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ARCHIVES IZAMBARD / POÈMES DE 1870


   Les textes (ci-contre) sont classés dans un ordre chronologique conjectural.
   Les versions des poèmes de Rimbaud détenues par Izambard sont probablement antérieures à celles du dossier Demeny, recopié à Douai en septembre-octobre 1870. Mais elles sont postérieures à celles de la lettre à Banville du 24 mai. Le seul doute permis est pour Ophélie, qui n'est pas daté. Le Forgeron n'est pas daté non plus mais on le situe plutôt, en général, à l'été 70. À la Musique, d'après Izambard, est de juin, la rédaction de Comédie en trois baisers dont l'homologue est paru le 13 août dans La Charge, ne doit pas être très éloignée de cette date, Vénus Anadyomène est daté de juillet, Ce qui retient Nina a très certainement été envoyé avec la lettre du 25 août.
   Izambard a dû avoir accès à plusieurs textes de Rimbaud dès avant la lettre à Banville du 24 mai 1870. Il est probable que celui-ci soumettait ses essais poétiques à son professeur avant de les envoyer à un grand poète inconnu de lui ou à des revues. Mais, si c'est le cas, les manuscrits s'en sont perdus. Bal des pendus, selon ce qu'a dit Izambard, aurait été composé en marge du travail sur la lettre de Charles d'Orléans à Louis XI. Izambard a rapporté que son élève lui aurait donné, ou du moins donné à lire, dans des versions peut-être différentes de celles que nous connaissons par le Dossier de Douai et qui ont été perdues, Soleil et chair, Le Dormeur du val et un sonnet que le professeur appelle Aux morts de Valmy ("Morts de Quatre-vingt douze..."). Rimbaud lui aurait remis ce poème le 18 juillet, deux jours après l'article de Paul de Cassagnac cité en exergue. C'est à ce même moment de séparation avant les grandes vacances que Rimbaud lui aurait aussi donné Un cœur sous une soutane et fait lire Soleil et chair.
   La publication des Poètes maudits en 1883 décida Izambard à entrer en contact avec Verlaine en septembre 1885 et à lui confier des "vers jeunes" de Rimbaud, ainsi que le manuscrit d'Un cœur sous une soutane. Il eut beaucoup de mal à récupérer son bien. Verlaine avait imprudemment confié l'ensemble à l'éditeur Vanier qui se fit beaucoup prier pour le restituer. Izambard finit malgré tout par rentrer en possession de ses manuscrits (sauf celui de la nouvelle) et les vendit quelques années plus tard à divers collectionneurs. Voir notre tableau du mode de transmission des œuvres de Rimbaud.










 

Ophélie
À la Musique

Comédie en trois baisers
Vénus anadyomène
Le Forgeron
Ce qui retient Nina
 

 

Manuscrit autographe

Collection particulière inconnue.

Date conjecturale : mai 1870.

Il s'agit d'un état antérieur du poème du dossier Demeny portant ce titre.

Il existe trois versions de ce poème :
     - la première en date, probablement, est la version non datée que Rimbaud avait confiée à Izambard (ci-contre).
     - la seconde est incluse dans la
lettre à Théodore de Banville du 24 mai 1870 et datée "29 avril 1870".
     - la troisième, celle du Dossier Demeny, est datée du 15 mai 1870 et présente des variantes significatives aux vers 4, 15, 25, 32. C'est la dernière version contrôlée par l'auteur et, à ce titre, celle qui peut servir de version de référence.

Principales variantes de cette version (ponctuation exceptée) par rapport au texte du dossier Demeny (version de référence pour le poème) :

I/
 "en ses longs voiles" vs. "en ses grands voiles"

II/
"C'est qu'un souffle inconnu, fouettant ta chevelure" vs. "C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure"

"entendait la voix de la Nature" vs. "écoutait la voix de la Nature"

"C'est que la voix des mers, comme un immense râle" vs. "C'est que la voix des mers folles, immense râle,"

"— Un infini terrible égara ton œil bleu !" vs. " Un infini terrible égara ton œil bleu !

 

 

   

 

                         Ophélie

                                I

Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles
La blanche Ophélia flotte comme un grand lys
Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles...
On entend dans les bois lointains des hallalis...

