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LE CORPS, LE CŒUR ET LES LARMES

Un parcours de lecture dans Parade sauvage
"Hommage à Steve Murphy", octobre 2008.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Seth Whidden, "Les transgressions de Rimbaud dans l'Album zutique", Parade sauvage "Hommage à Steve Murphy", oct.2008 (404-413)
[Désormais : PS-08].

[2] Antoine Fongaro, "De 'Bonne pensée du matin' à 'A quatre heures du matin'" (475-491)

[3] Yves Reboul, "Quatre notes sur 'Dévotion'" (PS-08. 628-641)

 

 

 

[4] Marie-Joséphine Whitaker, "Les Délires de Rimbaud : ni confession, ni confidence, ni autobiographie mais ... un psychodrame sauvage" (PS-08. 571-585)

    Ceci n'est pas un compte rendu. Comme le titre ci-dessus l'indique, ce n'est qu'un "parcours" personnel, thématique et partiel. Ce numéro spécial de Parade sauvage  est tellement riche (quantitativement et qualitativement parlant) qu'il était impossible d'en donner un compte rendu exhaustif. J'ai donc choisi un thème parmi d'autres : le sexe. Il n'est certes pas étonnant que cet aspect de Rimbaud soit mis en valeur dans un recueil d'articles rassemblés (par Yann Frémy et Seth Whidden) en l'honneur de Steve Murphy : comme on connaît ses saints, on les honore !

     Steve Murphy a bien d'autres cordes à son arc que celle dont il va être traité dans cet article. C'est dans l'étude du Rimbaud politique, comme chacun sait, et par ses travaux de philologue, qu'il a apporté ses plus éclatantes contributions à la connaissance du poète (et c'est d'ailleurs dans ces deux registres qu'il est le plus souvent cité dans les pages de ce site). De même, il y a trente-six mille autres choses que le sexe dans cet impressionnant volume de 656 pages, qui touche à toutes les œuvres de Rimbaud et à toutes les thématiques qui s'y rattachent (voir la table des matières du numéro). Mais, comme je l'ai dit, il fallait choisir. Et l'intérêt tout particulier que j'ai trouvé à la lecture de certains articles consacrés au thème érotique m'a fait penser qu'il y avait peut-être là une occasion, pour moi, de faire le point sur ce sujet.

     La sexualité s'affiche parfois sans vergogne dans l'œuvre de Rimbaud, comme dans ce "Sonnet du trou du cul" que commente ici Seth Whidden [1]. Mais, plus souvent, elle s'énonce masquée. Au travers d'un vocabulaire religieux par exemple, ce qui permet de joindre le blasphème à la transgression érotique. C'est ainsi que dans "les amants dont l'âme est en couronne" ("Bonne pensée du matin"), Antoine Fongaro croit pouvoir reconnaître derrière le mot "âme", pris au sens "technique" ("partie évidée d'un cylindre"), l'organe célébré dans le sonnet précédemment cité. En vertu de quoi il reproche à Yves Reboul d'avoir donné récemment de ce poème une interprétation trop exclusivement politique [2]. Yves Reboul, de son côté, montre clairement ce qu'il faut entendre par le mot "culte" dans le poème des Illuminations intitulé "Dévotion" [3]. Marie-Joséphine Whitaker, par contre, apporte sa contribution aux dénis du "culte" : elle veut voir l'âme de Rimbaud (au sens spirituel, cette fois) et non Verlaine dans la "Vierge folle" d'Une saison en enfer. Elle décrit les "Délires" de la Saison comme une sorte de "psychodrame" (non pas freudien mais chrétien) où l'auteur mettrait en jeu les diverses postulations ou postures de son moi, sorte de combat spirituel dont l'âme sortirait victorieuse lorsqu'elle fait sa "rencontre avec le Christ" (p.583). C'est-à-dire lorsqu'elle voit se dresser devant elle, à la fin d'"Alchimie du verbe", au chant du coq, "ad matutinum, au christum venit", son "divin époux vrai". "Rimbaud, résume l'auteure (en une formule qui intéresserait peut-être un psychanalyste), a su forger dans la cohabitation [avec Satan] la lance qui tue le dragon." (583) [4]. On le voit, le débat sur la place à donner au domaine sexuel dans l'exégèse rimbaldienne est loin d'être tranché.

     Aussi valait-il la peine de revenir sur cette question dans ses divers aspects, sur l'histoire de l'idée érotique dans la saga du rimbaldisme (c'est ce que font plusieurs des co-auteurs de ce volume, nous en citerons quelques-uns ci-après) et last but not least sur l'apport spécifique de Steve Murphy, dédicataire de l'ouvrage.

 

 

[5] Anne-Emmanuelle Berger, "Sens dessus dessous, ou le carnaval de Steve Rimbaud" (PS-08. 124-136)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[6] Marc Ascione et Jean-Pierre Chambon, "Les zolismes de Rimbaud", Europe, mai-juin 1973.

 

 

 

 

 

 

 


 

[7] Steve Murphy, édition critique de Un coeur sous une soutane, Bibliothèque sauvage, Charleville-Mézières, 1991, p.95

 

[8] Steve Murphy, "Logiques du Bateau ivre", Littératures, n°54 : Rimbaud dans le texte, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2006, p. 25-86.

À Steve Murphy, pour nous avoir appris à "lever les soutanes" (Anne-Emmanuelle Berger) [5]

     Steve Murphy a publié en 1991 une édition critique très argumentée de l'une des premières productions littéraires de Rimbaud, longtemps considérée comme une œuvrette potachique, la nouvelle intitulée : "Un cœur sous une soutane". C'est à cette publication qu'Anne-Emmanuelle Berger fait référence pour mettre en valeur la méthode critique du fondateur de Parade sauvage. L'auteure se justifie d'avoir porté son choix sur ce travail plutôt que sur les multiples ouvrages critiques ou sur la monumentale édition des Œuvres complètes, en cours de publication chez Champion. Selon elle, il y avait d'abord quelque mérite, en cette année du centenaire, à consacrer tant de minutieuse application à la défense d'un texte mal aimé. Elle reconnaît bien là les qualités de "[son) ami" Steve : un dévouement et un effacement devant l'œuvre étudiée qui apparente l'activité critique à "un geste politique de démocratisation culturelle" (133) et la modestie de qui "s'est toujours refusé à endosser la toge professorale" (125). Mais surtout, elle considère cette étude d'"Un cœur sous une soutane" comme l'exemple peut-être le plus accompli d'"une lecture susceptible de faire justice au texte rimbaldien en l'éclairant sans le réduire" (125).

