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  Chant de guerre Parisien (1871)

 


Lettre à Demeny du 15 mai 1871 - Première page (BnF).

 

   

          

Sommaire du dossier :

>>> Chant de guerre Parisien
>>> Manuscrit et notes        
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Bibliographie

 

Notes

 

Charleville, 15 mai 1871


           
     J'ai résolu de vous donner une heure de littérature nouvelle ; Je commence de suite par un psaume d'actualité.
 

 

 


Chant de guerre Parisien

 

Contexte

Le poème trouve place au tout début de la lettre dite "du voyant" (lettre à Demeny du 15 mai 1871), réputée pour sa fonction de manifeste littéraire. On s'est parfois étonné que Rimbaud ait illustré d'un texte satirique un programme de "littérature nouvelle" centré sur la libération de l'imaginaire (le fameux "long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens") en oubliant que ce même texte fondateur plaide aussi pour une "poésie objective", c'est-à-dire tournée vers le réel, et pour un poète "multiplicateur de progrès", c'est-à-dire tourné vers l'avenir et engagé dans les luttes qui divisent la société. Le choix d'un thème d'"actualité" (le siège et les bombardements de Paris par les troupes Versaillaises, au moment de la Commune), la confection d'un poème de ton burlesque, parsemé d'allusions scatologiques, et sa désignation comme "Psaume", trait d'ironie anti-religieuse, n'ont donc rien qui doive nous étonner.

Titre

Dans le titre du poème, les éditeurs récents conservent à l'adjectif "Parisien", la majuscule qu'y a mise Rimbaud dans son manuscrit. Une façon, peut-être, de souligner avec emphase la grandeur de la ville insurgée, dans sa résistance face à la coalition de toutes les réactions, monarchiste, bonapartiste et républicaine.

Ce titre parodie celui d'un poème de François Coppée : Chant de guerre circassien (Le Reliquaire - Poèmes divers, 1866). Indiquée  par Jacques Gengoux (La Pensée poétique de Rimbaud, Nizet, 1950), la source Coppée du Chant de guerre Parisien a été analysée entre autres par Herman H. Wetzel dans son article La Parodie chez Rimbaud : "Malgré l'existence de parallèles de forme (le nombre et la forme des strophes, peut-être aussi l'idée du jeu homonymique...), titre et thème général du printemps mis à part, rien ne rappelle verbalement Coppée [...]." ((op.cit. p.81). Rimbaud emprunte donc un moule (très classique : huit quatrains d'octosyllabes à rimes croisées) et "le rapport entre phénomènes naturels et événements militaires en ouverture du poème" (Steve Murphy, 2009, p.213) :

Du Volga, sur leurs bidets grêles,
Les durs Baskirs vont arriver.
Avril est la saison des grêles,
Et les balles vont le prouver. 

Surtout, par le détournement explicite du titre de Coppée, Rimbaud donne en quelque sorte aux Parnassiens (et, parmi eux, à son destinataire) une leçon de "poésie objective". Il substitue à l'exotisme superficiel du modèle un discours engagé. "En partant de l'idée de Coppée, écrit Wetzel, (la coïncidence du printemps avec la reprise des hostilités en temps de guerre) Rimbaud utilise cette idée pour prendre parti, pour s'engager du côté des communards" (p.83).

 

 

1-4

Le Printemps est évident, car
Du cœur des Propriétés vertes,
Le vol de Thiers et de Picard
Tient ses splendeurs grandes ouvertes !

  Le Printemps est évident, car

La formule est abrupte et elle sonne familièrement pour le lecteur d'aujourd'hui, habitué à un usage intempestif de l'adjectif "évident". Ici, comprenons qu'il est évident, c'est-à-dire qu'il saute aux yeux, que le Printemps est là. La valeur sémantique de la conjonction de cause ("car") ne pose pas problème, elle équivaut au verbe "prouver" dans le quatrain initial du poème de Coppée. Ce qui est plus difficile à comprendre c'est le sens de la proposition qui suit. Quelle est la cause de cette évidence ?   

Benoît de Cornulier souligne le "culot" de ce vers initial, "culot que rehausse son contre-rejet final". Cette rime humoristique avait été pratiquée par Banville (dans Embellissements) ou encore par Alfred Le Petit dans la légende d'une gravure, Souvenir du siège de Paris, datée du 13 mars 1871. On remarquera que "car" y fait la paire avec "Picard", comme chez Rimbaud :

Hélas, sans pain, sans bœuf, sans houille,
Paris a beaucoup souffert, car
Il a souffert qu'Ernest Picard
S'arrondît comme une citrouille.