Voici plus de mille ans que la triste Ophélie
Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir :
Voici plus de mille ans que sa douce folie
Murmure sa romance à la brise du soir...

Le vent baise ses seins et déploie en corolle
Ses longs voiles bercés mollement par les eaux ;
Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,
Sur son grand front rêveur s'inclinent les roseaux.

Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle...
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid d'où s'échappe un petit frisson d'aile :
Un chant mystérieux tombe des astres d'or.

......................................................................................

                                 II

Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige !
Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté !
— C'est que les vents tombant des grand monts de Norwège
T'avaient parlé tout bas de l'âpre liberté !

C'est qu'un souffle inconnu, fouettant ta chevelure
À ton esprit rêveur portait d'étranges bruits :
Que ton cœur entendait la voix de la Nature
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits !

C'est que la voix des mers, comme un immense râle
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux !
— C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle
Un pauvre fou, s'assit, muet, à tes genoux !

Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve ! ô pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu.
Tes grandes visions étranglaient ta parole :
Et l'infini terrible effara ton œil bleu !"

................................................................................

                          III

Et le Poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher la nuit les fleurs que tu cueillis
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia flotter comme un grand lys.

                                                         A. Rimbaud

Sommaire
 


 

Manuscrit détenu par Izambard.
Musée-Bibliothèque Rimbaud, Charleville. Non daté.

Il s'agit d'un état antérieur de la pièce du dossier Demeny portant le même titre.

 Il existe deux versions d'À la Musique :
   - la première est une version détenue par Georges Izambard. Texte ci-contre
.
   - la seconde est celle du dossier Demeny. Voir ce texte > Dossier P.Demeny (1870). Cette version du Recueil de Douai, étant la dernière contrôlée par l'auteur, sert de version de référence. Elle présente de nombreuses variantes intéressantes par rapport à ce texte-ci (voir notamment les vers : 5, 7, 8, 10, 14, 16, 17, 18, 19, 20, 28, 32, 33).

   Aucun de ces deux autographes n'est daté. 
   Pour le premier, Izambard a indiqué le mois de juin 1870, ce qui pourrait être confirmé par la découverte récente d'un document signalant l'exécution effective de la Valse des fifres le 2 juin 1870, au kiosque à musique de Charleville. Voir L.F. p.442.
   Pour le second, Steve Murphy conjecture une rédaction sensiblement ultérieure (septembre ?), en se fondant sur la suppression des allusions antimilitaristes de la première version. L'idéologie de Rimbaud aurait évolué avec la proclamation de la République (le 4 septembre 1870) et le siège de Paris (19 septembre) : il serait désormais partisan de la résistance face à l'envahisseur. Voir SM-IV, p.508 et 521.

 

 

                               

 

                                           À la Musique 

Place de la Gare, tous les jeudis soirs, à Charleville.

Sur la place taillée en mesquines pelouses,
Square où tout est correct, les arbres et les fleurs,
Tous les bourgeois poussifs qu'étranglent les chaleurs
Portent, les jeudis soirs, leurs bêtises jalouses.

Un orchestre guerrier, au milieu du jardin,
Balance ses schakos dans la Valse des fifres ;
On voit aux premiers rangs parader le gandin,
Les notaires montrer leurs breloques à chiffres ;

Les rentiers à lorgnons soulignent tous les couacs ;
Les gros bureaux bouffis traînent leurs grosses dames,
Auprès desquelles vont, officieux cornacs,
Celles dont les volants ont des airs de réclames ;

Sur les bancs verts, des clubs d'épiciers retraités,
Chacun rayant le sable avec sa canne à pomme,
Fort sérieusement discutent des traités,
Et prisent en argent, mieux que monsieur Prudhomme.

Étalant sur un banc les rondeurs de ses reins
Un bourgeois bienheureux, à bedaine flamande
Savoure, s'abîmant en des rêves divins,
La musique française et la pipe allemande !

Au bord des gazons verts ricanent les voyous ;
Et, rendus amoureux par le chant des trombones,
Très naïfs, et fumant des roses, les pioupious
Caressent les bébés pour enjôler les bonnes...

Moi, je suis, débraillé comme un étudiant,
Sous les verts marronniers les alertes fillettes ;
Elles le savent bien ; et tournent en riant,
Vers moi, leurs grands yeux pleins de choses indiscrètes ;

Je ne dis pas un mot : je regarde toujours
La chair de leurs cous blancs brodés de mèches folles :
Je suis, sous le corsage et les frêles atours,
Le dos divin après les rondeurs des épaules...

