Notes
Charleville, 15 mai 1871
J'ai résolu de vous donner une heure de littérature
nouvelle ; Je commence de suite par un psaume d'actualité.
Chant de guerre Parisien
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Contexte
Le poème trouve
place au tout début de la lettre dite "du voyant" (lettre à Demeny du 15 mai 1871), réputée pour sa fonction de
manifeste littéraire. On s'est parfois étonné que Rimbaud
ait illustré d'un texte satirique un programme de
"littérature nouvelle" centré sur la libération de
l'imaginaire (le fameux "long, immense et raisonné
dérèglement de tous les sens") en oubliant que ce même texte
fondateur plaide aussi pour une "poésie objective",
c'est-à-dire tournée vers le réel, et pour un poète
"multiplicateur de progrès", c'est-à-dire tourné vers
l'avenir et engagé dans les luttes qui divisent la société.
Le choix d'un thème d'"actualité" (le siège et les
bombardements de Paris par les troupes Versaillaises, au
moment de la Commune), la confection d'un poème de ton
burlesque, parsemé d'allusions scatologiques, et sa
désignation comme "Psaume", trait d'ironie anti-religieuse,
n'ont donc rien qui doive nous étonner.
Titre
Dans le titre du
poème, les éditeurs récents conservent à l'adjectif
"Parisien", la majuscule qu'y a mise Rimbaud dans son
manuscrit. Une façon, peut-être, de souligner avec emphase
la grandeur de la ville insurgée, dans sa résistance face à
la coalition de toutes les réactions, monarchiste,
bonapartiste et républicaine.
Ce titre parodie celui d'un poème de François Coppée :
Chant
de guerre circassien
(Le Reliquaire - Poèmes divers, 1866).
Indiquée par Jacques Gengoux (La Pensée poétique
de Rimbaud, Nizet, 1950), la source Coppée du Chant
de guerre Parisien a été analysée entre autres par
Herman H. Wetzel dans son article La Parodie chez
Rimbaud : "Malgré
l'existence de parallèles de forme (le nombre et la forme
des strophes, peut-être aussi l'idée du jeu homonymique...),
titre et thème général du printemps mis à part, rien ne
rappelle verbalement Coppée [...]." ((op.cit. p.81). Rimbaud emprunte
donc un moule (très classique : huit quatrains d'octosyllabes à
rimes croisées) et "le rapport entre phénomènes naturels et
événements militaires en ouverture du poème" (Steve
Murphy, 2009, p.213) :
Du Volga, sur leurs
bidets grêles,
Les durs Baskirs vont arriver.
Avril est la saison des grêles,
Et les balles vont le prouver.
Surtout, par le détournement explicite du titre de Coppée,
Rimbaud donne en quelque sorte aux Parnassiens (et, parmi
eux, à son destinataire) une leçon de "poésie objective". Il
substitue à l'exotisme superficiel du modèle un discours
engagé. "En partant de l'idée de Coppée, écrit Wetzel, (la
coïncidence du printemps avec la reprise des hostilités en
temps de guerre) Rimbaud utilise cette idée pour prendre
parti, pour s'engager du côté des communards" (p.83).
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1-4
Le
Printemps est évident, car Du cœur des Propriétés vertes, Le vol de Thiers et de Picard Tient ses splendeurs grandes ouvertes ! |
Le
Printemps est évident, car
La formule est abrupte et elle
sonne familièrement pour le lecteur d'aujourd'hui, habitué à
un usage intempestif de l'adjectif "évident". Ici,
comprenons qu'il est évident, c'est-à-dire qu'il saute aux
yeux, que le Printemps est là. La valeur sémantique de la
conjonction de cause ("car") ne pose pas problème, elle
équivaut au verbe "prouver" dans le quatrain initial du
poème de Coppée. Ce qui est plus difficile à comprendre
c'est le sens de la proposition qui suit. Quelle est la
cause de cette évidence ?
Benoît de Cornulier souligne le "culot" de ce vers
initial, "culot que rehausse son contre-rejet final". Cette
rime humoristique avait été pratiquée par Banville (dans
Embellissements) ou encore par Alfred Le Petit dans la légende d'une gravure, Souvenir du
siège de Paris, datée
du 13 mars 1871. On remarquera que "car" y fait la paire
avec "Picard", comme chez Rimbaud :
Hélas, sans pain, sans
bœuf, sans houille,
Paris a beaucoup souffert, car
Il a souffert qu'Ernest Picard
S'arrondît comme une citrouille.
Ce vers n'est pas moins
surprenant dans sa signification que dans sa forme, suggère l'auteur,
car il apporte une "immédiate correction, comme en
surimpression, de ce qu'annonce le titre, que rapportent les
journaux, que vivent les Parisiens : l'évident, c'est la
guerre. Eh bien non ! c'est « le Printemps », pas la
guerre."
Dans cet article intitulé
"Fête de la guerre", Benoît de Cornulier demande que l'on commente ce que le texte dit et
non pas seulement ce qu'on croit qu'il veut dire (les allusions
historiques et le message politique implicites). Il demande
qu'on prenne au sérieux la tonalité festive du poème, que la
plupart des exégètes ont tendance à réduire à un artefact
ironique mais qu'il attribue, lui, à "une tradition
populaire de dérision par inversion du malheur ou de la
peur" (ibid. p.89). Autrement dit,
Rimbaud ne se contente pas dans ce texte d'échafauder un
discours par antiphrase, il salue
joyeusement l'offensive des Versaillais comme un signe
"évident" du Printemps parce que, soit optimisme
naïf, soit besoin de se rassurer, il en nie le danger.
"Cette analyse, écrit l'auteur pour résumer sa démarche,
fournit, semble-t-il, une interprétation homogène du poème
comme négation du danger [...]" (ibid. p.63).
Il y a assurément, là, matière
à discussion (voir ci-après ma note sur le vers 4). Cependant, on accorde à Benoît de Cornulier
que ce "chant de guerre" manque un peu de dimension
héroïque, dramatique ou protestataire, du moins en
apparence, et que ses aspects ludiques, notamment sur le
plan de la forme, méritent qu'on les étudie de près, comme
il le fait :
"Ainsi, le jeune Rimbaud
qui, à Charleville, croit à la prochaine victoire des
Communards, rime en strophes légères et rimes amusantes
l'assaut de l'armée française contre Paris Commune, et
note en marge de son « psaume d'actualité » : « Quelles
rimes ! ô quelles rimes ! ». Cette manière de souligner
explicitement l'humour de ses rimes n'est pas pure
naïveté ; par elle, le tout jeune poète, sans s'y
réduire, évoque le modèle de Banville ; dans l'Avertissement
de la deuxième édition de ses Odes
funambulesques (1859), celui-ci disait avoir pensé
« qu'il ne serait pas impossible d'imaginer une nouvelle
langue comique versifiée », qui « cherch[erait] dans la
rime elle-même ses principaux effets comiques »." (ibid. p.68).
Parmi les traits de poésie
ludique représentés dans le texte, Cornulier cite les
nombreuses rimes par inclusion (car < Picard, vertes <
ouvertes, nus < bienvenus, Asnières < printanières), les
deux rimes à noms propres (très fréquentes dans le style
funambulesque de Banville) et, de façon plus générale, le
style de chanson :
"Son caractère chansonnier
est notamment évoqué par le vers « Et des yoles qui
n'ont jam, jam... » (strophe 3), citation de la chanson
du Petit navire. La strophe légère aux rimes
burlesques est celle d'une foule de chansons ou poésies
légères. — Cette chanson se présente comme l'une des
bamboches de la joyeuse fête par laquelle les Parisiens
célèbrent l'arrivée d'un fabuleux printemps." (ibid. p.88).
Du cœur des Propriétés vertes
On pense aux banlieues
résidentielles, aristocratiques et bourgeoises, de l'Ouest
parisien : Versailles en premier lieu, où s'était établie
l'Assemblée nationale depuis le 10 mars 1871, mais aussi
Saint-Cloud, Passy, Neuilly, etc. Voir aussi, plus loin, ma
note sur le vers 6 : "Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières."
Le vol de Thiers et de Picard
Thiers était le chef du
gouvernement nommé par l'Assemblée élue le 8 février. Il
avait désigné Picard
comme ministre de l'intérieur. Si maint détail du texte a
posé et pose toujours d'épineux problèmes d'interprétation,
son thème général n'a jamais fait question pour la critique
: le texte évoque sur un ton satirique les bombardements sur
Paris pendant la Commune. Ces cibles nommées, "Thiers" et
"Picard" (il
faut y ajouter (Jules) "Favre", ministre des affaires
étrangères, cité v.22), le titre du poème, les indications
de temps ("Printemps", v.1, "mai", v.5), l'allusion aux riches communes de l'ouest
parisien que se disputent Fédérés et Versaillais au cours de
la guerre civile d'avril-mai 1871 (nommées au v.6 et
implicitement désignées par l'expression "Propriétés vertes"
au vers 2), etc.
constituent suffisamment d'indices concordants.