     Par "éclairer", elle entend une méthode d'élucidation des sous-entendus du texte, de ses divers niveaux de signification, propre à montrer que tout Rimbaud est déjà là, dans cette "bête nouvelle" (dixit Verlaine), comme dans les poèmes les plus apparemment lisibles des années 1870-1871, "pourvu qu'on prête attention à leurs virtualités amphibologiques, qu'on en déchiffre les contrepèteries et autres pieds de nez à la langue ordinaire" (133). "Pour bien lire Rimbaud comme le fait Steve, dit encore Anne-Emmanuelle Berger, il faut en effet lever les soutanes comme on lève les interdits" (125). Il faut savoir montrer, par exemple, que le doux prénom féminin de "Thimotina cache ou trahit un objet érotique de genre masculin" (124), que "le mot 'coeur' peut cacher le phallus comme la soutane couvre les agissements obscènes de Léonard" (128). Ou encore (mais ici il ne fait que reprendre des trouvailles d'Ascione et Chambon [6]), qu'un nom biblique comme Gethsémani peut devenir, au prix d'un calembour, "une phrase grivoise, J'ai d'ces manies" (130), qu'une phrase innocente comme "mon cœur ne vit que Thimotina" contient, si l'on ne s'en tient qu'au signifiant, trois fois le signifié "queue" (128), ce qui n'est peut-être pas un hasard tant est visible "la sexualisation généralisée de la langue rimbaldienne" (127).

     Mais, simultanément, Anne-Emmanuelle Berger, félicite Murphy de pratiquer, à la différence de ses amis Ascione, Chambon, Fongaro (à l'égard de qui je la trouve un peu sévère), un mode de lecture non réducteur. Murphy, dit-elle, conteste "l'idée que cette obscénité rimbaldienne soit constituée comme le sens ultime et unique de l'œuvre". Il refuse l'application mécanique d'une grille érotique, tentation à laquelle cèdent parfois les partisans de ce genre de lectures. Par exemple, il montre qu'il y aurait contresens à croire que le mot "cœur" correspond toujours, dans la nouvelle, à une image phallique. C'est précisément ce flottement du mot entre son acception sentimentale (ou romantique) et sa connotation obscène (et satirique), qui permet à Rimbaud d'obtenir l'effet recherché : "Une cohérence rigoureuse, écrit Steve Murphy, irait contre les intentions de l'auteur car ce sont les incohérences de Léonard qui intéressent tant Rimbaud, révélant la frontière entre l'inconscient et le conscient" [7]. De même (c'est moi qui l'ajoute), les larmes versées par le "tout jeune homme" des Déserts de l'Amour ne sont pas seulement des larmes de foutre.

     Une autre façon, pour Murphy, de ne pas figer l'interprétation des œuvres qu'il commente consiste à superposer plusieurs niveaux de signification possibles, plusieurs visées de sens : une apparente "pochade de collégien" comme celle dont nous parlons ici n'est pas exempte de visées politiques, de parodie (on pourrait presque aller jusqu'à dire : de critique) littéraire, d'enjeux autobiographiques même. Murphy excelle à croiser ces diverses approches (on en a vu un autre exemple, récemment, avec son étude sur "Le Bateau ivre" [8]). 

 

 

 
 

[9] Georges Kliebenstein, "Alcide B/bava et la Galaxie Rimbaud" (PS-08. 155-168)

Le "complexe d'Alcide" (Georges Kliebenstein) [9]

     De "Un cœur sous une soutane" à "Rêve", la production littéraire de Rimbaud exprime avec constance une fascination joueuse pour les "basses fonctions du corps" où la psychanalyse reconnaît une manifestation caractéristique de l'érotisme infantile : odeurs de pets, de chaussettes, de foire, sueurs, puanteurs (cruelles), accroupissements, morves (d'azur), crachats (de la mitraille, des nymphes noires), sang (menstruel, sacrificiel), coulures, mictions, éjaculations, larmes (de lait), hoquets bachiques, sursauts stomachiques, salives, baves  (les amateurs reconnaîtront instantanément l'origine sans qu'il soit nécessaire de la préciser).

     À propos de la "bave" (dont on retrouve l'idée, sous la forme du verbe ou du nom dans une bonne douzaine de textes rimbaldiens), la contribution de George Kliebenstein s'attache à élucider le "scénario onomastique" implicitement contenu dans le pseudonyme Alcide Bava, utilisé par Rimbaud pour signer "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". Alcide (en grec Alkeídes, dérivé d'alkế, « force, vigueur ») est le premier nom d'Hercule : Hercule avant qu' Héra ne le rebaptise Héra/klès, c'est-à-dire "gloire d'Héra", parce que c'est en se pliant à ses ordres que le héros a accompli ses fameux travaux. Les rapports d'Alcide (fils de Jupiter et d'une mortelle) avec l'épouse du dieu des dieux, qui n'était pas sa véritable mère, avaient pourtant commencé par un rejet brutal. Le bébé s'étant avidement jeté sur le téton d'Héra endormie, la déesse se réveilla et le repoussa avec humeur. Surpris, la bouche encore pleine de lait, Héraclès eut un énorme hoquet qui devait donner naissance à la Voie lactée. L'iconographie de la légende est fort riche. Ci-dessous : "L'origine de la Voie lactée" du Tintoret.


