps, il croit déceler une opposition entre "ce Jésus fuyant la foule curieuse de voir un miracle qu'il ferait surgir" et l'"étrange rédempteur" qui, dans Nuit de l'enfer, interpelle sur une "tonalité de prestidigitateur forain" le lecteur qui l'écoute. Car "il y a quelqu'un" qui écoute, bien qu'il n'y ait "personne ici". Et, ce "quelqu'un", c'est évidemment le lecteur :

   "Écoutez !...
   J'ai tous les talents ! — Il n'y a personne ici et il y a quelqu'un : je ne voudrais pas répandre mon trésor. — Veut-on des chants nègres, des danses de houris ? Veut-on que je disparaisse, que je plonge à la recherche de l'anneau ? Veut-on ? Je ferai de l'or, des remèdes.
   Fiez-vous donc à moi, la foi soulage, guide, guérit. Tous, venez, — même les petits enfants, — que je vous console, qu'on répande pour vous son cœur, — le cœur merveilleux ! — Pauvres hommes, travailleurs ! Je ne demande pas de prières ; avec votre confiance seulement, je serai heureux."

Mais cette opposition, bien sûr, n'en est pas une, tant il est évident que le sujet s'exprimant dans la Saison ne croit pas (ou ne croit plus) à la réalité de sa "vocation salvatrice [de] voyant-Prométhée" (p.460) et que c'est avec une bonne dose d'auto-dérision qu'il réclame notre "confiance" sur ce plan.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

15 Mario Matucci, "Rimbaud et l'étrange évangile", Parade sauvage, Colloque n°2, Rimbaud à la loupe, Cambridge 10-12 septembre 1987, Charleville-Mézières 1989, p.136-141.

 

 Des Proses évangéliques à Une saison en enfer

   "Que signifierait donc la prose parabolique suivante [...], écrivait Berrichon en présentant Bethsaïda dans son livre de 1912, si ce n'est qu'Arthur Rimbaud, au moment où il la traça, un jour de mars ou avril 1873, à Charleville ou à Roche, était revenu à l'Évangile" (op. cit. p.291-292).

   Ce que les partisans d'une lecture "contre-évangélique" des Proses peinent à expliquer, disent d'autres, c'est la raison pour laquelle Rimbaud aurait éprouvé l'envie de relire l'Évangile, au printemps ou à l'été 1873, si ce n'est par l'effet d'une inquiétude religieuse réveillée par les vicissitudes de sa trajectoire privée. Le narrateur ne le confie-t-il pas lui-même, à plusieurs reprises, dans le prologue sans titre de la Saison et dans L'Éclair ?

"Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr [...]"

"Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit. / La charité est cette clef."

Il est vrai. Mais tout dépend de ce qu'on entend par "retour à l'Évangile". Si l'on entend par là l'espoir qu'aurait eu Rimbaud de trouver dans l'exemple du Crucifié une voie d'issue positive au drame personnel, le symbole de l'amour et de l'ouverture à autrui, la "clef" de "la charité", non ! Comme je crois l'avoir montré, l'analyse interne infirme cette interprétation : le Christ des Proses n'est pas un héros positif. 

   Par ailleurs, le schéma chute/rédemption (ou, dans un style plus profane, déchéance/régénération, maladie/guérison) sur lequel est bâti la Saison est avant tout un archétype littéraire. S'il n'est pas niable que le vécu ait pu interférer avec le projet du livre (surtout après la crise de Bruxelles), il faut comprendre que c'est d'abord une "histoire" fondée sur cet archétype, ou plusieurs (comme le dit la lettre de mai 73) qui mises bout à bout n'en font qu'une, que Rimbaud songe à écrire au printemps 1873. Cette histoire, quand on a lu la Saison, on peut en faire le résumé suivant :

   Un instant, sur son lit d'hôpital, le héros songe à faire appel aux secours de la religion mais c'est pour immédiatement reconnaître et dénoncer "la sale religion d'enfance". Quant au "pas gagné", à l'issue du "combat spirituel" (par antiphrase) dont cette sorte de roman d'apprentissage sui generis qu'est la Saison est la relation, il a consisté à comprendre  qu'une certaine mystique de la négativité (le compagnonnage faustien avec Satan) n'est qu'une autre variante du "mensonge" métaphysique, que les marchands d'éternité ne sont pas les seuls "amis de la mort", que sont à renvoyer dos à dos en réalité tous ceux qui font profession de vivre "en [se] plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit,  prêtre !" (les expressions citées sont tirées de L'Éclair et d'Adieu).

   Plus encore, peut-être, comme Mario Matucci en a formulé l'hypothèse, le moment de la Saison, dans la trajectoire de Rimbaud, est celui où le poète reconnaît, avec une sorte d'effroi (évidemment amplifié pour les besoins de la dramatisation littéraire), dans son erreur ancienne "l'origine" de ses errances récentes. Par "son erreur ancienne", j'entends : la foi naïve de l'enfance, la croyance dans la thaumaturgie du Nazaréen. Et par "ses errances", l'entreprise de charité et le projet du voyant, respectivement évoqués par les deux volets du livre intitulés Délires (Délires I : La Vierge folle et l'Époux infernal, Délires II : Alchimie du Verbe).