Antoine Adam fournit
d'intéressantes précisions chronologiques : "Ces
bombardements débutèrent le 2 avril. Mais rien avant le 14
avril ne justifie le poème de Rimbaud. Ce jour-là, le tir de
l'artillerie devint formidable. Casimir Buis, dans Le Cri
du peuple du même jour, écrivait : « De Châtillon, de
Clamart, de Meudon, une épouvantable pluie de fer s'est
abattue sur nos forts du sud. Vanves, Montrouge, Issy
avaient leurs flancs qui rutilaient et flambaient rouge. » (op.cit.
p.881).
Dans quel sens peut-on
entendre le mot "vol" dans le syntagme "vol de Thiers et de
Picard" ? Thiers et Picard peuvent-ils être considérés comme
des objets volants ? Ce pourrait être une première
interprétation du texte : les deux ministres sont
facétieusement identifiés aux projectiles (balles et bombes)
que leurs soldats envoient sur Paris depuis leur base
arrière versaillaise ("du cœur des Propriétés vertes").
Steve Murphy, qui a élucidé bien des zones d'énigme du
poème en faisant appel à la presse satirique de l'époque, signale que les caricaturistes
exploitaient ce type de réifications "comme lorsque Xiat
(Nérac) donnait à un obus la forme d'un œuf de Pâques offert
par Versailles à Paris" (2009, p.216-217).
Les commentateurs, cependant, optent généralement pour une
hypothèse légèrement différente mais au fond complémentaire : Rimbaud représenterait, en style de caricature,
Thiers et Picard comme de "gros insectes
lutinant les « héliotropes », semant ces « choses
printanières » que sont les bombes [...]" (Ross
Chambers,
1973, p.71).
L'analogie entre insectes et obus expliquerait le rapport causal énoncé par le vers 1
("Le
Printemps est évident, car...") : la preuve du Printemps, suggère le locuteur d'un ton
familier et bouffon, ce sont
ces projectiles qui "nous" assaillent, comme le
font habituellement les insectes à cette saison ("nous", sous-entendu "nous parisiens",
c'est en effet un "nous" que le poète
mentionnera au vers 16 comme énonciateur intradiégétique du
poème, d'où peut-être le caractère abrupt et très "oral" de
l'expression, dans cet incipit du poème). Steve Murphy
a montré que la "bestialisation" de leurs cibles, notamment
sous forme d'insectes, est un procédé courant des
caricaturistes contemporains : "Une caricature de Corseaux
transforme les dirigeants réactionnaires (dont Thiers,
Picard et Favre) en insectes qui volent." (2009, p.216).
Mais le contexte immédiat (la proximité du mot
"Propriétés"), pour la plupart des commentateurs, montre
qu'il faut entendre le mot "vol" aussi dans un autre sens :
"Propriété et vol, écrit Gérald Schaeffer : il est
dès l'abord de significatives rencontres ... Le célèbre mot
de Proudhon, Flaubert l'avait repris en 1869 dans
L'Éducation sentimentale." (op.cit. 1979, p.90).
Défenseurs de la sacro-sainte Propriété contre le vol dont
elle serait menacée de la part des Partageux, Thiers, Picard
et Favre, nous rappelle Steve Murphy, étaient
eux-mêmes considérés par les Parisiens comme des
boursicoteurs et des corrompus (cf. Murphy, 2009,
p.220-227). On notera d'ailleurs dans l'allégorie de la
Commune due à Corseaux le leitmotive "il vole" employé aux
deux sens du verbe voler :
Signalons enfin, pour que le
panorama soit complet, l'exégèse "ornithomorphique" proposée
par Hermann Wetzel, selon laquelle Thiers et Picard
seraient présentés d'une part comme des voleurs, de l'autre
comme des oiseaux. Il avance quatre arguments que je cite en
ordre de crédibilité décroissante :
1) "Le « vol » des oiseaux migrateurs fait partie du poème
de printemps traditionnel."
2) Au vers 17, ces mêmes Thiers et Picard sont identifiés
"au dieu ailé de l'amour"
3) Le mot "cul-nus" qui les désigne au vers 5 est un
"néologisme [...] forgé d'après les compositions courantes
de noms d'oiseau comme « cul-blanc », « cul-rouge », etc."
4) Les noms de Thiers et de Picard eux-mêmes sont
susceptibles de "se métamorphoser en des noms d'(étranges)
oiseaux [...], par un double changement de suffixes,
dévalorisant dans les deux cas : le suffixe diminutif de
« tiercelet » supprimé, on arrive à /tjers/, prononciation
du nom Thiers dans le syntagme « le vol de Thiers et de
Picard » ; et un suffixe péjoratif ajouté à « pic » donne
« Picard »." (op. cit. 1984, p.83).
L'auteur résume cette thèse par le schéma suivant (op. cit.
1988, p.67) :
Tient ses splendeurs grandes ouvertes
Ce v.4 est une des nombreuses
énigmes du texte. Le sujet du verbe "tient" ne peut être que
"le vol". Mais à quel mot renvoie l'adjectif possessif
"ses" ? Probablement au mot "vol",
aussi.
Certains
commentateurs proposent, à
partir des éléments fournis par la strophe suivante
("délirants cul-nus" semant "les choses printanières") une
interprétation scatologique qui possède une certaine
logique (voir ci-dessous les commentaires de Gérald
Schaeffer pour "cul-nus"). Alain Vaillant, par
exemple, estime qu'il faut prendre le mot "splendeurs" dans son
"sens étymologique d'éclats brillants". La formule
désignerait par conséquent "la flamme sortant des canons".
Ces canons eux-mêmes sont représentés par Thiers et Picard
qui sont, du fait du « vol » des obus qu'ils commandent, les
« culs nus délirants » (c'est-à-dire déféquants) de la
seconde strophe, lâchant sur les Communeux leurs "choses
printanières" (cf. 2008, p.150).
Je risque ma propre
interprétation. La strophe se comprend à peu près si l'on
considère que la formule "le vol de Thiers et de
Picard" désigne, dans l'un de ses deux sens possibles,
les
"Propriétés vertes" volées par Thiers et Picard.
Il s'agirait par conséquent ici des "splendeurs" des
"Propriétés". On peut dès lors
paraphraser la strophe en faisant du substantif "Propriétés"
le sujet réel du verbe tenir :
Le
Printemps est évident car, depuis que Thiers et Picard
lancent leurs volées d'obus du cœur des Propriétés vertes qu'ils ont
volées, celles-ci tiennent grandes
ouvertes les splendeurs qu'elles recèlent.
En effet, ces "splendeurs", qui étaient
jusqu'ici fermées aux prolétaires de la capitale, voilà que les Ruraux, en établissant leurs
quartiers au sein des banlieues résidentielles de l'Ouest
parisien pour les bombarder, leur en ouvrent le chemin : il
leur suffit, pour
s'en saisir, de les aller déloger. Et alors, "les Ruraux
[...] / Entendront des rameaux qui cassent / Parmi les rouges froissements !"
Cette interprétation (qui
n'est pas sans engager la lecture du poème dans son entier)
apparaît d'autant plus plausible que le thème de la
convoitise conquérante du pauvre pour l'or des riches est
fréquent chez Rimbaud, sous diverses formes et notamment
celle du regard glissé par le pauvre à travers les grilles
des "propriétés". Cf. dans
Métropolitain, l'évocation des "routes bordées de
grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les
atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs, Damas
damnant de longueur, — possessions de féeriques
aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaranies [...]"
ou encore cette évocation de la rivière
de Cassis qui "roule avec des mystères révoltants / De
campagnes d'anciens temps ; / De donjons visités, de parcs
importants [...] Que le piéton regarde à ces claires-voies :
/ Il ira plus courageux." Cf., dans une thématique plus
générale, le thème du bagnard dans la
cinquième section de
Mauvais sang.
Je ferais donc assez mienne,
ici, à deux réserves près que j'exposerai ensuite,
l'interprétation avancée par Benoît de Cornulier dans
ce paragraphe :
"Les Communards
considéraient Thiers et spécialement Picard comme des
prévaricateurs ; la Commune avait confisqué les biens de
Picard et la maison de Thiers avait été rasée le 10
mai : on avait donc pu l' « ouvrir » et voir les
« splendeurs » qu'on y imaginait cachées ; le pluriel du
terme favorise cette interprétation concrète [...] La
distinction entre cette actualité, à laquelle il est
seulement fait allusion, et le Printemps qui est ici
décrit est significative : les « splendeurs » offertes
par ces merveilleux oiseaux dont les ailes sont ouvertes
nient d'entrée les « horreurs » de la guerre." (op. cit.
2009, p.65-66).