     Qui connaît la fascination de Rimbaud pour "la force", l'image de la Mère dans sa poésie ("Les Poètes de sept ans", "Mémoire"), sa référence constante aux besoins et désirs du corps, à la "faim" et à la "soif", comprend bien que ce prénom d'Alcide n'a pas été choisi au hasard.

     Sous cet éclairage, le syntagme "Alcide Bava" se comprend moins comme pseudonyme (prénom + nom) que "comme une micro-phrase sujet-verbe (au passé simple, temps des grands mythes), c'est-à-dire comme la mention elliptique mais directe d'un 'mythème' célébrissime" (157). "Tout se joue ici dans l'attraction-répulsion de/devant la mère (la fausse mère rejette l'enfant, l'enfant régurgite son lait) et dans la vive tension entre l'étiologie triviale (l'énorme hoquet d'un nourrisson) et la poésie magique du ciel lacté" (158). En s'appuyant sur une foule de citations rimbaldiennes et dans un développement virtuose qu'il ne sera pas possible de résumer ici, George Kliebenstein démontre que ce "complexe d'Alcide" structure l'œuvre entière du poète :

  • seins, objets de convoitise ou de rejet selon les poèmes (cf. l'expression : "porteuse de mamelles" pour désigner la femme dans "Les Sœurs de Charité"), la répulsion s'exprimant volontiers par la bave ...

    Pouah ! mes salives desséchées,
         Roux laideron,
    Infectent encore les tranchées
         De ton sein rond.


                   ("Mes petites amoureuses")

    ... indices d'identification et d'inversion sexuelle aussi, quand ils viennent à manquer, comme chez Thimotina Labinette :

    je cherchai vainement tes seins ; tu n'en as pas : tu dédaignes ces ornements mondains : ton coeur est tes seins !...

                                 (Un cœur sous une soutane)

     

  • Voie lactée (galaxia, en grec), nourriture cosmique de ...

    Ces poupards végétaux en pleurs
    Que Grandville eût mis aux lisières,
    Et qu'allaitèrent de couleurs
    De méchants astres à visières !

    (Ce qu'on dit au poète ...)

    "flueurs / D'astres lactés" ("L'Homme juste"), "Poème / De la Mer, infusé d'astres, et lactescent" ("Le Bateau ivre"), "pleurs d'or astral" ("L'Orgie parisienne") ... Le motif apparaît dans plus d'un poème et cette image idéalisée de la galaxie provoque en retour, comme celle des seins, un dégoût : "Quand Alcide-Rimbaud bave, écrit George Kliebenstein, il bave (sur) la Voie Lactée." C'est-à-dire sur la poésie. C'est d'autant plus vrai que Théodore de Banville, dédicataire-destinataire de "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleur", a écrit un long poème intitulé "La Voie lactée", paru dans Les Cariatides (1843).

     "Baver", c'est aussi, dans un sens second, "médire", parler en mal de quelque chose ou de quelqu'un. Alcide-Arthur Rimbaud ne se contentera donc pas de baver sur BAnVillE et sur la poésie "fadasse" (Lettre à Izambard du 13 mai 1871). Le vocabulaire des basses fonctions du corps va lui servir aussi, massivement, dans la satire politique ("L'Orgie parisienne") et religieuse. L'article se termine sur un commentaire, à vrai dire assez délirant,  de "Rêve", où l'obscène du corps serait convoqué, d'après l'auteur, pour la célébration d'une sorte de communion solennelle (autour du fromage), parodie blasphématoire de la sainte Cène.   

 

 

[10] Charles D. Minahen, "Je(u d’)équivoque et dysphorie du genre dans Poésies de Rimbaud" (PS-08. 388-403)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[11] Anne-Emmanuelle Berger, "Le statut du féminin dans l'œuvre de Rimbaud", Parade sauvage, colloque n°3, 1992.

 

[12] Yves Bonnefoy, "L'outre-couleur", Rimbaud, Éditions de L'Herne, 1993, p.346.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[13] Jean-Luc Steinmetz, Les Femmes de Rimbaud, Zulma, 2000, p.46.

 

"La violence et la dérision croissante dirigée contre les objets de désir féminins" (Charles D. Minahen) [10]

     Le "locuteur" des Poésies, dit Charles D. Minahen, "se présente comme un adolescent explorant sa sexualité" (388), une sexualité qualifiée d'"équivoque". L'adolescent en question laissant paraître un certain trouble devant les choses du sexe, l'auteur avance hardiment l'hypothèse que ce malaise existentiel (cette "dysphorie") trouve son reflet linguistique dans une perturbation de l'usage des genres (masculin et féminin) ou du moins une exploitation spécifique de cet usage : "Puisque le français est une langue à genre, le genre linguistique pourrait en outre être exploité, comme nous allons le voir, par un poète assez audacieux pour contester l'arbitraire du signe et rapprocher le textuel du sexuel." (388). Disons-le tout de suite, cette hypothèse originale n'est guère validée par l'article. Si tel était l'objectif de l'auteur, il n'a pas été tenu : la dimension proprement linguistique de l'étude se réduit à peu de choses. Charles D. Minahen mène essentiellement une enquête classique sur la psychologie sexuelle du "locuteur" des Poésies, ce qui n'est d'ailleurs pas dépourvu d'intérêt.

     Minahen examine les textes les plus significatifs pour son propos dans un ordre chronologique. Il aborde en premier lieu Sensation, où il note une polarisation des genres grammaticaux : "un je masculin, revêtu d'attributs masculins (picoté, rêveur, un bohémien, heureux), qui est le sujet de l'énoncé de chaque vers y compris le dernier où une soudaine et surprenante comparaison féminine expose sa conception du bonheur" (389) :

Par la nature, heureux comme avec une femme !

Or, dans les deux premières versions du poème tout au moins, la présence d'un tiret, détachant la chute du sonnet, "tient lieu d'obstacle visuel" au bonheur futur apparemment fort conformiste entrevu par le jeune homme et "bloque l'élision du féminin et du masculin Natu/re heu / reux. Elle empêche, en somme, l'union de genre opposé entre le féminin de Nature / femme et le masculin de je / heureux et renforce la pertinence d'une éventuelle lecture ironique. Et si le désir du poète était consciemment ou inconsciemment non conformiste [...] ?" (390).