Je cherche la bottine ... et je vais jusqu'aux bas ;
Je reconstruis les corps, brûlé de belles fièvres ;
Elles me trouvent drôle et se parlent tout bas :
Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres...

                                                    Arthur Rimbaud

Sommaire



 

Manuscrit autographe

Collection particulière inconnue.

Date conjecturale : au plus tard le 24 juillet, selon Murphy (OC-I, p.231).

Il s'agit d'un état antérieur du poème du dossier Demeny intitulé Première soirée.
Voir ce texte > Dossier P.Demeny (1870) dit "Recueil de Douai"

Il a été aussi publié sous le titre Trois baisers dans la revue La Charge du 13 août 1870.
Voir ce texte > Trois baisers

 

 

 

 

   

 

   Comédie en trois baisers

Elle était fort déshabillée,
— Et de grands arbres indiscrets
Aux vitres penchaient leur feuillée :
Malinement, tout près, tout près...

Assise sur ma grande chaise,
Mi-nue, elle joignait les mains :
Sur le plancher frissonnaient d'aise
Ses petits pieds si fins, si fins...

— Je regardai, couleur de cire
Un petit rayon buissonnier
Papillonner, comme un sourire
Sur son beau sein, — mouche au rosier...

— Je baisai ses fines chevilles ...
— Elle eut un long rire très mal
Qui s'égrenait en claires trilles,
— Une risure de cristal...

Les petits pieds sous la chemise
Se sauvèrent ...  "Veux-tu finir !"
— La première audace permise,
Le rire feignait de punir !...

— Pauvrets palpitant sous ma lèvre,
Je baisai doucement ses yeux :
— Elle jeta sa tête mièvre
En arrière ... "Ô !... C'est encor mieux !..."

— "Monsieur, ... j'ai deux mots à te dire..."
— Je lui jetai le reste au sein
Dans un baiser, — qui la fit rire
D'un bon rire qui voulait bien...

— Elle était fort déshabillée
Ce soir ... — les arbres indiscrets
Aux vitres penchaient leur feuillée,
Malinement, tout près, tout près.

 

Sommaire



 

Daté du 27 juillet 1870.

Collection particulière inconnue.

Il s'agit d'un état antérieur de la pièce du dossier Demeny. Voir ce texte : Dossier P.Demeny (1870)

 

 

 

              

 

               Vénus Anadyomène


Comme d'un cercueil vert en ferblanc, une tête
De femme à cheveux bruns fortement pommadés
D'une vieille baignoire émerge, lente et bête,
Montrant des déficits assez mal ravaudés ;

Puis le col gras et gris, les larges omoplates
Qui saillent, le dos court qui rentre et qui ressort
La graisse sous la peau paraît en feuilles plates ;
Et les rondeurs des reins semblent prendre l'essor..

L'échine est un peu rouge, et le tout sent un goût
Horrible étrangement. — On remarque surtout
Des singularités qu'il faut voir à la loupe...

Les reins portent deux mots gravés : Clara Vénus ;
Et tout ce corps remue et tend sa large croupe
Belle hideusement d'un ulcère à l'anus.

27 juiillet 70      A. Rimbaud

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Manuscrit détenu par Izambard.

Non daté.

Version reconstituée d'après les variantes données par Henri de Bouillane de Lacoste dans son édition des Poésies de Rimbaud, Paris,, Mercure de France, 1939.

Il s'agit d'un état probablement antérieur de la pièce du dossier Demeny portant le même titre.
Voir à ce texte : Dossier P.Demeny (1870)

                                   
 

 Le Forgeron










 



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                          — Tuileries, vers le 20 juin 1792. —

Le bras sur un marteau gigantesque, effrayant
D'ivresse et de grandeur, le front large, riant
Comme un clairon d'airain, avec toute sa bouche,
Et prenant ce gros-là dans son regard farouche,
Le forgeron parlait à Louis Seize, un jour
Que le peuple était là, se tordant tout autour,
Et sur les lambris d'or traînait sa veste sale.
Or le bon Roi, debout sur son ventre, était pâle,
Pâle comme un vaincu qu'on prend pour le gibet,
Et, soumis comme un chien, jamais ne regimbait,
Car ce maraud de forge aux énormes épaules
Lui disait de vieux mots et des choses si drôles,
Que cela l'empoignait au front, comme cela !