Première de mes deux réserves : la référence à
l'expropriation de Picard et à la
destruction de la maison de Thiers révèle bien l'idée du
texte, je crois, mais il est peu probable que Rimbaud fasse
directement allusion à ces péripéties. Ce sont des "Propriétés vertes"
(des parcs et châteaux de la campagne parisienne) qu'il
s'agit, c'est leur chemin que Thiers et Picard ouvrent
généreusement au peuple, en ce merveilleux printemps.
La deuxième est plutôt un
franc désaccord. Le but de Rimbaud est-il de "nier" les
"« horreurs » de la guerre" ? L'idée de "négation" revient
avec insistance dans l'article de Cornulier (c'est moi qui
souligne) :
- "interprétation homogène du poème comme négation du danger" (p.63),
- "négation de l'actualité convenant à des cul-nus, non armés,
« délirants » au lieu d'être « terribles », substituant
l'amour à la guerre" (p.70),
- "Poète voyant, en montrant « très franchement » [allusion à la
définition de l'hallucination délibérée dans Alchimie du
verbe] une peinture de campagne sereine et doucement
éclairée [à la Corot] à la place d'une ville incendiée par
les bombes, il nie ce qu'on voit : l'actualité." (p.79)
- "Grâce à un jeu constant de double (au moins) signification [...]
bourdonne sans cesse, comme sous-jacent à cette chanson et
nié par surimpression, le chant de guerre d'actualité que le
poète voyant ne chante pas." (p.89).
Cet appel récurrent à l'idée de négation, de négation pure
et simple, est bizarre. Lorsque Voltaire dit que "rien
n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que
les deux armées" (Candide, ch.3) disons-nous qu'il
"nie d'entrée les « horreurs » de la guerre" ? Lorsqu'il dit
que Pangloss "prouvait admirablement qu'il n'y a point
d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes
possibles, le château de monseigneur le baron était le plus
beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes
possibles" (ibid. ch.1), disons-nous qu'il "nie d'entrée"
toute possibilité de perfectionner le monde et la société aristocratique
de son temps ? Lorsque Montesquieu dit que les nègres "ont
le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les
plaindre", disons-nous qu'il "nie" que les esclaves soient à
plaindre ? Non, nous disons qu'ils nient en apparence,
qu'ils font semblant de nier, en un mot : qu'ils ironisent.
On m'objectera (c'est ce que je me suis dit tout d'abord) :
"eh bien, c'est exactement ce que veut dire Benoît de Cornulier" ! Voire !
Le but de Cornulier, en fait — il le dit lui-même p.89 — est de montrer que notre poème
n'est pas un "chant de guerre", qu'il n'est pas
pour Rimbaud un poème d'intervention politique (ainsi que les autres
commentateurs le présentent trop souvent), qu'il n'est pas un texte
d'actualité puisque, à cette actualité, "il est seulement fait
allusion" (p.65). La célébration du Printemps versifiée par
Rimbaud en style de chanson ne véhicule pas une critique par
la dérision de la répression versaillaise, c'est l'inverse :
"Ce texte s'annonçant comme un « chant de guerre » développe
donc plutôt le thème, innocent et archi-traditionnel dans ce
domaine, de la venue du printemps et du mois de mai [...]"
(p.88). Lorsque Rimbaud remplace
les bourreaux de la Commune par d'amoureux cul-nus, ce n'est
pas ironie, c'est voyance ! Quant aux deux
dernières strophes, où il apparaît à tout un chacun que
Rimbaud n'est plus dans l'ironie mais, tout au plus, dans
l'euphémisation de la colère et de la menace (c'est-à-dire
dans le registre du "chant de guerre"), il ne faudrait
surtout pas croire, nous dit Cornulier, qu'elles constituent
un appel voilé à tuer les soldats versaillais : "Le lecteur
[...] risque de prendre la mention des « douches de
pétrole » pour un aveu de guerre" (p.83). Pas du tout : les douches
évoquées sont celles qu'on utilise en médecine
psychiatrique. On les administre aux excités (c'est-à-dire
ici, pour Rimbaud, aux Communards) pour les calmer. "Ainsi,
en conclusion du quatrain, « votre rôle » désigne cette
vision inversée de la fonction des versaillais : braves
soigneurs plutôt que soldats, qu'on encourage au lieu de les
repousser." Quand il écrit qu'il faut "secouer" les
Ruraux, en effet, Rimbaud veut dire qu' "il faut secouer ces
visiteurs « dans [leur] rôle » de soigneurs afin qu'ils s'en
acquittent avec un peu plus d'énergie [...]" (p.85).
Je me contenterai d'une conclusion "soft" : Benoît de
Cornulier a le sens du paradoxe ! |
5-8
Ô Mai ! quels délirants cul-nus ! Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières, Écoutez donc les bienvenus Semer les choses printanières ! |
Ô Mai !
C'est le type même de l'apostrophe lyrique, ton
traditionnel de la célébration du Printemps, adopté ici par
ironie, naturellement. Voir encore, ci-après, la tournure
exclamative "quels délirants cul-nus !", l'épithète
louangeuse "les bienvenus" et le doux euphémisme "choses
printanières", qui relèvent du même discours par
antiphrase.
quels délirants cul-nus ! (orthographe du manuscrit)
Gérald Schaeffer
signale que la formule "petits cul-nus" apparaît souvent
dans la poésie de l'époque pour désigner les Amours (cf.
Banville, La Voyageuse, Odes funambulesques :
"Tous ces petits cul-nus d'amours"). Ce qui lui fait écrire
: "Le duo Thiers-Picard, grotesque couple d'Amours,
pervertit le rôle dévolu par la mythologie aux pourvoyeurs
de la nature : « semer les choses printanières » (qui est le
dernier vers de la strophe 2) reprend l'équivoque des
« splendeurs grandes ouvertes » [...] « splendeurs » qui
désigne « horreurs » ; « choses » pour dire
l'antithèse — sans doute scatologique, par référence aux
« accroupissements » de la fin — des fleurs, déjections
naturelles et mitrailles d'obus à pétrole." (op. cit. 1979,
p.91-92).
Au sujet de l'adjectif
"délirants", Benoît de Cornulier précise :
"s'agissant de cupidons, à « délirants » convient bien le
sens, familier et moqueur d'après Bescherelle et Littré, de
« ce qui se dit en parlant de choses extravagantes, qui
excitent le rire fou » ; par exemple, pour l'austère Littré,
« un vieillard que l'on disait tout cassé et qui entre au
contraire pimpant et fier, comme un beau à la vieille
mode », c'est absolument « délirant » ; de même, donc, un
guerrier en cupidon, en « cul-nu », c'est tout aussi
« délirant »." (op.cit. 2009, p.70-71).
Alfred Le
Petit, La République en danger (détail).
Steve Murphy a
puissamment conforté cette interprétation en signalant que,
parmi de nombreuses caricatures contemporaines représentant
"Thiers et ses complices en train de séduire avec des
mensonges, enlever, violer, mutiler ou tuer Marianne, jeune
République forte et belle", il en est une particulièrement
intéressante pour nous (détail, ci-dessus). Il faut citer en
entier l'analyse qu'en fait Steve Murphy : "Dans
La République en danger de Le Petit, Thiers est un Amour
ailé, accompagné d'un comte de Paris transformé en papillon.
Thiers, muni du carquois de flèches d'Éros et d'un regard de
concupiscence coquette, se tient ("cul-nu") derrière
Marianne et commence à la déshabiller. Le comte de Paris
s'affaire autour d'une rose que Marianne tient à la main."
Le dialogue inscrit sous le
dessin en précise la signification politique. Redonnons la
parole à Steve Murphy : "Tu n'auras pas ma rose" dit
Marianne au papillon — souvenir évident de Béranger. La rose
symbolise ici, comme chez Béranger, la nature de la femme
et, plus précisément, sa virginité, en l'occurrence celle de
la République. Rimbaud a peut-être vu cette caricature,
datée du 7 mars, mais l'important est que cette image, si
proche de l'argument sous-tendant l'imagerie cocasse du
poème, puise dans la vaste réserve culturelle du peuple. En
connaissant les éléments et les modes de combinaison propres
à une telle imagerie, Rimbaud a pu arriver de lui-même à
cette strophe." (op. cit. 2009, p.257-259).
Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières,
/ Écoutez donc les bienvenus / Semer les
choses printanières !
"Les « choses
printanières » ainsi semées sont les bombes", glose
Suzanne Bernard (op. cit. 1960, p.390). Certes, mais, en
dehors de ce sens figuré, qui va de soi, quel est le
comparant sur quoi repose l'image ?
"« Choses printanières » :
l'imprécision est voulue, écrit Jean-Luc Steinmetz.
Mais Rimbaud laisse entendre, comme le veut le contexte, les
manifestations de la guerre qu'il transforme ici en fruits
de saison." (Œuvre-Vie, 1991, p.1052). Certes,
certes ! Mais quels sont ces "fruits de saison" ? Quelles
"choses" se sèment au printemps ? Des graines, des pollens ?