     Mes petites amoureuses est l'exemple par excellence de cette agressivité qui, nous dit l'auteur, accompagne généralement dans les Poésies la manifestation du désir ("Première soirée", "Les Reparties de Nina") ou du dégoût sexuel. Le corps des "ballerines" y est dénigré, démembré comme sur l'étal d'une boucherie. S'appuyant sur une remarque d'Anne-Emmanuelle Berger, Charles D. Minahen diagnostique un "glissement de genre" significatif dans le fait que les amoureuses y sont désignées de façon récurrente par un terme injurieux et masculin, "laiderons", ce qui a pour conséquence de les déféminiser : "Les laiderons, que l'antonomase péjorative permet d'ailleurs de désigner au masculin, ne sont pas des femmes" [11]. Ou, du moins, on peut voir là, avec Yves Bonnefoy, la tendance de Rimbaud à opposer l'image idéalisée de la Femme (l'Ève future, telle qu'elle se trouve définie, précisément, dans la lettre à Demeny où "Mes petites amoureuses" se trouvait inclus) et les femmes réellement existantes : "Rimbaud ne cherche qu'à dénoncer, sous ce nom de 'petites amoureuses', les femmes telles que de son temps elles sont, non la femme en soi" [12]. Est-ce misogynie typique comme le disent certains, indice d'une sexualité déviante disent d'autres ? L'auteur penche pour cette seconde explication (p.395).

     Minahen aborde ensuite Les Poètes de sept ans où il souligne à nouveau, chez le locuteur, l'alliance de la sensualité et de la brutalité virile : dans sa mêlée sado-masochiste (à l'échelle enfantine) avec "la fille des ouvriers d'à côté" ;  dans son attirance pour "les hommes, qu'au soir fauve, / Noirs, en blouse, il voyait rentrer dans le faubourg" ; dans sa fascination sensuelle et violente (cf. l'adverbe "violemment" dans le dernier vers du poème) pour "la Prairie amoureuse", univers d'hommes par excellence dans les romans d'aventure destinés aux enfants. Tout se passe comme si, sous l'effet de la révolte contre la Mère, "porte-parole phallicisé du patriarcat" (396), la libido de l'enfant opérait un "glissement" non pas de "genre" au sens linguistique du mot mais de sexe.    

     On assiste avec Les Sœurs de charité, "en dépit du titre" et pour la première fois dans les Poésies, nous dit Charles D. Minahen, à l'apparition en force de "figures masculines (398). Dans les trois premières strophes destinées à raconter comment naît le désir de femme chez un jeune homme, comment il "Se prend à désirer sa sœur de charité" (vers 9), un tout autre scénario se déroule entre les lignes : "l'identification indirecte [du locuteur] avec le Génie adorant, qui a servi d'intermédiaire pour le poète (peut-être pour masquer son propre désir homoérotique" - 399). L'article cite ici Jean-Luc Steinmetz qui signalait dans Les Femmes de Rimbaud [13] "toute la possible charge homosexuelle" qu'implique l'étrange figure du Génie "puisque le Génie adore le corps d'un bel adolescent" et rappelle la fine analyse, par ce même auteur, de la diérèse qui oblige à lire "di-amants", c'est-à-dire deux amants, au vers 8 de la deuxième strophe :

Pareil aux jeunes mers, pleurs de nuits estivales,
Qui se retournent sur des lits de diamants ;

Charles D. Minahen ébauche ensuite une discussion avec Anne-Emmanuelle Berger qui risque bien d'être sans solution pour savoir si l'homoérotisme de Rimbaud traduit davantage le désir frustré ou le dégoût des femmes. En effet, la strophe 4 commence à dresser une sorte de réquisitoire contre la femme :

Mais, ô Femme, monceau d'entrailles, pitié douce,
Tu n'es jamais la Sœur de charité, jamais,
Ni regard noir, ni ventre où dort une ombre rousse,
Ni doigts légers, ni seins splendidement formés.

     Pour Emmanuelle Berger, le poème, en quelque sorte, fait le contraire de ce qu'il dit puisque tout en dénonçant la radicale défaillance, physique et morale, de la femme réelle à l'égard de son modèle sublimé Rimbaud se livre à une énumération (elle n'est ni regard ni ventre ni doigts ni seins) qui montre que "c'est surtout du corps de la femme que le poète déplore l'absence jusqu'à la rendre palpable" (Berger, 46). Minahen réplique à cela que "le poète est révulsé par cette corporalité, ce monceau d'entrailles qui ne sera jamais pour lui la soeur de charité, c'est-à-dire la source d'épanouissement physique et/ou spirituel d'amour et de bonheur qui enrichit et parachève le soi (401). Il constate d'ailleurs qu'en désignant son rêve de femme sous le nom de "sœur de charité", il en fait consciemment ou inconsciemment l'objet fantasmatique d'un amour incestueux ("soeur") et sacrilège (puisqu'une sœur de charité est une religieuse) sur lequel pèse par conséquent un double interdit. "Allant plus loin dans cette voie, puisque la sœur n'a aucun lien avec la Femme et qu'elle est alors démunie de toute féminité, un glissement du genre vers le masculin pourrait fort bien être sous-entendu, c'est-à-dire, le déplacement d'un objet de désir incestueux ou sacrilège vers un objet de désir homosexuel et tout aussi tabou qui, comme j'ai tenté de le montrer, se manifeste dans les deux premières strophes" (401). Processus d'inversion d'ailleurs fort bien vu par Anne-Emmanuelle Berger qui, à propos des vers 19-20 du poème :

C'est toi qui pends à nous, porteuse de mamelles,
Nous te berçons, charmante et grave Passion.

commente :

"[c]elui qui donne le sein n'est pas celle qui l'a" (Berger, 47).

