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Rimbaud, le poète (accueil)  > Glossaire stylistique

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ELLIPSE : "Suppression de mots qui seraient nécessaires à la plénitude de la construction, mais que ceux qui sont exprimés font assez entendre pour qu'il ne reste ni obscurité ni incertitude" FONTANIER, Les figures du discours, Flammarion, 1968, p. 305.

La PARATAXE est une ellipse du lien syntaxique (adverbe de liaison, conjonction ...) entre deux phrases ou propositions. 

 

"LE POÈTE DE L'ELLIPSE ET DU BOND"
 

     Rimbaud est "le poète de l'ellipse et du bond", dit Saint-John Perse, dans une lettre de 1913 à Jacques Rivière. "Chacune de ses phrases, écrit de son côté Jacques Rivière, est à côté des autres. Elle ne conduit pas vers elles. On ne passe pas de l'une à l'autre. Il y a des hiatus partout." (op. cit. p.132).

     La critique a depuis longtemps observé le caractère elliptique du style de Rimbaud. En 1949, Henry de Bouillane de Lacoste constatait l'omniprésence, dans Une saison en enfer, de ce procédé d'écriture ...

  ... "qui consiste à supprimer entre deux phrases ou membres de phrase la liaison (conjonction ou idée intermédiaire) qui permettrait d'y voir clair :

O mon abnégation, ô ma charité merveilleuse ! ici-bas, pourtant ! (Mauvais sang).

   Ce dernier tronçon de phrase, déjà peu clair par lui-même, devient totalement inintelligible par le contexte.
   Voici un paragraphe tout entier où les phrases se suivent sans lien apparent, sauf entre la deuxième et la troisième :

Vite ! est-il d'autres vies ? Le sommeil dans la richesse est impossible. La richesse a toujours été bien public. L'amour divin seul octroie les clefs de la science.
Je vois que la nature n'est qu'un spectacle de bonté.
(Mauvais sang)

     C'est l'emploi très fréquent de ce système qui donne cette impression d'incohérence, de divagation somnambulique, traduisant l'état mental de Rimbaud durant l'été de 1873" (H. de Bouillane de Lacoste, op. cit. p. 232).

     Mais, contrairement à ce qu'en ont dit parfois les tenants de l'illisibilité de l'œuvre de Rimbaud (du moins, d'une partie de son œuvre), ce style haché n'est chez Rimbaud ni spontané, ni dépourvu de logique.

"Que le mortier temporel et logique manque, écrit Dominique Combe, ne signifie évidemment pas l'absence de logique ; simplement, cette logique virtuelle ou implicite celle du récit par exemple dans Conte, Royauté ou Génie doit être reconstituée par le lecteur. D'où le sentiment très fort, pour ce lecteur, d'une formidable accélération de la pensée et de l'imagination, qui progresse de ruptures en sauts, à travers une suite d'ellipses et, pour parler comme René Char, de raccourcis fascinateurs [...]" (op. cit. p.114).
 

*

    
     Restituer correctement les mots manquants, les mots qui ont été supprimés pour donner un tour plus insolite et original à l'expression, fait partie des exercices auquel tout lecteur de Rimbaud doit se conformer sans cesse pour comprendre ce qu'il lit.
     Le locuteur de
"Mauvais sang", refusant la "domesticité" du travail, se voit acculé à la "mendicité" ou au crime, qui ne lui font pas moins horreur. Mais pour comprendre l'idée comme je viens de la paraphraser, il faut ajouter un adversatif qui ne se trouve pas dans le texte :

« J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à charrue. — Quel siècle à mains ! — Je n'aurai jamais ma main. Après, la domesticité mène trop loin. [Mais] L'honnêteté de la mendicité me navre. Les criminels dégoûtent comme des châtrés [...]. »

     Sans ce "mais" soulignant les contradictions du personnage, c'est la phrase elle-même qui paraît absurde et contradictoire.

     Restituer la cohérence du discours n'est pas toujours facile. Observons ces deux autres extraits de Mauvais Sang où le locuteur, évoquant ses "ancêtres gaulois", se montre rempli du regret que sa "race" barbare ait été si soumise, si imparfaitement civilisée et christianisée. On peut peut-être rétablir ainsi les éléments sous-entendus (j'indique entre crochets les mots qui seraient nécessaires à un enchaînement logique) :

Début de la 2° section de Mauvais Sang :   

     Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de France !
     Mais non, rien.
     Il m'est bien évident que j'ai toujours été de race inférieure. [C'est pourquoi (?)]
Je ne puis comprendre la révolte. [En effet] Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée.
    