Ces
"bienvenus", le lecteur ne peut l'oublier, sont des êtres
volants (v.3). Des "hannetons" (v.20) ? Des oiseaux ? Et que
sèment les insectes ou les oiseaux au printemps ? Tout en
restant prudents, vu le caractère extrêmement allusif du
texte, certains commentateurs perçoivent ici une allusion
scatologique : "Les choses semées, écrit Steve Murphy,
désigneraient non seulement une dispersion de graines,
d'obus et de propagande, mais aussi la fécondation des
fleurs (héliotropes) grâce à la médiation des
insectes (hannetons). Une lecture supplémentaire (et
nécessaire) associe bienvenus et cul-nus, de
sorte que les choses deviennent, par une périphrase
euphémique, des étrons qui tombent comme un purin bénéfique
[Schaeffer 1979, p.99]. Cette lecture complexe est
appuyée notamment par l'enlèvement ou viol des héliotropes
(comme on parle euphémiquement de l'enlèvement des Sabines)
et par les « accroupissements » scabreux de la fin du poème,
ramifications des métaphores enchevêtrées des [...]"
(op. cit. 2009, p.219).
Alain Vaillant est
moins sensible que Steve Murphy aux charmes de la
polysémie. Pour lui, la suggestion scatologique est la clé
qui permet de dégager du texte un sens cohérent et offre au
critique la possibilité d'une interprétation homogène : le
bombardement des Versaillais, écrit-il, "est comparé à la
fois à l'explosion du printemps et à l'acte de défécation,
l'obus de canon étant assimilé tantôt à une graine semée,
tantôt à une fleur éclose, tantôt à un étron [...] Thiers et
Picard, qui sont, du fait du "vol" des obus qu'ils
commandent, les « culs-nus » déféquant de la deuxième
strophe, montrant en effet à tous leur cul splendide,
assimilables aux bouches de canon [...]. L'expression de
« jaunes cabochons » fait immanquablement penser à des
étrons [...] « Les Ruraux qui se prélassent / Dans de longs
accroupissements » sont les Versaillais s'attardant
voluptueusement à leur défécation matinale et canonnante :
le poème
Accroupissements explicite, s'il en était besoin, le
sens scatologique du mot. " (op. cit, citations extraites
des pages 150,151,152). Comme nous le verrons plus loin,
cette grille d'interprétation fournit à l'auteur des
solutions jugées par lui satisfaisantes pour deux des plus
coriaces énigmes du poème : " la vieille boîte à bougies"
(v.10) et les "rouges froissements" (v.32).
Steve Murphy relève
avec raison (2009, p.230-231) l'erreur commise par Gérald
Schaeffer (1989, p.94) quand il désigne les Parisiens
comme destinataires du verbe conjugué à la deuxième personne
de l'impératif "Écoutez". C'est en effet aux villes nommées
au vers 2, et non aux Parisiens, que cette injonction
s'adresse, pour la bonne raison que c'est sur elles que
s'abattent présentement les projectiles semés par les
"bienvenus". Ces villes petites-bourgeoises de l'Ouest
parisien où se déroule la bataille sont d'ailleurs
abondamment citées dans la presse et la littérature sur la
Commune, précise Murphy, car elles permettent l'évocation
pathétique des ravages de la guerre sur des endroits que la
poésie de l'époque associe à des connotations positives,
bucoliques, sentimentales et mièvrement érotiques. |
9-12
Ils ont schako, sabre et tam-tam, Non la vieille boîte à bougies Et des yoles qui n'ont jam, jam... Fendent le lac aux eaux rougies ! |
Ils ont schako, sabre et tam-tam
Le schako
était la sorte de képi en forme de cône tronqué porté par
l'armée française jusque dans les années 1870. C'est le
couvre-chef rouge qu'on voit aux soldats dans l'image
d'Épinal ci-dessous (voyez aussi le sabre de l'officier,
mais je ne vois pas de tam-tam). le choix du mot "tam-tam"
indique une radicalisation du texte dans le sens de la
fantaisie ou du "funambulesque". On passe de la bouffonnerie
ironique (deux premiers quatrains) à ce que Steve Murphy
appelle "le ludique enfantin" (2009, p.233). Mais cette
dernière tonalité n'est pas dépourvue de portée satirique,
dit Murphy : "Le tam-tam, le schako et le sabre figurent les
parades militaires presque infantiles des chefs versaillais
et reviennent ainsi au motif de l'infantilisme qui s'était
déployé au cœur de L'éclatante victoire de Sarrebruck"
(2009, p.236).
Non la vieille boîte à bougies
Ce vers 13 est
un des casse-têtes chinois de la critique rimbaldienne. Pour
les auteurs de la première Pléiade (1946), la
"vieille boîte à bougies" était un "trombone à pistons"
(op.cit. p.706). Suzanne Bernard est moins
affirmative : "Que désigne « la vieille boîte à bougies » ?
L'antique lanterne récemment remplacée par la lampe à
pétrole ?" (op. cit. 1960, p.390). Antoine Adam fait l'impasse. Gérald
Schaeffer semble songer à une forme de tambour quand il
parle de "la « vieille boîte à bougies » remplacée par le
tam-tam". Le conservateur d'un musée d'histoire lui a aussi
signalé qu'on appelait « vieille boîte à bougies » un
"récipient fixé sous le caisson des cuisines roulantes dans
l'armée française des années 70. Métallique, ce récipient
évoquerait-il un tambour [...] ?" (op. cit. 1979, p.96).
Jean-Luc Steinmetz propose d'y voir une pièce
d'artillerie, "un équipement militaire dépassé" (op.cit.
p.248). Plusieurs font le lien avec l'expression "boîte à
mitraille". "On pourrait se contenter de voir ici une boîte
dans laquelle se vendent des bougies" risque Murphy,
2009, p.239 (on y pensait, celle ou Arthur rangeait ses
soldats de plomb ?). Mais sa préférence consiste à y voir une
périphrase évoquant l'objet appelé "boîte à chandelle",
c'est-à-dire "lanterne", par référence au symbolisme de la
lumière (contre l'obscurantisme) et au journal républicain
de Rochefort qui portait ce nom. Or, précisément, en
républicain conséquent, Rochefort avait démissionné du
Gouvernement de la Défense nationale et de l'Assemblée de
Bordeaux, ce qui explique pourquoi les soldats
gouvernementaux n'ont pas
avec eux "la vieille boîte à bougies" (cf. Murphy, ibid.
p.239-252).
Alain
Vaillant n'est pas convaincu par
cette thèse. Voici la sienne : "Ces guerriers déféquant ont
« shako, sabre et tam-tam », et non « la vieille boîte à
bougies », c'est-à-dire une sorte de lanterne bricolée, une
vieille boîte sur laquelle on a peut-être collé, avec un peu
de cire fondue, une simple bougie. C'est en effet
l'instrument dont doit se munir le paisible dormeur, éveillé
avant le lever du jour par un besoin naturel qu'il va
satisfaire au « cœur des Propriétés vertes », tout comme la
communiante des Premières communions va, la nuit,
« une chandelle aux doigts, / Descendre dans la cour [...]
et pass[er] sa nuit sainte dans les latrines » (v.94-97).
Mais Versailles en guerre n'est pas le monde de l'enfance
[...]. Voilà que la guerre injuste a irrémédiablement
souillé le monde heureux de l'enfance [...] Grâce à la
discrétion pudique et secrète des allusions contenues dans
cette troisième strophe, Rimbaud parvient à ce coup de force
de réunir dans un seul poème, la violence de l'insulte
scatologique et le lyrisme nostalgique des latrines
enfantines." (op. cit. p.153).
J'ai failli
proposer une autre interprétation ... mais je me suis retenu
à temps.
Et des yoles qui n'ont jam, jam... / Fendent le lac aux eaux rougies !
Dans la marge de
droite du manuscrit, Rimbaud a inscrit : "Quelles rimes !
ô ! quelles rimes !". Verticalement, commentant donc l'ensemble du poème.
Mais il faut bien reconnaître que la rime tam-tam :: jam jam
... , dans le pittoresque ou l'acrobatique, est
particulièrement réussie. La référence au Petit navire
est en cohérence avec le style enfantin de la strophe.
Murphy signale que Rimbaud n'est pas le premier à s'être
amusé à parodier la chanson et que l'on trouve par exemple
dans un pamphlet contre Victor Hugo, Les Travailleurs
dans la mer (1866), la phrase : "c'était un matelot
terrrrrr...ible !!! Il avait beaucoup nav... nav... igué." (op.cit.