Ce qui rappelle fort l'étonnement de Léonard (dans Un cœur sous une soutane) devant la particularité anatomique de l'objet de son amour : "ton cœur est tes seins !..."

     Malgré un aspect décevant que j'ai souligné, cet article a le mérite de tenter de mettre en évidence les racines psychologiques de l'homosexualité dans la personnalité de Rimbaud, telles qu'elles se dévoilent dans ses poèmes. Le lien suggéré entre cette orientation sexuelle et l'existence de dispositions agressives liées à la frustration libidinale et au ressentiment contre les femmes, contre la mère sans doute d'abord, paraît assez vraisemblable. Rimbaud a probablement investi dans l'homoérotisme un désir d'émancipation qui passait par la transgression de l'ordre moral et par la libération de cette force jeune qui le fascinait, chez les autres et en lui.   

 

[14] Michel Murat, "Une saison en enfer : la logique des ensembles (et quelques détails)" (PS-08. 543-557)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[15] Yann Frémy, "Une poétique de la force contrariée : analyse textuelle de la quatrième section de 'Mauvais sang'" (PS-08. 558-570).

 

 

"Ce 'vice' récurrent [...] a son lieu dans le 'membre inobédient et tyrannique' dont parlait Montaigne, être en soi, doué d'une force autonome" (Michel Murat) [14]

     Dans la première partie de son article, Michel Murat se fait fort de définir un cadre méthodologique susceptible de faciliter toute discussion future sur Une saison en enfer. Il voudrait dégager les points d'appui pouvant faire l'unanimité. D'une part une caractérisation générique de l'œuvre, à distance égale entre autobiographie, conversion et confession (d'un sujet fictif). D'autre part, ce qu'il appelle les "éléments de cohérence" assurant la lisibilité de l'œuvre : force de conviction des aphorismes, évidence de certains agencements narratifs (l'œuvre comme récit), récurrence de l'imagerie chrétienne de l'Enfer.

     Tout cela m'a paru fort pertinent, à quelques exceptions près. Par exemple lorsque Murat, voulant éviter d'identifier le narrateur de la Saison à Rimbaud lui-même, croit devoir refuser de caractériser ce "sujet fictif" comme "un poète", car ce serait interpréter l'œuvre entière à partir d'"Alchimie du verbe", selon lui. Je m'excuse, mais le narrateur est tout autant caractérisé comme littérateur et artiste dans "Adieu", et ailleurs implicitement, dans la Saison !

     Autre idée contestable (cela va dans le même sens) : lorsque Murat met en garde contre un décodage trop biographique de l'œuvre et définit le narrateur comme "un sujet idéal typique (un jeune homme) soumis à la contrainte du christianisme moderne, dans lequel les idées de nation et de science s'articulent fantastiquement avec le péché originel" (547). Il y a là, me semble-t-il, tous les ingrédients permettant de tirer la Saison vers la fable métaphysique, piège encore plus dangereux peut-être, selon moi. Car le mythe en général, l'imagerie chrétienne en particulier, sont moins dans la Saison l'enjeu profond de l'œuvre qu'un arsenal métaphorique dans lequel Rimbaud puise à volonté pour embellir, pour auréoler de mystère et de drame le récit d'une aventure poétique et l'expression de préoccupations psychologiques très personnelles. On croit échapper au mythe (biographique) et on se fait la dupe d'une mystification : celle d'un Rimbaud dévoré par l'inquiétude religieuse et d'une œuvre centrée sur les problématiques philosophico-théologiques.
 
     D'ailleurs, à la fin de son article, se proposant d'éclairer quelques points de détail, l'auteur apporte une excellente réponse, mais que certains trouveront sans doute platement psycho-biographique, à une question que tout lecteur de la Saison se pose : quel est ce "vice" que Rimbaud s'attribue dans la quatrième section de "Mauvais sang" ?

   "Le tableau clinico-moral que dresse la Saison, répond Murat, correspond aux descriptions d'époque de la sexualité adolescente, et en particulier de la masturbation (plutôt que de l'homosexualité, me semble-t-il, dans ce passage). C'est un des points les plus manifestes pour lesquels 'M. Prudhomme [en l'occurence le Docteur Tissot] est né avec le Christ'. Ce 'vice' récurrent, qui soumet la raison et le bon vouloir à d'incessantes rechutes ('me renverse'), a son lieu dans le 'membre inobédient et tyrannique' dont parlait Montaigne, être en soi, doué d'une force autonome" (557).

Analyse tout à fait convaincante : le contexte immédiat, comme celui, plus large, de "Mauvais sang", confirme tout à fait cette lecture. À vrai dire, elle est évidente ... mais personne ne la propose clairement. Brunel, dans son édition critique, décèle dans le "vice" la "faiblesse native ... du prolétaire" (Corti, 1987, p.210). Adam "le conflit, en lui, de la révolte et de la timidité" (Pléiade, 1972, p.461). Tout n'est pas faux dans ces formules. Mais Murat a raison de dire que cette faiblesse, pour Rimbaud, est d'abord celle de l'enfant surpris par "l'émergence d'une sexualité énigmatique et angoissante" (556), se découvrant incapable de maîtriser (comme la famille et la société, la mère, le docteur, le curé lui en font obligation) une libido impétueuse. Cette "timidité", c'est d'abord celle qu'éprouve tout "jeune homme qui n'a pas connu de femme quoique plein de sang" ("Les Déserts de l'Amour") devant les objets de son désir. Sauf qu'ici nous avons quelqu'un qui n'est pas n'importe quel "sujet idéal typique", quelqu'un qui a vécu cette timidité comme une infirmité, plus intensément, plus radicalement, plus durablement aussi, sans doute, que d'autres, et qui a élevé cette inhibition au niveau d'un véritable interdit : "La camaraderie des femmes m'était interdite", dit le narrateur dans la cinquième section de "Mauvais sang".