"Donc, Sire, tu sais bien, nous chantions tra la la
Et nous piquions les bœufs vers les sillons des autres :
Le chanoine au soleil disait ses patenôtres
Sur des chapelets clairs grenés de pièces d'or.
Le seigneur à cheval passait, sonnant du cor,
Et, l'un avec la hart, l'autre avec la cravache,
Nous fouaillaient ; hébétés comme des yeux de vache,
Nos yeux ne pleuraient pas ; nous allions ! nous allions !
Et quand nous avions mis le pays en sillons,
Quand nous avions laissé dans cette terre noire
Un peu de notre chair, nous avions un pourboire :
— Nous venions voir flamber nos taudis dans la nuit ;
Nos enfants y faisaient un gâteau fort bien cuit !...

"Oh ! je ne me plains pas ! je te dis mes bêtises
C'est entre nous ; j'admets que tu me contredises...
Or, n'est-ce pas joyeux de voir, au mois de juin
Dans les granges entrer des voitures de foin
Énormes ? De sentir l'odeur de ce qui pousse,
Des vergers quand il pleut un peu, de l'herbe rousse ?
De voir les champs de blés, les épis pleins de grain,
De penser que cela prépare bien du pain ?...
— Oui, l'on pourrait, plus fort, au fourneau qui s'allume,
Chanter joyeusement en martelant l'enclume,
Si l'on était certain qu'on pourrait prendre un peu,
Étant homme, à la fin, de ce que donne Dieu !...
Mais voilà, c'est toujours la même vieille histoire !

"...Oh! je sais, maintenant ! Moi, je ne peux plus croire,
Quand j'ai deux bonnes mains, mon front et mon marteau,
Qu'un homme vienne là, dague sous le manteau
Et me dise : Maraud, ensemence ma terre ;
Que l'on arrive encor, quand ce serait la guerre,
Me prendre mon garçon comme cela, chez moi !...
Moi, je serais un homme, et toi tu serais roi,
Tu me dirais : Je veux ! Tu vois bien, c'est stupide !...
Tu crois que j'aime à voir ta baraque splendide,
Tes officiers dorés, tes mille chenapans,
Tes palsembleu bâtards tournant comme des paons ?
Ils ont rempli ton nid de l'odeur de nos filles,
Et de petits billets pour nous mettre aux Bastilles,
Et nous dirions : C'est bien : les pauvres à genoux !...
Nous dorerions ton Louvre en donnant nos gros sous,
Et tu te soûlerais, tu ferais belle fête
Et tes Messieurs riraient, les reins sur notre tête !...

"Non ! Ces saletés-là datent de nos papas !
Oh ! Le peuple n'est plus une putain. Trois pas,
Et, tous, nous avons mis ta Bastille en poussière !
Cette bête suait du sang à chaque pierre...
Et c'était dégoûtant, la Bastille debout
Avec ses murs lépreux qui nous rappelaient tout
Et, toujours, nous tenaient enfermés dans leur ombre !
Citoyen ! citoyen ! c'était le passé sombre
Qui croulait, qui râlait, quand nous prîmes la tour !
Nous avions quelque chose au cœur comme l'amour :
Nous avions embrassé nos fils sur nos poitrines,
Et, comme des chevaux, en soufflant des narines,
Nous marchions, nous chantions, et ça nous battait là,
Nous allions au soleil, front haut, comme cela,
Dans Paris accourant devant nos vestes sales !...
Enfin ! Nous nous sentions hommes ! nous étions pâles,
Sire ; nous étions soûls de terribles espoirs,
Et quand nous fûmes là, devant les donjons noirs,
Agitant nos clairons et nos feuilles de chêne,
Les piques à la main ; nous n'eûmes pas de haine :
Nous nous sentions si forts ! nous voulions être doux !...
...............................................................................