2009 p.232). Un autre effet de sens repéré par le même
critique pourrait résulter de l'emploi habituel de la yole
par les canotiers des bords de Seine (cf. les canotiers
d'Asnières), ce qui tend à présenter la campagne militaire
des Versaillais contre Paris comme une équipée de
plaisanciers bourgeois en banlieue parisienne. Le "lac aux
eaux rougies", selon Suzanne Bernard et d'autres
après elle, pourrait être celui du Bois de Boulogne. On
serait ainsi toujours dans le travestissement burlesque des
loisirs bourgeois .... sauf que le résultat de ces
plaisanteries, c'est le sang versé du peuple de Paris dont
les eaux du lac sont "rougies". Par là-même, écrit Steve
Murphy, Rimbaud créerait "un effet de contraste entre le
ludique enfantin et l'horreur militaire [voir Wetzel
1977, p.436]." (Murphy, 2009, p.233).
|
13-16
Plus que jamais nous bambochons Quand arrivent sur nos tanières Crouler les jaunes cabochons Dans des aubes particulières ! |
Plus que jamais nous bambochons
Description puérile de la
guerre comme une fête, dans la continuité du quatrain
précédent. Après les Versaillais transformés en soldats
d'opérette, ce sont maintenant les Parisiens qui paraissent
considérer la guerre comme une partie de plaisir.
L'intention satirique présidant à cette image insouciante et
festive de la Commune est difficile à dégager. Rimbaud
a-t-il voulu montrer un peuple courageux qui se moque de la
mitraille, suggérer l'invincibilité de la révolution,
l'impuissance du gouvernement à menacer sérieusement la
capitale insurgée ? Parodie-t-il, au contraire, pour la
remettre en cause, l'image
méprisante que Versailles véhiculait des ouvriers parisiens :
"bambocheurs", c'est-à-dire fainéants, ivrognes, débauchés ? Peut-on,
comme Murphy, considérer que ces deux projets coexistent et s'épaulent l'un l'autre (cf. 2009,
p.252-253) ?
Oui, sans doute, car nous
avons là un mécanisme d'identification de Rimbaud au peuple
communard, identification fortement suggérée par le "nous"
qui apparaît pour la première fois dans le poème et qui sera
repris au vers 26. Au moment où Rimbaud expose à son ancien
professeur (lettre à Izambard
du 13 mai 1871), en même temps qu'un certain sentiment
de culpabilité, les raisons qui le poussent à se tenir
éloigné de la "bataille de Paris", il s'y projette par
l'imagination, en s'identifiant de façon évidente au camp de
la révolution et en confiant aux mots la mission qu'il ne se
sent pas en mesure d'accomplir par lui-même. Or, le peuple,
pour autant qu'il s'y reconnaît, reste généralement défini
par Rimbaud comme l'Autre, la crapule, la canaille :
"Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je
veux être poète, et je travaille à me rendre voyant" (lettre
à Izambard du 13 mai 1871). Comme dans la célèbre
chanson contemporaine d'Alexis Bouvier,
La Crapule (1865), l'identification est assumée
comme une provocation : "C'est la crapule ! Eh bien, j'en
suis". Le propre de la provocation c'est d'accepter les
insultes des adversaires (la bourgeoisie, les Versaillais).
C'est de signifier à cet adversaire que ses insultes, ses
représentations péjoratives et méprisantes, eh bien ! on les
connaît, mieux, on les assume, et que, malgré elles, on
s'identifie plus que jamais à leurs victimes.
Ne nous
étonnons donc pas que dans ce vers (et le suivant :
"tanières", "fourmilières" !! ne décrivent-ils pas les
parisiens comme des bêtes ?), Rimbaud en vienne à exalter la
lutte des Communards dans le vocabulaire des Versaillais.
Quand arrivent sur nos tanières
En marge de ce vers, mais sans
le biffer, Rimbaud inscrit une variante susceptible de s'y
substituer : "Quand viennent sur nos fourmilières".
Fourmilières, commente Schaeffer, offre une rime plus
riche mais tanières a le mérite de rappeler
"printanières". En outre, ce mot "évoque l'abri des bêtes
sauvages, traquées, d'abord, [...] et qui vont ensuite
prendre l'offensive ; terme plus large et plus fort, donc
que fourmilières." (op. cit. 1979, p.96-97). C'est sans
doute pour cette raison, pense-t-il, que Rimbaud ne s'est
pas décidé au changement. |
|
|
jaunes cabochons
Le mot cabochon désigne en
général un élément saillant de forme arrondie : une pierre
polie taillée en cabochon (joaillerie), un motif de
céramique sur une façade (architecture), un clou à tête
ronde (ameublement, tapisserie), etc. On voit l'analogie
avec la forme d'un obus, surtout s'il est précisé que la
couleur en est jaune. Comparer les obus à des pierres
précieuses, c'est, une fois de plus, enjoliver l'évocation
de la guerre. Ce qui nous pose à nouveau la même question :
s'agit-il de "mimer l'euphémisme bourgeois" présidant au
discours de Versailles sur la guerre (Murphy, 2009, p.254)
ou plutôt de suggérer l'indestructible enthousiasme
révolutionnaire du peuple de Paris ?
Dans des aubes particulières !
"Ces aubes particulières
désignent sans doute les lueurs des incendies allumés par
les bombardements, les explosions d'obus étant de leur côté
qualifiées de jaunes cabochons. Mais ces
bombardements n'empêchent pas les Parisiens de bambocher
(c'est-à-dire de faire la fête). On observera qu'à partir de
cette strophe 4, le mot nous désigne les Communeux,
le vous s'appliquant aux Versaillais." (Yves Reboul,
Œuvre-Vie, p.1052)
|
17-20
Thiers et Picard sont des Éros, Des enleveurs d'héliotropes, Au pétrole ils font des Corots : Voici hannetonner leurs tropes... |
Thiers et Picard sont des Éros / Des enleveurs d'héliotropes
Nous avons déjà expliqué en
quoi Thiers et Picard sont des Éros (voir ci-dessus la note
sur "cul-nus"). Le personnage mythologique d'Éros (Cupidon
pour les Romains) est associé au récit de l'enlèvement de
Psyché par Ovide dans Les Métamorphoses, épisode qui
a inspiré d'innombrables transpositions graphiques, depuis
les artistes de l'Antiquité jusqu'à Bouguereau et autres
peintres académiques de la fin du XIXe siècle.
Éros y est représenté tantôt comme un éphèbe, tantôt comme
un petit enfant ailé, joufflu et fessu (petit "cul-nu", dirait Rimbaud, très
proche de l'imagerie traditionnelle des angelots dans la
tradition chrétienne) :
Enlèvement de Psyché par Éros.
Mosaïque romaine, Alcazar de Cordoue.
La caractérisation de nos deux
Éros Thiers et Picard comme des "enleveurs" peut donc être
considérée comme un quasi automatisme, sous la plume de
Rimbaud. Selon plusieurs commentateurs, l'héliotrope, du
fait de son phototropisme, correspondrait dans le texte à un
symbolisme politique : "Thiers et Picard, écrivent
Rolland de Renéville et Jules Mouquet, sont
nommés par [Rimbaud] des enleveurs d'héliotropes, par
conséquent des gouvernants qui privent la nation des fleurs
dont les corolles sont tournées vers la source de vie, le
soleil." (op. cit. p.706). Dans le cas de nos deux (Z)Éros,
donc, si l'on suit les annotateurs de la première Pléiade
consacrée à Rimbaud, l'enlèvement des héliotropes équivaut à
une destruction car, écrit de son côté Steve Murphy,
"enlever une fleur de la terre signifie que, si l'on peut
parler de viol, Rimbaud sous-entend surtout un assassinat."
Un assassinat de la République, comme on pourrait le
déduire, entre autres, de cette caricature de Faustin,
représentant l'enlèvement de Marianne par Jules Favre :
L'analogie entre la fleur
tournée vers le soleil et la République pourvoyeuse des
libertés et des "lumières" n'est pas absente de la presse de
la Commune, ajoute Murphy (2009, p.261), qui
reproduit ce passage du Père Duchêne (n°29, 24
germinal, p.7) :
La
République est comme des fleurs, il lui faut du soleil !
Et, nom de Dieu ! avec ce régime-là nous la ferons
grandir entre nos baïonnettes, comme un coquelicot au
milieu des blés !
Et le Père Duchêne vous en fout son billet,
Ce n'est pas encore le jean-foutre Thiers qui la
fauchera !
Les "héliotropes" pourraient
donc représenter les révoltés, les républicains, les
Communeux, tous ceux que leur idéalisme conduit à regarder
toujours du côté du soleil, de la liberté, des lumières. Par
opposition, "il faut admettre que sont « enleveurs
d'héliotropes » tous les adversaires d'une révolte quelle
qu'elle soit", glose Louis Forestier (op. cit. 2004, p.448),
après avoir rappelé, dans
Oraison du soir, "l'assentiment des grands
héliotropes" au geste de défi du poète pris de boisson.
Au pétrole ils
font des Corots
Suzanne Bernard
écrit : "Le paysage illuminé par les bombes au pétrole
prend les rougeurs d'un tableau de Corot (cf. dans
L'Orgie parisienne : « Et qu'un soir la rougeur des
bombes étoila »)." (op. cit. 1960, p.390). Corot (1796-1875)
est un peintre célèbre au moment de la Commune, réputé comme
un paysagiste, et montrant un goût marqué pour les paysages idylliques. Mais pas pour la couleur rouge, autant que je sache.