     Libre au critique, ensuite, d'élargir la problématique autour de cette opposition faiblesse/force que l'on retrouve un peu partout dans l'œuvre de Rimbaud. Une fois clairement indiquée l'origine sexuelle du "vice" confessé par le narrateur de la Saison, on peut, en effet, comme Yann Frémy (qui commente aussi ce passage dans le même numéro de Parade sauvage [15]), généraliser le propos et reconnaître dans la faiblesse de ce "cœur infirme" (brouillons de la Saison) l'expression paradoxale d'une "force", d'une "énergie" surabondante. Une "force contrariée", une "énergie viciée", comme dit Frémy, au sens où elle se reconnaît incompatible avec l'ordre moral, au sens où elle refuse les voies de sublimation ou de canalisation que la Société, la Religion lui proposent : "se louer" au plus offrant, "adorer" n'importe quelle "bête" (idole), "n'importe quelle divine image", se livrer à n'importe quel exutoire, n'importe quel "mensonge". Ou bien (c'est l'alternative qui convient aux tenants de l'Ordre), refouler ce trop plein d'énergie, se ranger, "s'asseoir, s'étouffer". Yann Frémy explique fort bien tout ça.
    
     Michel Murat accompagne en outre son explication d'une hypothèse séduisante sur l'origine de la métaphore végétale dont Rimbaud se sert pour décrire l'intensité croissante de son mal ("l
e vice qui a poussé ses racines de souffrance à mon côté [...] qui monte au ciel [...]"). Une origine biblique selon lui, conformément à ce qui était dit ci-dessus du goût de Rimbaud pour l'imagerie chrétienne, comme réservoir d'embellissements épiques et de métaphores. C'est l'arbre de Jessé, dit Murat, que l'on trouve fréquemment représenté dans l'iconographie religieuse (vitraux d'églises, peintures) :

"Jessé est représenté couché, et de son 'côté' (c'est-à-dire de sa semence) s'élève un arbre vigoureux qui figure la généalogie du Christ : egreditur virga e radice lesse, "une tige sortira de la souche de Jessé" (Isaïe, XI, 1). Cette tige dont sort le christ, virga, fait jeu de mots avec le membre viril. En reprenant le mot de "racine" (radix), Rimbaud saisit dans une seule image la croissance de la puberté et la condamnation chrétienne de la chair - cette chair qui dans un mouvement d'élévation irrémédiablement ambivalent, "monte au ciel ; par sa cohérence forcée, elle fait aussi ressortir le caractère étrange et monstrueux de cet état de fait." (557)

Un vitrail de la cathédrale de Chartres, représentant "le Songe de Jessé", est à cet égard particulièrement suggestif, en effet :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[16] Robert Faurisson, A-t-on lu Rimbaud, Bizarre, 1961.

[17] Jean-Luc Steinmetz, Illuminations, GF, 1989, p.179.

[18] Steve Murphy, "Dévotion, deux notes méta-physiques", Centre culturel Arthur Rimbaud, non-paginé, 1981.

[19] Marc Ascione, "Dévotion ou pour être dévot je n'en suis pas moins homme", Parade sauvage n°4, 1986, p.78-89.

 

[20] Claude Zissmann, "Un brelan de maudits", Parade sauvage n°11, 1994, p.127.

    

"Rimbaud était bisexuel, cela ne fait pas le moindre doute" (Yves Reboul) [3]

     L'Illumination intitulée "Dévotion" suscite deux types d'interprétation : il y a, d'une part, les partisans d'une lecture parodique et érotique, de l'autre, ceux qui tentent de façon pathétique de nier cette lecture, ou de prendre quelque distance à son égard. Yves Reboul, dans son article "Quatre notes sur Dévotion", se range sans barguigner parmi les adeptes de l'interprétation érotique. Parlant du sixième verset du poème, il écrit :

"Le verset, d'ailleurs, est entièrement dominé par Éros, au point qu'il est proprement inouï que cela ne soit pas vraiment hors de question." (638)

     On ne peut qu'approuver. Cependant, on est étonné de le voir déclarer, à propos de ce même passage :

"Rimbaud était bisexuel, cela ne fait pas le moindre doute"

     Voilà une affirmation bien téméraire. Et j'apporte, quant à moi, peu de crédit à cette lettre du 12 décembre 1875, alléguée par Reboul, où Verlaine refuse à Rimbaud tout appui financier en prétextant : "Où irait mon argent ? À des filles, à des cabaretiers ?" Étant données la circonstance et la fonction de la lettre, cette allusion aux "filles" pourrait bien n'être qu'une insinuation méprisante, parfaitement gratuite et d'une parfaite mauvaise foi, voire une habileté de Verlaine visant à renforcer sa traditionnelle ligne de défense qui consistait à nier, dans sa correspondance, toute relation de caractère homosexuel avec Rimbaud. Suggérer que Rimbaud aimait les femmes pouvait donc être habile. N'oublions pas que, dans la même lettre, Verlaine accusait Rimbaud d'être un odieux maître-chanteur : on ne sait pas de quelles indiscrétions Rimbaud avait pu le menacer pour obtenir de l'argent mais on peut s'en douter. On ne saurait d'ailleurs pas davantage affirmer que Rimbaud ait été ennemi de toute "dévotion" hétérosexuelle. Le poème dit même, explicitement, le contraire : "Aussi bien à tout culte ..., etc." Mais quant à savoir ce qu'il en était exactement, dans la réalité, sur le plan biographique ... Nous n'en savons rien ! C'est tout !

     Or, à l'endroit où elle intervient (une note de la page 639), cette déclaration d'Yves Reboul vient appuyer l'idée contestable que la fameuse Circeto ne peut être qu'une femme. Rimbaud pourrait évoquer dans ce passage, nous dit l'auteur, "une rencontre, réelle ou fantasmée" (639), se déroulant dans le cadre d'un "café", d'où le jeu de mots sur les "hautes glaces", avec une Circé "outrageusement fardée", d'où "la comparaison 'enluminée comme les dix mois de la nuit rouge'" (638). Quant à l'incise " (son cœur ambre et spunk), —", elle ferait allusion à "l'attirance (ici érotique)" (639) qu'exerce sur le locuteur le sexe féminin. En effet :

"L'usage de cœur pour désigner le sexe féminin est classique au XIXe siècle. Dans le même contexte, le mot prière désigne la demande amoureuse, autrement dit l'érection : c'est sûrement le cas ici. Quant à bravoure, on ne voit pas ce qu'il pourrait désigner d'autre que l'acte sexuel lui-même" (638).