   Dans cet article qui ne porte pas spécifiquement sur les Proses15, Matucci s'interroge sur "l'obsession aussi profonde qu'énigmatique de l'Évangile" dont témoigne Rimbaud dans son œuvre :

"Même s'il n'y adhère pas, sa vision du monde en est imprégnée, et aussi son écriture qui reprend à la fois le lexique et le rythme de la phrase évangélique" (p.138).

Cette obsession se manifeste aussi bien dans la parodie contre-évangélique que dans le pastiche poétique. Voir à ce sujet, le célèbre passage de Nuit de l'enfer où Rimbaud, sur le modèle de Jésus marchant sur les eaux du lac de Tibériade (Jean, 6-16), fabrique l'image d'un Christ foulant sans se blesser (comme dans une ordalie médiévale) la couronne d'épines infligée par Pilate (Jean, 19-2) : "Jésus marche sur les roses purpurines, sans les courber". Il est difficile de ne pas lire dans cet usage du modèle évangélique "un besoin angoissé d'identification" :

"Le recours à l'évocation visionnaire de l'Évangile représentait peut-être l'ultime tentative du poète pour reconnaître, dans la thaumaturgie du Nazaréen, l'origine de la recherche du « voyant » [...]. Lui « à la fois créature et créateur », il s'était apprêté à devenir « l'Homme-Dieu », mais « la vie, l'insupportable, l'implacable vie » l'avait rejeté vers un peuple « inspiré par la fièvre et le cancer », vers un échec dont la lacération, dans son sens le plus poignant, est actuelle encore aujourd'hui" (p.140).

   C'est l'histoire de cet échec que Rimbaud veut raconter dans la Saison. Et c'est pour nourrir son travail sur cette "histoire" qu'il demande par lettre à son ami Delahaye, en mai 1873, de lui procurer le Faust de Goethe. Et c'est dans ce cadre aussi, sans aucun doute, qu'il entreprend de relire et réécrire l'Évangile, pour en nourrir l'œuvre à venir :

"Cette réécriture de l'Évangile, explique à ce propos Yoshikazu Nakaji, semble être motivée par le vif intérêt, non dépouillé de sympathie, que le soi-disant « mage ou ange » déchu montre pour son modèle surhumain, qu'il imagine également déchu au sein de l'humanité. Avant de façonner une œuvre bien structurée dans une tonalité mythique, Rimbaud traverse une étape préparatoire de réflexion comparative ou identificatrice, s'adonnant à une écriture tâtonnante collant à l'original" (op. cit. p.463).

 

Le mécanisme biologique de la phagocytose consiste dans l'élimination par absorption d'un élément pathogène. Il se déroule, selon les savants, en trois étapes : adhésion, ingestion, digestion. On peut observer un mécanisme de cet ordre dans la démarche adoptée par Rimbaud à l'égard du livre sacré :

  • coller au texte de saint Jean (le démarquer ou faire semblant)
  • en retenir la thématique messianique (ébaucher l'analogie entre la figure du Christ et celle du Poète Voyant) et en capter la poésie : nourrir sa rêverie du souvenir des ses lieux et de ses noms de lieux, s’y projeter par le biais d’inattendus développements descriptifs qui sont autant d’effets de présence (la « salle à manger verte et rose » de Cana), de sensations dégoûtantes (« il sentit sa main aux mains chargées de bagues de l’officier et à sa bouche ») ou de visions cauchemardesques (les « infâmes infirmes », le « sinistre lavoir » de Bethsaïda, avec ses « marches intérieures blêmies par ces lueurs d'orages précurseurs des éclairs d'enfer »)
  • débarrasser la matière évangélique de ce qui relève, en elle, de la superstition et de la croyance religieuse, substances éminemment pathogènes et, pour cette raison, inassimilables par un esprit libre et rationnel. Car celles-ci — c'est une des idées récurrentes d'Une saison en enfer — sont responsables aux yeux de Rimbaud de tenir enfermé l'homme occidental dans l'univers morbide de la faute ("Je me crois en enfer, donc j'y suis" ; "L"enfer n'attaque pas les païens" ; "Je suis esclave de mon baptême"). En quelque sorte, les Proses sont un exercice de destruction créatrice.

Il s'agit de faire du pastiche du discours chrétien un instrument de déconstruction et de dépassement. Ce moment du dépassement sera surtout visible dans la fin d'Alchimie du Verbe ("Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté.") et l'Adieu d'Une saison en enfer. Mais on en a peut-être l'ébauche dans la façon dont le faux paralytique s'évade de l'enfer de Bethsaïda. Quant à la nature exacte de ce dépassement ... sans doute faudrait-il se tourner vers certains textes des Illuminations, comme Génie, pour repérer un prolongement substantiel à la réflexion entamée par Rimbaud dans Une saison en enfer.