Corot, comme l'ont fait remarquer plusieurs critiques,
est plutôt amateur de teintes douces et de lumières tamisées. Ce n'est donc pas pour ses couleurs que Rimbaud
a choisi ce peintre mais pour ses sujets, à cause de ce goût
qu'il partage avec les obusiers versaillais pour la douce et
calme campagne française.
Voici
hannetonner leurs tropes
Encore un vers, et surtout un
mot ("hannetonner"), dont l'interprétation a été fort
discutée. Témoin, ce panorama réalisé en suivant l'ordre
chronologique :
En 1960, Suzanne Bernard
glosait : "Les troupes versaillaises progressent, « lourdes
et bêtes, comme des hannetons », dit Gengoux (en
outre, les hannetons sont des insectes dévastateurs).
Rimbaud fait un jeu de mots sur « tropes » par allusion sans
doute aux discours prétentieux de Thiers" (op. cit. 1960,
p.390). Cela fait au moins trois significations différentes parmi
lesquelles la commentatrice ne choisit pas. Ross
Chambers, quelques années plus tard, fait de "tropes"
(qui, grammaticalement, en est le sujet) le complément d'objet de
"hannetonner".
Rimbaud, selon lui, transformerait "Thiers et Picard en gros
insectes lutinant les héliotropes, semant ces « choses
printanières » que sont les bombes, tout en hannetonnant
les « tropes » de leurs hypocrites discours." (op. cit.
1973, p.71). Comprenons que, parmi les divers sens de
"hannetonner" avancés par Suzanne Bernard, il sélectionne
celui de proférer des discours ornés (d'où
"tropes") lourds et trompeurs.
André Guyaux, révisant
en 1976 l'édition critique de Suzanne Bernard chez Garnier,
supprime la note de cette dernière et la
remplace par ceci : "Le sens de « hannetonner »,
selon Enid Rhodes Peschel (Studi francesi,
gennaio-aprile 1976, p.87-88 ; repris dans Flux et Reflux,
p.29-30) est non pas de faire comme des hannetons, mais
chasser les hannetons pour les tuer ; « tropes » est une
déformation, favorable à la rime, de troupes, comme
« enleveurs » jouait sur éleveurs (op. cit. p.392).
Il remodifiera cette note en 2000 (p.416, note 7). Mais,
entre temps, la doctrine Enid Rhodes Peschel aura
prospéré. On la retrouve à peu de choses près chez Gérald Schaeffer
("hannetonner : secouer les
arbres, au printemps, pour en déloger les hannetons.", op.
cit. p.92). On
la retrouvera chez Cornulier (1990), Brunel
(1999), Jeancolas (2000).
On en relève aussi la
présence chez
Steinmetz (1989) qui, malgré tout, a le mérite de
formuler en clair la notation auditive justifiant l'analogie
entre hannetons et troupes versaillaises ("hannetonner" =
"bourdonner") : "On
peut comprendre bourdonner leurs figures de style, autrement dit leurs racontars. Mais le mot
« tropes » peut être également pris pour la forme ancienne
(attestée au XVIe siècle) de troupes. Ces
troupes chasseraient le hanneton." (Poésies,
GF, tome I, p.248).
Certes, si l'on demande au
dictionnaire le sens du verbe "hannetonner", on va trouver
quelque chose comme : "détruire les hannetons". Mais nous
lisons un texte et il faudrait quand même savoir ! Les
hannetons sont-ils les chassés (les communards) ou les
chasseurs (les versaillais) ? C'est l'un ou l'autre : interpréter, à
un moment donné, c'est quand même
choisir. Lire, c'est élire. Et pour ce faire, rien de mieux que le principe
énoncé par Steve Murphy au seuil de
son article sur Chant de guerre Parisien
: "Pour un
verbe comme « hannetonner », on verra qu'il ne suffit
pas de trouver un sens dans un dictionnaire, ni de montrer
que ce sens peut être pertinent dans un micro-contexte, mais
qu'il faut aussi vérifier l'adéquation de ce sens avec le
déroulement rhétorique global du texte" (op. cit. 2009, p.211).
Et donc, commençons par
observer le sens et la structure de
la strophe dont ce vers constitue la clausule. On
s'apercevra que ces indices conseillent d'accorder au mot
"tropes", en première analyse, une
valeur positive, du moins en apparence. Donc "figures de
style", "fleurs de rhétorique". Car ce
mot occupe à la rime la même place que "Eros", "Corots" et
"héliotropes" dans les vers précédents et relève, comme eux, d'une rhétorique de l'éloge
ironique. Si, donc, le sens est in fine
péjoratif, ce ne sera qu'indirectement et par antiphrase. Le
quatrain tout entier, en effet, est consacré à la
célébration des hautes vertus de Thiers et Picard. Ce sont
des Don Juan, des "Éros" (des héros, des zéros),
qui ravissent — enlèvent — les héliotropes (en les
détruisant), des artistes qui peignent des paysages à la
Corot (avec le pétrole de leurs bombes), enfin de grands
orateurs ou poètes.
Leurs salves d'artillerie, qui sont leurs fleurs de
rhétorique, bourdonnent, ronflent à
nos oreilles, comme des hannetons au printemps.
Si l'on doute de cette
interprétation, on lira avec intérêt
l'extrait suivant des mémoires de
Lefrançais, qui fut le premier président de la Commune
de Paris :
"Le bombardement,
proclamé la veille seulement par l'Officiel de
Versailles, dure en réalité depuis le 3 avril sur tout
ce parcours, mais il est maintenant plus violent que
jamais. Tous nous sommes familiarisés depuis longtemps
avec le sifflement des balles, que les fédérés comparent
très justement, il me semble, au bourdonnement des
hannetons, lesquels par parenthèse, effarouchés sans
doute par nos fusillades, ne donnent pas signe de vie
cette année. Mais il est un bruit auquel je ne peux
m'habituer et qui me cause toujours une impression
désagréable : c'est celui que font, en tournoyant avant
de tomber, les lingots lancés par les boîtes à
mitraille." (Gustave Lefrançais, Souvenirs d'un
révolutionnaire, Le Cri du Peuple, 1886-1887,
rééd. La Fabrique, 2013, p.450).
Un tel témoignage tend à
montrer que l'analogie entre le sifflement des balles (non des bombes, Lefrançais fait la différence)
et le
bourdonnement des hannetons relevait, au temps de
Rimbaud, de l'expérience commune de la guerre. Tout lecteur
contemporain percevait d'abord dans ce vers une notation
auditive. Le verbe "hannetonner" n'a
donc pas ici le sens des dictionnaires mais celui que
Steinmetz lui reconnaissait ci-dessus, celui de
"bourdonner". Et ce sont donc les soldats (non les
Communards) que Rimbaud compare à des hannetons. La chose
saute aux yeux, d'ailleurs, lorsque on resitue ce vers dans
le contexte global du poème. Car cette analogie s'inscrit
dans un système de comparaison installé depuis le début du
texte entre chefs versaillais et entités volantes de toutes
sortes. Ceci ne contredit aucunement, à un second niveau
de lecture, l'équivoque "tropes (au sens de "tropes") /
tropes (au sens de "troupes"). Ce sont les
troupes de Versailles qui, par métonymie, vrombissent comme des
hannetons en tirant sur les parisiens, et ces concerts d'artillerie sont comme les tropes
de ces délicieux littérateurs que sont Picard et Thiers. Les vers
19 et 20 illustrent les deux aspects, visuel et sonore, de
la bataille, en même temps que le double talent,
musical et pictural, de nos deux artistes. Ils ajoutent leur
flatterie à celle qui était décernée à ces Éros dans les
vers 17-18.
Cela n'interdit pas non
plus d'explorer plus avant le réseau d'allusions satiriques
implicitement véhiculées par
le vers, comme par le poème dans son entier. Car les
louanges décernées à Thiers et Picard par ce "psaume"
(les
"splendeurs grandes ouvertes" de la strophe 1, les
"délirants cul-nus" et les "bienvenus" de la strophe 2,
etc.) doivent être comprises, bien sûr, par antiphrase. Murphy relève
à ce propos dans la littérature et la caricature politique
de l'époque
une connotation péjorative du hanneton non mentionnée jusqu'ici, celle de la
folie. Et là, nous retrouvons Suzanne Bernard qui
mettait en avant l'allure vibrionnante, lourde et bête,
du hanneton. Effectivement, selon Murphy, écrivains et chansonniers
contemporains décrivent le vol erratique
de l'insecte, ses "bourdonnements insensés", écrit
l'un d'entre eux. Or, l'idée
de "folie" correspondait bien à l'image que les Communards se
faisaient, ou voulaient propager, des leaders Versaillais.