     À propos de l'"ambre" et du "spunk", tout en rappelant que la critique retient généralement pour le second de ces mots le sens de sperme qu'il aurait eu en argot anglais au XIXe siècle, Reboul se dit intéressé par l'hypothèse d'Albert Henry "rappelant que spunk signifie aussi amadou" et que l'ambre (en grec elektron) est une matière dotée d'un pouvoir électrique quand elle est frottée. Rimbaud aurait donc pu vouloir ainsi "traduire l'attrait sexuel de Circeto. On ajoutera que, pour le sexe féminin, le sens de 'sperme' n'est pas très convaincant" (639).

     Voilà donc qui est cohérent, mais non moins inattendu et paradoxal. En effet, une tradition solidement établie qui va de Robert Faurisson [16] à Jean-Luc Steinmetz [17] en passant par Steve Murphy [18] et Marc Ascione [19], et j'en oublie, a vu en Circeto "un sobriquet féminin du phallus" (Ascione, 78) et dans "Dévotion" un "mémorial de l'habitude solitaire" (ibid.). Je ne prétendrai pas que cette interprétation soit évidente et indiscutable mais, s'agissant de Rimbaud, elle est infiniment vraisemblable. Les arguments en faveur de cette thèse, que je ne saurais reprendre ici, sont multiples et convaincants (je pense en particulier au rapprochement opéré par Ascione avec le poème de Verlaine : Ichthus). Enfin, mais c'est un argument, il est vrai, bien subjectif, j'imagine mal Rimbaud confier à une rencontre de bastringue le rôle de l'envoûtante Circé. Si quelqu'une a tourmenté le poète et l'a tenu durablement sous son charme, de Thimotina Labinette à Circeto, ce n'est certes pas une représentante du sexe féminin. 

     Reboul apporte par ailleurs des arguments nouveaux, des solutions peut-être, concernant diverses énigmes du texte. Il reprend et conforte l'hypothèse émise par Claude Zissmann [20] selon laquelle il faudrait reconnaître le nom de Louis Forain, travesti, derrière le patronyme : Louise Vanaen de Voringhem. Il tente de démontrer que Léonie Aubois d'Ashby pourrait être Verlaine (assimilé à Richard cœur de lion ("Léonie"), le roi déchu, vainqueur du tournoi d'Ashby dans Ivanohé après être sorti de prison comme Verlaine au moment où il fait son retour en Angleterre en 1875, etc.). Quant au "démon" "Lulu", ce serait une femme de petite vertu, professant une dévotion saphique. Dans les deux versets suivants, le poète évoquerait "les traits les plus saillants de la société où il lui a été donné de vivre son adolescence : le poids de la cellule familiale, celui d'un ordre social intimement lié à la religion, l'infortune amoureuse et, sans doute, l'hétérodoxie sexuelle." (637-638). Le sens général du poème résiderait dans l'opposition entre ce passé, révolu, auquel le poète "donne décidément congé" (comme le dit en clair la phrase : "À l'adolescent que je fus") et un futur, lointain et proche, qu'évoquent les tercets 6 et 7. Mais en quoi consiste exactement, pour l'auteur cette "rupture irrémédiable [...] avec le monde évoqué par les premières dévotions" (639-640) ? Si la réponse à cette question est donnée ou suggérée par l'article, j'avoue que je n'ai pas su l'y voir.

     
 

 

[21] Marc Ascione, "Faurisson -Tintin au Pays des Peaux-Rouges ou l’Action Française bouleverse la science. Contribution à l’histoire des lectures de 'Voyelles'." (PS-08. 169-196)

 

 

 

 

 

 

 

 

[22] Claude-Edmonde Magny, Arthur Rimbaud, Seghers, coll. Poètes d'aujourd'hui, 1949.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[23] « Tout est dans la richesse inouïe du pouvoir de confession, et l’inépuisable imprévu des images toujours adéquates. Dans ce sens, il est le seul isomère de Baudelaire. » Jules Laforgue, Note sur Rimbaud, Entretiens politiques et littéraires, juillet 1891, p.16-17 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206268r

 

"Pourquoi l'étude psychanalytique de Rimbaud, qui s'imposait, a-t-elle été négligée ?" (Marc Ascione) [21] 

     Robert Faurisson est bien connu aujourd'hui comme activiste d'extrême droite et propagandiste de l'immonde théorie révisionniste. Mais il passe aussi, en partie à tort, c'est le but de l'article de Marc Ascione que de le démontrer, pour l'initiateur de la lecture érotique de l'œuvre de Rimbaud, avec son ouvrage de 1961 : "A-t-on lu Rimbaud ?" [15], auquel sa réputation scandaleuse assura un succès sans équivalent dans toute l'histoire de la critique rimbaldienne. Au cours du demi-siècle qui a suivi, la piste érotique est devenue une des ressources les plus sollicitées (et les plus fécondes) des chercheurs. L'auteur lui-même, comme il le rappelle, a joué un rôle important en publiant, avec Jean-Pierre Chambon, un article mémorable dans un numéro d'Europe, en 1973 [6]. Antoine Fongaro, Steve Murphy et d'autres ont contribué activement dans ces années-là à ouvrir les yeux d'un public réticent, même parmi les spécialistes, sur la présence d'allusions sexuelles cryptées dans une grande partie de l'œuvre de Rimbaud.