Ce vers n'est pas moins surprenant dans sa signification que dans sa forme, suggère l'auteur, car il apporte une "immédiate correction, comme en surimpression, de ce qu'annonce le titre, que rapportent les journaux, que vivent les Parisiens : l'évident, c'est la guerre. Eh bien non ! c'est « le Printemps », pas la guerre."

Dans cet article intitulé "Fête de la guerre", Benoît de Cornulier demande que l'on commente ce que le texte dit et non pas seulement ce qu'on croit qu'il veut dire (les allusions historiques et le message politique implicites). Il demande qu'on prenne au sérieux la tonalité festive du poème, que la plupart des exégètes ont tendance à réduire à un artefact ironique mais qu'il attribue, lui, à "une tradition populaire de dérision par inversion du malheur ou de la peur" (ibid. p.89). Autrement dit, Rimbaud ne se contente pas dans ce texte d'échafauder un discours par antiphrase, il salue joyeusement l'offensive des Versaillais comme un signe "évident" du Printemps parce que, soit optimisme naïf, soit besoin de se rassurer, il en nie le danger. "Cette analyse, écrit l'auteur pour résumer sa démarche, fournit, semble-t-il, une interprétation homogène du poème comme négation du danger [...]" (ibid. p.63).

Il y a assurément, là, matière à discussion (voir ci-après ma note sur le vers 4). Cependant, on accorde à Benoît de Cornulier que ce "chant de guerre" manque un peu de dimension héroïque, dramatique ou protestataire, du moins en apparence, et que ses aspects ludiques, notamment sur le plan de la forme, méritent qu'on les étudie de près, comme il le fait :

"Ainsi, le jeune Rimbaud qui, à Charleville, croit à la prochaine victoire des Communards, rime en strophes légères et rimes amusantes l'assaut de l'armée française contre Paris Commune, et note en marge de son « psaume d'actualité » : « Quelles rimes ! ô quelles rimes ! ». Cette manière de souligner explicitement l'humour de ses rimes n'est pas pure naïveté ; par elle, le tout jeune poète, sans s'y réduire, évoque le modèle de Banville ; dans l'Avertissement de la deuxième édition de ses  Odes funambulesques (1859), celui-ci disait avoir pensé « qu'il ne serait pas impossible d'imaginer une nouvelle langue comique versifiée », qui « cherch[erait] dans la rime elle-même ses principaux effets comiques »." (ibid. p.68).

Parmi les traits de poésie ludique représentés dans le texte, Cornulier cite les nombreuses rimes par inclusion (car < Picard, vertes < ouvertes, nus < bienvenus, Asnières < printanières), les deux rimes à noms propres (très fréquentes dans le style funambulesque de Banville) et, de façon plus générale, le style de chanson :

"Son caractère chansonnier est notamment évoqué par le vers « Et des yoles qui n'ont jam, jam... » (strophe 3), citation de la chanson du Petit navire. La strophe légère aux rimes burlesques est celle d'une foule de chansons ou poésies légères. — Cette chanson se présente comme l'une des bamboches de la joyeuse fête par laquelle les Parisiens célèbrent l'arrivée d'un fabuleux printemps." (ibid. p.88).

 

Du cœur des Propriétés vertes

On pense aux banlieues résidentielles, aristocratiques et bourgeoises, de l'Ouest parisien : Versailles en premier lieu, où s'était établie l'Assemblée nationale depuis le 10 mars 1871, mais aussi Saint-Cloud, Passy, Neuilly, etc. Voir aussi, plus loin, ma note sur le vers 6 : "Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières."

 

  Le vol de Thiers et de Picard

Thiers était le chef du gouvernement nommé par l'Assemblée élue le 8 février. Il avait désigné Picard comme ministre de l'intérieur. Si maint détail du texte a posé et pose toujours d'épineux problèmes d'interprétation, son thème général n'a jamais fait question pour la critique : le texte évoque sur un ton satirique les bombardements sur Paris pendant la Commune. Ces cibles nommées, "Thiers" et "Picard" (il faut y ajouter (Jules) "Favre", ministre des affaires étrangères, cité v.22), le titre du poème, les indications de temps ("Printemps", v.1, "mai", v.5), l'allusion aux riches communes de l'ouest parisien que se disputent Fédérés et Versaillais au cours de la guerre civile d'avril-mai 1871 (nommées au v.6 et implicitement désignées par l'expression "Propriétés vertes" au vers 2), etc. constituent suffisamment d'indices concordants.