Ainsi, le
général Trochu, chef du "Gouvernement de la défense
nationale" après septembre 1870, est-il plusieurs fois associé
à l'image du hanneton, symbole de déraison. Un dessin de Faustin, par exemple, dans le
but de dénoncer son
prétendu plan secret pour sauver Paris (fiction
surtout destinée à masquer son inaction et sa soumission à
Bismarck), montre un hanneton déposant comme une merde le
fameux "PLAN" dans le crâne fêlé du général :
L'antiphrase est la figure qui
assure l'unité du "déroulement rhétorique global du texte". Le principe consiste en la présentation "hilarante et
optimiste" d'une "actualité terrifiante" (Benoît de
Cornulier, op.cit, p.63), moins pour nier le danger de la situation,
comme tend à le dire cet auteur, que pour rehausser l'ardeur
des révolutionnaires
(dans les deux dernières strophes), après avoir rapetissé
leurs adversaires avec l'arme de l'ironie. Ceci dit, malgré
son manifeste en faveur d'une "poésie objective", Rimbaud ne
caressait probablement pas l'espoir d'atteindre
effectivement le lectorat populaire de Paris. C'est surtout
sa propre confiance dans la victoire des révolutionnaires
qu'il tente de rehausser, en se fondant sur la confiance
spontanée et probablement trompeuse des poètes sur le
pouvoir des mots.
|
21-23
Ils sont familiers du Grand Truc !... Et couché dans les glaïeuls, Favre Fait son cillement aqueduc, Et ses reniflements à poivre ! |
Ils sont familiers du Grand Truc !...
Steve Murphy rappelle
que François Villon, dans sa
Ballade contre les ennemis de la France, souhaitait que
soit "au grand Turc vendu deniers comptants [...] Qui mal
voudroit au royaume de France." (op. cit. 2009, p.277).
L'idée, certes, ne saurait être la même ici, mais il est
amusant de noter l'existence très ancienne, dans la
littérature, d'un rapprochement entre ces deux thèmes : la
dénonciation patriotique de la trahison et la figure hostile
du Grand Turc. Dans notre texte, n'en doutons pas,
l'idée première de Rimbaud fut d'accuser Favre, Thiers et
consort d'avoir vendu la France au Grand Turc, c'est-à-dire
à Bismarck. "Un passage du Père Duchêne, ajoute Murphy,
éclaire l'allusion :
"Nous n'aurions pas
donné, comme des imbéciles, dans les pièges de tous ces
jean-foutres de réactionnaires, plate crapule qui
vendrait son pays au Grand Turc pour une place de
sous-préfet." (n°7, 2 Germinal, p.5).
Mais c'est surtout les vers
suivants qui rendent cette interprétation indiscutable. En
effet, ces vers sont centrés sur la dénonciation du ministre
des affaires étrangères de Versailles, Jules Favre,
considéré par les Communeux comme le vendeur de la France
pour avoir rencontré Bismarck à Ferrières les 19 et 20
septembre 1870, et signé le Traité de Francfort le 10 mai
1871.
Comment et pourquoi Rimbaud
est-il passé de cette idée de départ à la métathèse du
"Grand Truc" ? On peut faire l'hypothèse qu'il y a eu
d'abord le problème de la rime ("Quelles rimes ! ô ! quelles
rimes !") : "Turc" rimait mal avec "aqueduc". Mais on se
rappelle la maxime de Paul Valéry sur les contraintes
poétiques qui, dit-il, "exigent et engendrent la plus grande
liberté d'esprit." Ainsi, c'est probablement à la vertu
libératrice de la contrainte rimique que Rimbaud doit
d'avoir imaginé la métathèse Turc/Truc qui lui permet de suggérer
d'un même mot la
personne de Bismarck et la nature du crime reproché à ses
amis français, Thiers, Picard et Favre : le mensonge
politique, l'hypocrisie, la ruse, le "plan" de Trochu, les
"larmes" de Favre à Ferrières.
"Dans ce sens, écrit Gérald
Schaeffer (op. cit. 1979, p.93), c'est bien une divinité
féroce et sinistre que sert le trio, en cette figure de
style — le Truc, le Plan — qui permet au gouvernement
d'endormir les naïfs ou de calmer les inquiets. C'est une
forme allégorique de ce que Le Canard enchaîné
immortalisera sous le nom de Bourrage de crâne. [...]
Quelques citations illustreront mon propos :
[...] "Halte-là,
mes bougres ! Le Père Duchesne va débiner vos trucs."
(Eugène Vermersch) ;
"Oui, votre plan, c'est de supprimer l'influence des grandes villes
où tous les patriotes savent lire les journaux et sont
trop malins pour se laisser foutre dedans par les trucs
et tours de gobelets de tous les sacrés charlatans de
malheur !" (Vermersch, ibid.) ;
[...] "Que vous semble maintenant de ces fameux plans et de ces
trucs ?" (Gustave Lefrançais, Étude sur le mouvement
communaliste à Paris, en 1871, Neuchâtel, 1871,
p.401).
Et couché
dans les glaïeuls, Favre / Fait son cillement aqueduc, / Et
ses
reniflements à poivre
"Aqueduc, adjectif: « qui
amène l'eau des larmes », glose Suzanne Bernard,
Favre pleurniche et renifle. Le Cri du peuple,
journal communard, raille à plusieurs reprises les larmes de
crocodile que versaient Thiers et Favre sur les malheurs de
la nation." (op. cit. 1960, p.391). Dans son article
intitulé "Les larmes de crocodile" (Le Cri du peuple,
n°10, 4 mai 1871) Vermersch écrit : "Leurs yeux sont
métamorphosés en fontaines, des cascades tombent de leurs
cils, et cela couvre déjà l'Alsace et la Lorraine qui
disparaissent sous cette inondation. Quel déluge !" Extrait
cité par Murphy (2009, p.278), qui rappelle à cette
occasion que Flaubert lui-même, dans son Dictionnaire des
idées reçues, se fait écho de ces plaisanteries :
"INVASION. — Excite les larmes !" La caricature graphique,
naturellement, s'empare du thème. Voir un exemple
ci-dessous, et plus loin dans cette page, les dessins de De
Frondas intitulés "La Comédie politique" (où l'on voit
Thiers et Favre pleurer en scène pendant que,
derrière le rideau, les deux mêmes éclatent de rire) et
"L'exécutif rural" (ce dernier étant légendé : "La Tribu des
pleureurs") :
"En fait, explique Steve Murphy, ce que l'on
reprochait à Favre, c'était sa trahison. Son défi célèbre du
septembre — « Rien, vous n'aurez rien ; ni une pierre de nos
forteresses, ni un pouce de notre territoire », indique
Cladel dans I.N.R.I, tandis que Le Petit montrera Favre en
« Immortelle » avec l'inscription tombale « Ci-git cette
phrase célèbre d'un académicien : Ni un pouce de notre
territoire ni une pierre de nos forteresses, priez Dieu pour
le repos de sa conscience » — allait revenir le hanter car
il serait suivi, une quinzaine de jours plus tard, par sa
capitulation devant les exigences de Bismarck, réclamant, à
Ferrières, l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine." (op.
cit. 2009, p.284).
À propos des "reniflements à
poivre", Antoine Adam écrit : "Les reniflements à
poivre veulent dire sans doute que Favre se force à pleurer
comme s'il se mettait du poivre sous le nez. Il renifle."
(op. cit. 1972, p.882, note 12). Toujours le thème de la
comédie politique, donc. Steve Murphy tente d'aller
plus profond dans l'exégèse de ce détail. Mais j'avoue que
ne je suis guère convaincu par les gloses qu'il avance au
sujet des "reniflements à poivre" et des "glaïeuls" (voir
2009, p.287-292). En résumé, il voit là des symboles qui
annoncent "ce qui attend la Commune vaincue" : les sabres
des vainqueurs (représentés par les glaïeuls qui viennent du
latin "gladiolus") et les déportations au bagne de Cayenne
(représentées par le "poivre").
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24-28
La Grand ville a le pavé chaud, Malgré vos douches de pétrole, Et décidément, il nous faut Vous secouer dans votre rôle... |
La Grand ville a le pavé chaud,
/ Malgré vos douches de pétrole,
Le "pavé", c'est-à-dire par
synecdoque la rue, qui désigne elle-même par
métonymie le peuple, sont chauds parce qu'ils sont en
colère et disposés à la lutte. Le sens global ne pose pas
problème : le peuple est prêt à se battre malgré les bombes
à pétrole qui tombent sur la ville. Antoine Adam a
raison de citer, en regard de cette fin de poème, cet
article du Cri du Peuple qui n'est pas loin d'avoir
le même sens :
"Le Cri du peuple
du 27 mars avait publié
un article de J.-B. Clément, intitulé Les Ruraux. Le
même journal, le 1er avril, avait dit : « Paris n'a pas eu
peur des canons Krupp. Il ne tremblera pas devant les bombes
rurales. »" (op. cit. 1972, p.882).
Le mot "douches", pour
désigner de façon figurée les bombardements, suscite l'idée
de d'"éteindre" ou de "refroidir" l'enthousiasme des
foules, mais comme
ce sont des "douches de pétrole", elles risquent
davantage de l'échauffer que de le refroidir.