3° section de Mauvais Sang :

         Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le soir. [avec tous leurs plaisirs et leurs conforts]. [Peu m'importe, car] Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront.


     On constate que les ellipses repérées se réduisent parfois à un simple mot de liaison : [c'est pourquoi], [en effet] : on peut parler de PARATAXE. Ailleurs, l' articulation manquante relève de ce que les traités de rhétorique appellent : ELLIPSE. On a le sentiment qu'il manque un élément plus important, ou plus étendu : un groupe circonstanciel : [avec tous leurs plaisirs et leurs conforts] ; une phrase de transition : [Peu m'importe, car]. Il va de soi qu'une ellipse, même si elle est génératrice d'une certaine obscurité, n'est pas un défaut de style. Au contraire! Il suffit de comparer le texte initial au texte "corrigé" pour mesurer la supériorité du premier, sur le plan du rythme notamment : rapidité, légèreté.

*

    
     Il arrive que les ellipses rimbaldiennes conduisent la critique à de véritables contresens. Il me semble que c'est le cas dans ce poème des Illuminations intitulé Dévotion. Les trois derniers mots du dernier verset de Dévotion sont un casse-tête pour la critique. Dans les notes de son édition des Illuminations, Jean-Luc Steinmetz formule bien la question :

 "— Mais plus alors" : dans cette expression, "plus" peut être la deuxième partie d'une formule négative ou un adverbe d'intensité […] Sommes-nous du côté du more ou du nevermore ?

À titre personnel, il opte pour le "more" (une idée de "dépassement"). Moi aussi (je renvoie le lecteur à la page de ce site consacrée au poème). Mais cette opinion est ultra minoritaire. Massivement, les commentateurs français et les traducteurs étrangers du poème interprètent ce mot "plus" comme une négation, ce qui, selon mon jugement, est une erreur. Le mot "plus" est certes mystérieux. Rimbaud a recherché un effet de chute, percutante (avec ses trois mots brefs, ses trois accents rapprochés), et volontairement hermétique. L'instrument de l'énigme, c'est l'ellipse : il manque quelque chose, au moins un mot, pour que la phrase soit claire. Ce mot manquant, selon nous, c'est "pour". L'étude de la structure générale du texte fait ressortir la présence récurrente de ce mot "pour", désignant le but ou le bénéficiaire recherché par chaque pratique dévotionnelle énumérée. Or, le syntagme final "— Mais plus alors." occupe dans la structure de cette phrase unique que constituent les § 6-7-8 du poème la même fonction que toutes les autres formules de clôture des alinéas précédents qui contiennent le mot "pour". Rétablir ce mot dans la phrase finale en supposant que Rimbaud en a fait intentionnellement l'économie pour nous intriguer paraît donc parfaitement légitime. Il faut comprendre :

"À tout prix et avec tous les airs, même dans des voyages métaphysiques. Mais [POUR] plus alors."

Ce que nous dit Rimbaud, c'est qu'il est disposé à placer ses espoirs MÊME dans des voyages métaphysiques MAIS ALORS ... ce serait POUR obtenir PLUS, pour tirer davantage, non pas d’un intercesseur particulier (comme dans les premiers alinéas du texte) mais des risques ou efforts consentis dans cette ultime forme de dévotion. Sous-entendu, le jeu doit en valoir la chandelle : sa ferveur, s'il consent à l'offrir, devra lui rapporter "plus". Le gain devra être plus substantiel que celui obtenu dans ses précédentes pratiques dévotionnelles. Il veut être sûr d'avance que son ou ses voyages vers l'Inconnu lui permettront, selon la formule de Conte, de "voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels."

*

     Il y a parfois chez Rimbaud des ellipses si "vertigineuses" que l'on peut assister à des interprétations fort divergentes chez les commentateurs. Exemple, dans Barbare :

     Remis des vieilles fanfares d'héroïsme  qui nous attaquent encore le cœur et la tête loin des anciens assassins
     Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques : (elles n'existent pas)
     Douceurs !

    On constate un premier rapport logique non marqué, mais facile à rétablir, entre la proposition relative en incise et le reste de la phrase. C'est un rapport d'opposition :

[Nous sommes] Remis des vieilles fanfares d'héroïsme qui [cependant] nous attaquent encore le cœur et la tête [...]