Antoine Adam fournit d'intéressantes précisions chronologiques : "Ces bombardements débutèrent le 2 avril. Mais rien avant le 14 avril ne justifie le poème de Rimbaud. Ce jour-là, le tir de l'artillerie devint formidable. Casimir Buis, dans Le Cri du peuple du même jour, écrivait : « De Châtillon, de Clamart, de Meudon, une épouvantable pluie de fer s'est abattue sur nos forts du sud. Vanves, Montrouge, Issy avaient leurs flancs qui rutilaient et flambaient rouge. » (op.cit. p.881).  

Dans quel sens peut-on entendre le mot "vol" dans le syntagme "vol de Thiers et de Picard" ? Thiers et Picard peuvent-ils être considérés comme des objets volants ? Ce pourrait être une première interprétation du texte : les deux ministres sont facétieusement identifiés aux projectiles (balles et bombes) que leurs soldats envoient sur Paris depuis leur base arrière versaillaise ("du cœur des Propriétés vertes"). Steve Murphy, qui a élucidé bien des zones d'énigme du poème en faisant appel à la presse satirique de l'époque,  signale que les caricaturistes exploitaient ce type de réifications "comme lorsque Xiat (Nérac) donnait à un obus la forme d'un œuf de Pâques offert par Versailles à Paris" (2009, p.216-217).
 




Les commentateurs, cependant, optent généralement pour une hypothèse légèrement différente mais au fond complémentaire : Rimbaud représenterait, en style de caricature, Thiers et Picard comme de "gros insectes lutinant les « héliotropes », semant ces « choses printanières » que sont les bombes [...]" (Ross Chambers, 1973, p.71). L'analogie entre insectes et obus expliquerait le rapport causal énoncé par le vers 1 ("Le Printemps est évident, car...") : la preuve du Printemps, suggère le locuteur d'un ton familier et bouffon, ce sont ces projectiles qui "nous" assaillent, comme le font habituellement les insectes à cette saison ("nous", sous-entendu "nous parisiens", c'est en effet un "nous" que le poète mentionnera au vers 16 comme énonciateur intradiégétique du poème, d'où peut-être le caractère abrupt et très "oral" de l'expression, dans cet incipit du poème). Steve Murphy a montré que la "bestialisation" de leurs cibles, notamment sous forme d'insectes, est un procédé courant des caricaturistes contemporains : "Une caricature de Corseaux transforme les dirigeants réactionnaires (dont Thiers, Picard et Favre) en insectes qui volent." (2009, p.216).
 

   


 

Mais le contexte immédiat (la proximité du mot "Propriétés"), pour la plupart des commentateurs, montre qu'il faut entendre le mot "vol" aussi dans un autre sens : "Propriété et vol, écrit Gérald Schaeffer : il est dès l'abord de significatives rencontres ... Le célèbre mot de Proudhon, Flaubert l'avait repris en 1869 dans L'Éducation sentimentale." (op.cit. 1979, p.90). Défenseurs de la sacro-sainte Propriété contre le vol dont elle serait menacée de la part des Partageux, Thiers, Picard et Favre, nous rappelle Steve Murphy, étaient eux-mêmes considérés par les Parisiens comme des boursicoteurs et des corrompus (cf. Murphy, 2009, p.220-227). On notera d'ailleurs dans l'allégorie de la Commune due à Corseaux le leitmotive "il vole" employé aux deux sens du verbe voler :
 


 

 

Signalons enfin, pour que le panorama soit complet, l'exégèse "ornithomorphique" proposée par Hermann Wetzel, selon laquelle Thiers et Picard seraient présentés d'une part comme des voleurs, de l'autre comme des oiseaux. Il avance quatre arguments que je cite en ordre de crédibilité décroissante :
1) "Le « vol » des oiseaux migrateurs fait partie du poème de printemps traditionnel."
2) Au vers 17, ces mêmes Thiers et Picard sont identifiés "au dieu ailé de l'amour"
3) Le mot "cul-nus" qui les désigne au vers 5 est un "néologisme [...] forgé d'après les compositions courantes de noms d'oiseau comme « cul-blanc », « cul-rouge », etc."
4) Les noms de Thiers et de Picard eux-mêmes sont susceptibles de "se métamorphoser en des noms d'(étranges) oiseaux [...], par un double changement de suffixes, dévalorisant dans les deux cas : le suffixe diminutif de « tiercelet » supprimé, on arrive à /tjers/, prononciation du nom Thiers dans le syntagme « le vol de Thiers et de Picard » ; et un suffixe péjoratif ajouté à « pic » donne « Picard »." (op. cit. 1984, p.83).