"Et depuis ce jour-là, nous sommes comme fous...
Le flot des ouvriers a monté dans la rue,
Et ces maudits s'en vont, foule toujours accrue,
Comme des revenants, aux portes des richards!...
Moi, je cours avec eux assommer les mouchards :
Et je vais dans Paris, le marteau sur l'épaule,
Farouche, à chaque coin balayant quelque drôle,
Et, si tu me riais au nez, je te tuerais !...
Puis, tu dois y compter, tu te feras des frais
Avec tes avocats qui prennent nos requêtes
Pour se les renvoyer comme sur des raquettes,
Et, tout bas, les malins ! nous traitent de grands sots !
Pour mitonner des lois, ranger de petits pots
Pleins de menus décrets, de méchantes droguailles,
S'amuser à couper proprement quelques tailles,
Puis se boucher le nez quand nous passons près d'eux,
Ces chers avocassiers qui nous trouvent crasseux !
Pour débiter là-bas des milliers de sornettes
Et ne rien redouter sinon des baïonnettes,
Nous en avons assez, de tous ces cerveaux plats !
Ils embêtent le Peuple!... Ah ! ce sont là les plats
Que tu nous sers, bourgeois, quand nous sommes féroces,
Quand nous cassons déjà les sceptres et les crosses !..."

Puis il le prend au bras, arrache le velours
Des rideaux, et lui montre, en bas, les larges cours
Où fourmille, où fourmille, où se lève la foule,
La foule épouvantable avec des bruits de houle,
Hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer,
Avec ses bâtons forts et ses piques de fer,
Ses tambours, ses grands cris de halles et de bouges,
Tas sombre de haillons taché de bonnets rouges :
L'Homme, par la fenêtre ouverte, montre tout
Au Roi pâle, suant, qui chancelle debout,
Malade à regarder cela !...
                                  "C'est la Crapule,
Sire ! ça bave aux murs, ça roule, ça pullule...
Puisqu'ils ne mangent pas, Sire, ce sont les gueux !
Je suis un forgeron : ma femme est avec eux :
Folle ! elle vient chercher du pain aux Tuileries :
On ne veut pas de nous dans les boulangeries ...
J'ai trois petits ;  Je suis crapule ! Je connais
Des vieilles qui s'en vont pleurant sous leurs bonnets,
Parce qu'on leur a pris leur garçon ou leur fille :
C'est la crapule. Un homme était à la Bastille,
D'autres étaient forçats ; c'étaient des citoyens
Honnêtes ; libérés, ils sont comme des chiens ;
On les insulte ! alors ils ont là quelque chose
Qui leur fait mal, allez ! c'est terrible, et c'est cause
Que, se sentant brisés, que, se sentant damnés,
Ils viennent maintenant hurler sous votre nez !...
Crapules : Là-dedans sont des filles, infâmes
Parce que —, sachant bien que c'est faible, les femmes
Messeigneurs de la cour, que ça veut toujours bien —,
Vous leur avez sali leur âme comme rien !
Vos belles, aujourd'hui, sont là : C'est la Crapule...
...............................................................................
"Oh ! tous les malheureux, tous ceux dont le dos brûle
Sous le soleil féroce, et qui vont, et qui vont,
Et dans ce travail-là sentent crever leur front,
Chapeau bas, mes bourgeois ! Oh ! ceux-là sont les hommes !
Nous sommes Ouvriers, Sire ! Ouvriers ! nous sommes
Pour les grands temps nouveaux où l'on voudra savoir,
Où l'homme forgera du matin jusqu'au soir,
Où, lentement vainqueur, il soumettra les choses,
Poursuivant les grands buts cherchant les grandes causes,
Et montera sur Tout comme sur un cheval !
Oh ! nous sommes contents, nous aurons bien du mal !
Tout ce qu'on ne sait pas, c'est peut-être terrible.
Nous prendrons nos marteaux, nous passerons au crible
Tout ce que nous savons, puis, Frères, en Avant !...
Nous faisons quelquefois ce grand rêve émouvant
De vivre simplement, ardemment, sans rien dire
De mauvais, travaillant sous l'auguste sourire
D'une femme qu'on aime avec un noble amour !
Et l'on travaillerait fièrement tout le jour,
Écoutant le devoir comme un clairon qui sonne !
Et l'on se trouverait fort heureux, et personne,
Oh ! personne ! surtout, ne vous ferait plier !...
On aurait un fusil au-dessus du foyer !...
...............................................................................
...............................................................................
"Oh ! mais ! l'air est tout plein d'une odeur de bataille !
Que te disais-je donc ? Je suis de la canaille ! 