     Mais cette prise de conscience progressive a été obtenue, nous explique Marc Ascione, non grâce à Faurisson mais malgré et contre lui. D'abord, il a fallu surmonter le fait que la plupart des exégèses contenues dans "A-t-on lu Rimbaud ?" étaient peu sérieuses et radicalement erronées, notamment l'interprétation de "Voyelles" comme "blason de la Femme in coïtu". On a compris ensuite que Faurisson n'avait pas été un initiateur : on trouve des exégèses érotiques ponctuelles beaucoup plus justes que les siennes dans le "Rimbaud" de la collection Seghers des Poètes d'aujourd'hui daté de 1949 [22]. Mais surtout que son orientation explicitement hostile à ce qu'il appelait "les bas-fonds de la psychanalyse" constituait un obstacle (et même peut-être un contre-feu consciemment opposé) à la perception chez Rimbaud d'une poétique des sensations liées à l'amour ("frissons et vibrements innombrables", "parfums sains ou affaissés" , odeurs, goût et bruits du corps - p.177) et d'une forme de sensibilité étroitement liée à l'empreinte chez l'adolescent-poète d'une libido infantile demeurée très vivace :

"Chaque progrès dans la compréhension des textes de Rimbaud est venu non simplement d'une vigilance supplémentaire dans la lecture, mais beaucoup plus d'une prise en considération, qui ne pouvait, comme dans les psychanalyses elles-mêmes, être que progressive, des aspects analytiques, ouvrant successivement dans l'enquête de nouvelles portes et des chambres non encore visitées. C'est d'abord la masturbation qui apparaît au premier plan, ainsi que l'homosexualité. Puis, et l'on peut renvoyer là-dessus aux études de Steve Murphy, ce sont de nouveaux réseaux sémantiques, ceux de l'injure, par exemple le pet, qui attirent l'attention, notamment par leur utilisation subversive dans l'intertexte. Ces fils conducteurs, pour prendre leur véritable dimension fonctionnelle dans la lecture, doivent être mis à la place que leur assigne le développement sexuel dans l'ensemble, par exemple, de l'érotisme anal et des théories infantiles sur la sexualité et la reproduction" (175)

Quelqu'un comme Claude-Edmonde Magny, explique l'auteur, avait commencé à entrevoir ce genre de choses dans son commentaire des "Voyelles", lorsqu'elle décèle dans la célébration finale de la lettre "o" un équivalent du "Sonnet du trou du cul". Mais "tout cela étant bien trop pervers pour lui", Faurisson "cite ce passage comme s'il s'agissait du comble du ridicule" et "siffle la fin de la récréation analytique" (178).

     Lorsqu'on lit aujourd'hui cette interprétation faurissonienne abracadabrantesque des "Voyelles", ses faiblesses paraissent si criantes qu'on se demande pourquoi elle n'a pas été tout simplement ignorée. C'est le contraire qui se produisit, comme le rapporte longuement Marc Ascione. Je résume. Seul, pratiquement, parmi les spécialistes des journaux et de l'Université, Étiemble eut assez de clairvoyance pour dénoncer le Tartuffe. Il eut contre lui la cohorte des bien-pensants. La presse bourgeoise, fasciste, surréaliste même, fit chorus pour trouver la thèse faurissonienne à tout le moins intéressante. L'article le plus élogieux fut celui de Robert Poulet dans Rivarol. Pas étonnant ! Bien qu'ayant judicieusement caché son nom, dans un premier temps, sous les initiales R.F., l'auteur du livre était parfaitement identifié, dans les milieux informés, comme un affilié de l'extrême droite. Faurisson se chargea d'ailleurs, dès février 1962, de mettre les choses au clair en exprimant bruyamment ses sympathies pour l'OAS (ce qui lui valut d'être brièvement incarcéré pour ... offense au chef de l'état). Enfin, en 1979, il faisait à nouveau parler de lui en reprenant à son compte "les arguments de Rassinier et de Bardèche, qui, déjà [au lendemain de la guerre], prétendaient faire oublier le génocide qui [...] a eu pour témoin le monde entier" (187).

     "Pourquoi l'étude psychanalytique de Rimbaud, qui s'imposait, a-t-elle été négligée ?" C'est Marc Ascione qui pose cette question (à deux reprises) et il y répond comme on vient de voir, en insistant peut-être un peu trop sur le côté complot de l'affaire : un complot "rimbaldo-maurassien" contre la vérité philologique. Mais sans doute n'a-t-il pas tort de suggérer que devant les difficultés extrêmes du texte rimbaldien, les lecteurs ont tendance à se diviser selon leurs propres choix idéologiques, qu'il y a peut-être face à Rimbaud des postures spontanées "de droite" et des postures spontanées "de gauche", des lectures athées et des lectures croyantes, anti-conformistes ou moralisantes... Sauf qu'il y a une vérité du texte, cela ne fait aucun doute ! Je crois surtout que l'audace rimbaldienne remplit le lecteur, quel qu'il soit, de confusion, pour peu qu'il sente ce que Jules Laforgue appelait (parlant de Rimbaud) le "pouvoir de confession" du poème[23]. Devant l'habileté du styliste pour enrober dans une forme magnifique et flamboyante l'expression d'une expérience intime que la pudeur, habituellement, pousse à taire et à considérer comme triviale, on hésite parfois à comprendre ce qu'on lit, même si on le devine. Il fallait oser, en 1949 (et n'importe qui n'a pas ce courage, même aujourd'hui où les mœurs sont réputées plus libres et où l'image de Rimbaud a été sensiblement modifiée), écrire, comme le faisait Claude-Edmonde Magny, des lignes comme celles-ci :

"Avec l'O de l'Oméga, nous touchons au terme de la dialectique. Il n'est pas exclu sans doute de penser, à propos de cette voyelle suprême, à l'objet décrit dans le troisième sonnet des Stupra qui, quoique n'étant pas, comme le croit Hackett, l'"organe génital de la femme", a la forme d'un O, est comparé à un œillet violet (œillet veut dire petit œil, commence de plus par la lettre O et le violet est la couleur assignée à cette voyelle), et qui est, très certainement, l'orifice par où tout finit."  


Avril 2009               

 

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