L'auteur résume cette thèse par le schéma suivant (op. cit. 1988, p.67) :

 

 

  Tient ses splendeurs grandes ouvertes

Ce v.4 est une des nombreuses énigmes du texte. Le sujet du verbe "tient" ne peut être que "le vol". Mais à quel mot renvoie l'adjectif possessif "ses" ? Probablement au mot "vol", aussi.

Certains commentateurs proposent, à partir des éléments fournis par la strophe suivante ("délirants cul-nus" semant "les choses printanières") une interprétation scatologique qui possède une certaine logique (voir ci-dessous les commentaires de Gérald Schaeffer pour "cul-nus"). Alain Vaillant, par exemple, estime qu'il faut prendre le mot "splendeurs" dans son "sens étymologique d'éclats brillants". La formule désignerait par conséquent "la flamme sortant des canons". Ces canons eux-mêmes sont représentés par Thiers et Picard qui sont, du fait du « vol » des obus qu'ils commandent, les « culs nus délirants » (c'est-à-dire déféquants) de la seconde strophe, lâchant sur les Communeux leurs "choses printanières" (cf. 2008, p.150).

Je risque ma propre interprétation. La strophe se comprend à peu près si l'on considère que la formule "le vol de Thiers et de Picard" désigne, dans l'un de ses deux sens possibles, les "Propriétés vertes" volées par Thiers et Picard. Il s'agirait par conséquent ici des "splendeurs" des "Propriétés". On peut dès lors paraphraser la strophe en faisant du substantif "Propriétés" le sujet réel du verbe tenir :

Le Printemps est évident car, depuis que Thiers et Picard lancent leurs volées d'obus du cœur des Propriétés vertes qu'ils ont volées, celles-ci tiennent grandes ouvertes les splendeurs qu'elles recèlent.

En effet, ces "splendeurs", qui étaient jusqu'ici fermées aux prolétaires de la capitale, voilà que les Ruraux, en établissant leurs quartiers au sein des banlieues résidentielles de l'Ouest parisien pour les bombarder, leur en ouvrent le chemin : il leur suffit, pour s'en saisir, de les aller déloger. Et alors, "les Ruraux [...] / Entendront des rameaux qui cassent / Parmi les rouges froissements !"

Cette interprétation (qui n'est pas sans engager la lecture du poème dans son entier) apparaît d'autant plus plausible que le thème de la convoitise conquérante du pauvre pour l'or des riches est fréquent chez Rimbaud, sous diverses formes et notamment celle du regard glissé par le pauvre à travers les grilles des "propriétés". Cf. dans Métropolitain, l'évocation des "routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs, Damas damnant de longueur, — possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaranies [...]" ou encore cette évocation de la rivière de Cassis qui "roule avec des mystères révoltants / De campagnes d'anciens temps ; / De donjons visités, de parcs importants [...] Que le piéton regarde à ces claires-voies : / Il ira plus courageux." Cf., dans une thématique plus générale, le thème du bagnard dans la cinquième section de Mauvais sang.

Je ferais donc assez mienne, ici, à deux réserves près que j'exposerai ensuite, l'interprétation avancée par Benoît de Cornulier dans ce paragraphe :

"Les Communards considéraient Thiers et spécialement Picard comme des prévaricateurs ; la Commune avait confisqué les biens de Picard et la maison de Thiers avait été rasée le 10 mai : on avait donc pu l' « ouvrir » et voir les « splendeurs » qu'on y imaginait cachées ; le pluriel du terme favorise cette interprétation concrète [...] La distinction entre cette actualité, à laquelle il est seulement fait allusion, et le Printemps qui est ici décrit est significative : les « splendeurs » offertes par ces merveilleux oiseaux dont les ailes sont ouvertes nient d'entrée les « horreurs » de la guerre." (op. cit. 2009, p.65-66). 