Sommaire


Manuscrit daté du 15 août 1870.

Collection particulière inconnue.

Probablement envoyé à Izambard avec la lettre du 25 août 1870.

Il s'agit d'un état antérieur de la pièce du dossier Demeny intitulée Les Reparties de Nina. Voir à ce texte : Dossier P.Demeny (1870)

                             
                            Ce qui retient Nina

 
LUI .................................................
Ta poitrine sur ma poitrine,
     Hein ? nous irions,
Ayant de l'air plein la narine,
    Aux frais rayons

Du bon matin bleu qui vous baigne
     Du vin de jour ?
Quand tout le bois frissonnant saigne
     Muet d'amour,

De chaque branche, gouttes vertes,
     Des bourgeons clairs,
On sent dans les choses ouvertes
     Frémir des chairs ;

Tu plongerais dans la luzerne
     Ton blanc peignoir,
Divine avec ce bleu qui cerne
     Ton grand œil noir,

Amoureuse de la campagne,
     Semant partout,
Comme une mousse de champagne,
     Ton rire fou !

Riant à moi, brutal d'ivresse,
     Qui te prendrais
Comme cela, la belle tresse,
     Oh !, qui boirais

Ton goût de framboise et de fraise,
     Ô chair de fleur !
Riant au vent vif qui te baise
     Comme un voleur,

Au rose églantier qui t'embête
     Aimablement...
Comme moi ? petite tête,
     C'est bien méchant !

Dix-sept ans ! Tu seras heureuse !
     Oh ! les grands prés
La grande campagne amoureuse !
     Dis, viens plus près !...

Ta poitrine sur ma poitrine,
     Mêlant nos voix,
Lents, nous gagnerions la ravine,
     Puis les grands bois !

Puis, comme une petite morte,
     Le cœur pâmé,
Tu me dirais que je te porte,
     L'œil mi-fermé...

Je te porterais palpitante
     Dans le sentier...
L'oiseau filerait son andante,
     Joli portier...

Je te parlerais dans ta bouche :
     J'irais, pressant
Ton corps, comme une enfant qu'on couche,
     Ivre du sang

Qui coule bleu sous ta peau blanche
     Aux tons rosés :
Te parlant bas la langue franche...
     Tiens !... que tu sais...

Nos grands bois sentiraient la sève,
     Et le soleil
Sablerait d'or fin leur grand rêve
     Sombre et vermeil !

Le soir ?... Nous reprendrons la route
     Blanche qui court
Flânant, comme un troupeau qui broute,
     Tout à l'entour...

Nous regagnerions le village
     Au demi-noir,
Et ça sentirait le laitage
     Dans l'air du soir,

Ça sentirait l'étable, pleine
     De fumiers chauds,
Pleine d'un rythme lent d'haleine,
     Et de grands dos

Blanchissant sous quelque lumière ;
     Et, tout là-bas,
Une vache fienterait, fière,
     À chaque pas!...

Les lunettes de la grand-mère
     Et son nez long
Dans son missel ; le pot de bière
     Cerclé de plomb

Moussant entre trois larges pipes
     Qui, crânement,
Fument : dix, quinze immenses lippes
     Qui, tout fumant,

Happent le jambon aux fourchettes
     Tant, tant et plus ;
Le feu qui claire les couchettes
     Et les bahuts ;

Les fesses luisantes et grasses
     D'un gros enfant
Qui fourre, à genoux, dans les tasses,
     Son museau blanc

Frôlé par un mufle qui gronde
     D'un ton gentil
Et pourlèche la face ronde
     Du fort petit ;

Noire, rogue au bord de sa chaise,
     Affreux profil,
Une vieille devant la braise
     Qui fait du fil ;

Que de choses nous verrions, chère,
     Dans ces taudis,
Quand la flamme illumine, claire
     Les carreaux gris !...

Et puis, fraîche et toute nichée
     Dans les lilas,
La maison, la vitre cachée
     Qui rit là-bas.....

— Tu viendras, tu viendras, je t'aime,
     Ce sera beau !...
Tu viendras, n'est-ce pas? et même... 
ELLE      Mais le bureau ?


       15 août 1870                           Arthur Rimbaud




 

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