Et décidément, il nous faut / Vous secouer dans votre rôle...
Personnellement, je
comprends "secouer" au sens de "brusquer", "bousculer",
sens présenté comme familier par le TLF et pour lequel ce
dictionnaire donne
un exemple chez Flaubert :
"Tâche de secouer ta grand'mère. Il faut ne pas la plaindre,
et l'empêcher de penser à elle" (Flaub.,Corresp.,
1870, p. 136). Employé par Rimbaud en guise
d'euphémisme, il signifie ici, selon moi, rudoyer les
adversaires, autrement dit : redoubler d'efforts contre eux
et les vaincre.
Les troupes (ou tropes) versaillaises ayant été, ci-dessus,
clairement assimilées à des hannetons, dans leur "rôle"
d'artilleurs lançant sur Paris une pluie d'obus et de
balles, Steve Murphy (op. cit. 2009, p.301-302) rappelle le
sens de base du verbe "hannetonner" employé au
vers 20 : "secouer" les
arbres pour en déloger les hannetons (cf.
TLFI). Rimbaud, filant la métaphore, menacerait
donc les soldats de Versailles d'être bientôt délogés de
leur repaire par une offensive victorieuse des Parisiens. La
glose est astucieuse, mais est-elle vraiment nécessaire ?
Peu de commentateurs
prennent la peine d'élucider le mot "rôle". Très
certainement s'agit-il du "rôle" tenu par les soldats de
Versailles dans la répression de l'insurrection communarde.
Alain Vaillant avance finement une explication plus
précise : "[...] puisqu'il n'y a pas d'autre
solution, [le peuple de Paris doit] riposter contre
l'assaillant, même s'il faut tuer des soldats, qui ne sont
pas les vrais responsables, et par conséquent « vous secouer
dans votre rôle » — « rôle » ayant ici son sens militaire de
liste des soldats enrôlés." (op. cit. p.152). En somme,
il faudrait tuer les soldats, non pour ce qu'ils sont (des
fils du peuple, des paysans enrôlés) mais pour le "rôle"
qu'ils ont accepté de jouer en s'enrôlant dans l'armée.
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29-32
Et les Ruraux qui se prélassent Dans de longs accroupissements, Entendront des rameaux qui cassent Parmi les rouges froissements ! |
les Ruraux
Le mot avait pris un sens
péjoratif dans le langage politique sous l'Empire, le vote
des campagnes étant considéré comme un vote réactionnaire,
massivement acquis à Napoléon III. "C'est une honte ! Vous
n'êtes qu'une majorité rurale ! " s'exclame par exemple
Gaston Crémieux le 8 mars 1871 lors d'un célèbre débat à
l'Assemblée nationale qui a vu l'invalidation de l'élection
de Garibaldi ("attendu qu'il n'est pas français") et la
démission consécutive de Victor Hugo de sa charge de député
(cf. Murphy, 2009, p.214-215).
De Frondas : "La tribu des
pleureurs"
Ou : quand le "cillement aqueduc" de Jules Favre (à gauche)
gagne l'ensemble des "Ruraux" (Thiers et Jules Simon).
Dans de
longs accroupissements
La plupart des commentateurs
ne commentent pas. Certains font remarquer que Rimbaud
envoyait dans la même lettre le poème intitulé
Accroupissements et qu'il était difficile à son
destinataire de ne pas faire le rapprochement. Schaeffer
est le premier, semble-t-il, à suggérer que Rimbaud évoque
ici les Ruraux dans la même position intéressante que le
frère Milotus accroupi sur son pot (op. cit. 1979, p.94).
Alain Vaillant tente de tirer de cette idée une
interprétation satisfaisante de l'ultime énigme du poème :
"les rouges froissements". Voir en suivant.
Entendront les rameaux
qui cassent / Parmi les rouges froissements
Gérald Schaeffer
fournit une interprétation cohérente, qu'on peut appeler
"classique", de cette fin de poème : "Les deux dernières
strophes répondent au programme annoncé par le titre et
menacent les Versaillais : la vérité va sortir de sa
tanière, le drapeau rouge, l'activité révolutionnaire
s'opposeront au Printemps factice promis par les Trois
Grâces [...]. C'est donc en termes d'opposition que
s'affrontent le début et la fin du poème : Propriétés
vertes / rouges froissements ; opposition qui se
retrouve dans la construction de la strophe finale, avec la
ridicule posture des Ruraux et les rameaux qui cassent sous
les pas des révoltés [...]. Froissements s'accorde
[...] à l'étoffe, au drapeau dont la couleur transparaît
— métonymie de l'effet (rameaux qui cassent sous les pieds
des révoltés) et métaphore des troupes parisiennes en
marche — parvient alors aux Ruraux" (op. cit. 1979, p.94 et
95).
"Aux
kiosques, voici les caricatures : Thiers, Picard et Jules
Favre
sous la figure des trois Grâces enlaçant leur ventripotence"
Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune,
Maspéro, 1976, p.293,
cité par Gérald Schaeffer, 1979, p.94.
Alain Vaillant
voit autre chose que le drapeau des révolutionnaires dans
les "rouges froissements" : "En 1871, les pantalons des
soldats sont encore rouge garance, et ils sont froissés
parce que les Versaillais sont accroupis : ils ont baissé
leur pantalon pour déféquer (i.e. pour bombarder), et c'est
dans cette position très peu avantageuse qu'ils sont touchés
par la riposte armée des Communards. Le poème se termine
ainsi par une dernière blague scatologique, et la boucle est
bouclée. Enfin, il faut bien comprendre ici que l'obscurité
très épaisse des six derniers vers s'explique, de façon
évidente, par le véritable appel à la résistance armée
qu'ils contiennent et à leur joyeuse invitation à tuer les
soldats de l'armée française : l'exercice d'allusions
poétiques n'est donc pour Rimbaud ni innocent ni,
d'ailleurs, sans danger, s'il tombait en de mauvaises
mains." (op. cit. p.152). |
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Pour conclure
(provisoirement)
À l'issue de cette plongée
dans le corpus critique concernant Chant de guerre
Parisien, le lecteur aura compris qu'il existe une somme
incontournable : le travail de Steve Murphy. Il n'est pas
nécessaire, je crois, de répéter à quel point on lui est,
ici, redevable. Soulignons malgré tout le
succès de la méthode "archéologique" qu'il
utilise. Il montre de la façon la plus convaincante "comment
Chant de guerre Parisien se greffe sur la symbolique, la
rhétorique et les discours de la Commune et en général des
Républicains révolutionnaires" (op.cit. 2009, p.313). Ce
qu'il tire, notamment, de la confrontation du texte de
Rimbaud avec les leitmotive de la caricature graphique de
l'époque, est absolument passionnant.
Chez d'autres critiques, on
perçoit avant tout la volonté d'accéder à une interprétation
"homogène", à un principe d'analyse central : l'évocation de la
guerre comme une fête, par exemple, chez Cornulier, l'allusion
scatologique chez Vaillant.
Chez Cornulier, il y a
aussi le souci de dégager l'interprétation d'une
démarche trop strictement "contextualiste" : "Si cette
interprétation par l'actualité historique est faite de
manière réductrice, elle risque d'aboutir à une sorte de
contresens, non pas par simple inexactitude, mais en tendant
à confondre ce qui est dit avec l'actualité à quoi il est
seulement fait allusion, actualité indiscutablement
sous-jacente au sens, mais qui n'est pas le sens." (op. cit.
2009, p.63). D'où l'insistance de l'auteur sur le déni du
danger et de la peur dont le texte serait porteur,
thématique peut-être plus psychologique que satirique et
politique.
D'une certaine manière, c'est
aussi vers plus de subjectivité que Vaillant cherche à tirer
l'interprétation du poème, vers ce qu'il appelle les
"sources profondément biographiques, et en l'occurrence
enfantines" de son inspiration. La grille de lecture
scatologique, écrit l'auteur en conclusion de son article,
s'est révélée "d'une parfaite cohérence [...]. Mais
l'essentiel est à mes yeux ailleurs, dans la sentimentalité
discrète qui, malgré la tonalité polémique et ouvertement
agressive du propos, nimbe le poème d'un halo étrangement
intimiste."
Nous aurions probablement tort
d'opposer radicalement ces diverses approches. Prenons le cas de l'obscénité : il est certain
qu'elle revêt ici principalement une fonction satirique ou
polémique. Mais elle renvoie aussi,
chez Rimbaud, à une weltanschauung, qui lui est propre. On peut déduire de tout cela
que l'exégèse du Chant de guerre Parisien n'est pas
achevée. Et tant mieux. Aussi bien reste-t-il plusieurs
points de détail (qui n'en sont pas) qui ne semblent pas
avoir encore reçu leur élucidation définitive. Viendront
d'autres horribles travailleurs, etc.
Mars 2014 |
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