    Mais quel est le rapport logique entre ce début de phrase et la vision du "pavillon en viande saignante", dans la proposition suivante (qui débute avec l'interjection de surprise "Oh !" et s'achève sur l'exclamation "Douceurs !") ? Pour beaucoup de commentateurs, il semble qu'il n'y en ait aucun, qu'il n'y ait là qu'une juxtaposition gratuite d'éléments disparates. Je crois au contraire que cette deuxième partie de phrase développe l'idée contenue dans la proposition en incise, avec une valeur logique de cause. On pourrait paraphraser ainsi :

Les "vieilles fanfares d'héroïsme" et "les anciens assassins" sont [certes] "loin" maintenant, [mais] ils "attaquent encore le cœur et la tête" du locuteur ...  [en effet] [car] voici que ("Oh !") se présente à lui de nouveau l'image obsédante du "pavillon en viande saignante".

    Pour un commentaire plus complet de ce passage, voir la page de ce site consacrée à Barbare.

*

     Olivier Bivort fait remarquer à juste titre que l'impression de discontinuité provoquée par le texte rimbaldien n'est pas le seul fruit de la parataxe, c'est-à-dire d'une absence de particules logiques et de chevilles syntaxiques (adverbes, coordonnants et subordonnants) mais qu'il s'y ajoute par moments la présence d'une syntaxe délibérément déviante :

"Le dynamisme des énoncés, — cette impression de mobilité du texte épousant le développement de l'image, — n'est-il pas le fruit d'une syntaxe savante, complexe, parfois peu claire au sens traditionnel et institutionnel du terme ? Ainsi, tel verset de Barbare [...] :

Les brasiers pleuvant aux rafales de givre, — Douceurs ! — les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. — Ô monde ! —

L'obscurité du passage naît en partie du choc des images, de la précipitation, de l'absence de verbes. Mais la syntaxe n'est rien moins que claire : qu'est-ce que 'pleuvoir à' en français standard, en 1874 ? Que sont des 'feux à la pluie' ? Qu'exprime la hiérarchie des compléments dans 'la pluie du vent de diamants ?'" (op.cit. p.29-30)

    C'est dire qu'il convient de ranger l'ellipse et la parataxe au sein d'un ensemble plus vaste de pratiques linguistiques (les phrases nominales, les ruptures, les disjonctions, le ton familier...) utilisées par Rimbaud pour désorganiser la phrase régulière et se doter d'une syntaxe originale et souple "pliée aux mouvements de sa pensée, fondamentalement expressive" (ibid. p.32).

*

  Il est curieux de constater, tant le texte de Rimbaud sidère ses commentateurs, que certains d'entre eux voient même de la parataxe là où il n'y en a pas, allant jusqu'à dénier toute signification à des connecteurs dûment présents dans le texte. Ainsi, Atle Kittang, auteur d'une remarquable thèse sur Rimbaud, Discours et Jeu (1975), écrit au début de son commentaire de Génie, à propos du syntagme : "puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été", que la conjonction "puisque" n'aurait là aucune valeur logique. Ce serait "un pur lien non-signifiant". Sa seule valeur résiderait "dans l'évaporation de son sens ou de sa fonction habituelle", afin de désorienter le lecteur (op. cit. p.222). Or, tout au contraire, "puisque" présente à cet endroit son sens le plus plein de connecteur logique dans le cadre d'un raisonnement causal. Rimbaud entend démontrer que son "Génie" est déjà présent parmi nous, que son "affection" n'est pas seulement une promesse pour "l'avenir" mais nous est déjà prodiguée dans le "présent". Ce sont les raisons (les causes) de cette conviction que la conjonction a pour fonction d'articuler et ce sont bien ces raisons que développent les propositions suivantes.

   Pour un commentaire plus complet de ce passage, voir la page de ce site consacrée à Génie.

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Bibliographie

Henry de Bouillane de Lacoste, Rimbaud et le problème des Illuminations, Mercure de France, 1949.
Atle Kittang, Discours et Jeu, Essai d'analyse des textes d'Arthur Rimbaud, Universitetsforlaget, Bergen
& Presses universitaires de Grenoble, 1975.
Jacques Rivière, Dossier Rimbaud, Gallimard, 1977.

Jean-Luc Steinmetz
, Arthur Rimbaud, Œuvres (3 tomes), préfaces et notes de Jean-Luc Steinmetz, GF, Flammarion, 1989 (tome 3, Illuminations, GF n°517, p.179).
Dominique Combe
,
Rimbaud, collection Foliothèque, n°118, 2004.
Olivier Bivort, "Rimbaud et la langue : modélisations et perspectives", Rimbaud et les sauts d'harmonie inouïs, Actes du colloque international de Zurich - 24-26 février 2005, Eurédit 2007, p.17-38.