Première de mes deux réserves : la référence à l'expropriation de Picard et à la destruction de la maison de Thiers révèle bien l'idée du texte, je crois, mais il est peu probable que Rimbaud fasse directement allusion à ces péripéties. Ce sont des "Propriétés vertes" (des parcs et châteaux de la campagne parisienne) qu'il s'agit, c'est leur chemin que Thiers et Picard ouvrent généreusement au peuple, en ce merveilleux printemps.

La deuxième est plutôt un franc désaccord. Le but de Rimbaud est-il de "nier" les "« horreurs » de la guerre" ? L'idée de "négation" revient avec insistance dans l'article de Cornulier (c'est moi qui souligne) :
  - "interprétation homogène du poème comme négation du danger" (p.63),
  - "négation de l'actualité convenant à des cul-nus, non armés, « délirants » au lieu d'être « terribles », substituant l'amour à la guerre" (p.70),
  - "Poète voyant, en montrant « très franchement » [allusion à la définition de l'hallucination délibérée dans Alchimie du verbe] une peinture de campagne sereine et doucement éclairée [à la Corot] à la place d'une ville incendiée par les bombes, il nie ce qu'on voit : l'actualité." (p.79)
  - "Grâce à un jeu constant de double (au moins) signification [...] bourdonne sans cesse, comme sous-jacent à cette chanson et nié par surimpression, le chant de guerre d'actualité que le poète voyant ne chante pas." (p.89).
 
Cet appel récurrent à l'idée de négation, de négation pure et simple, est bizarre. Lorsque Voltaire dit que "rien n'était si beau, si leste, si brillant, si bien ordonné que les deux armées" (Candide, ch.3) disons-nous qu'il "nie d'entrée les « horreurs » de la guerre" ? Lorsqu'il dit que Pangloss "prouvait admirablement qu'il n'y a point d'effet sans cause, et que, dans ce meilleur des mondes possibles, le château de monseigneur le baron était le plus beau des châteaux, et madame la meilleure des baronnes possibles" (ibid. ch.1), disons-nous qu'il "nie d'entrée" toute possibilité de perfectionner le monde et la société aristocratique de son temps ? Lorsque Montesquieu dit que les nègres "ont le nez si écrasé qu'il est presque impossible de les plaindre", disons-nous qu'il "nie" que les esclaves soient à plaindre ? Non, nous disons qu'ils nient en apparence, qu'ils font semblant de nier, en un mot : qu'ils ironisent. On m'objectera (c'est ce que je me suis dit tout d'abord) : "eh bien, c'est exactement ce que veut dire Benoît de Cornulier" ! Voire !

Le but de Cornulier, en fait — il le dit lui-même p.89 — est de montrer que notre poème n'est pas un "chant de guerre", qu'il n'est pas pour Rimbaud un poème d'intervention politique (ainsi que les autres commentateurs le présentent trop souvent), qu'il n'est pas un texte d'actualité puisque, à cette actualité, "il est seulement fait allusion" (p.65). La célébration du Printemps versifiée par Rimbaud en style de chanson ne véhicule pas une critique par la dérision de la répression versaillaise, c'est l'inverse : "Ce texte s'annonçant comme un « chant de guerre » développe donc plutôt le thème, innocent et archi-traditionnel dans ce domaine, de la venue du printemps et du mois de mai [...]" (p.88). Lorsque Rimbaud remplace les bourreaux de la Commune par d'amoureux cul-nus, ce n'est pas ironie, c'est voyance ! Quant aux deux dernières strophes, où il apparaît à tout un chacun que Rimbaud n'est plus dans l'ironie mais, tout au plus, dans l'euphémisation de la colère et de la menace (c'est-à-dire dans le registre du "chant de guerre"), il ne faudrait surtout pas croire, nous dit Cornulier, qu'elles constituent un appel voilé à tuer les soldats versaillais : "Le lecteur [...] risque de prendre la mention des « douches de pétrole » pour un aveu de guerre" (p.83). Pas du tout : les douches évoquées sont celles qu'on utilise en médecine psychiatrique. On les administre aux excités (c'est-à-dire ici, pour Rimbaud, aux Communards) pour les calmer. "Ainsi, en conclusion du quatrain, « votre rôle » désigne cette vision inversée de la fonction des versaillais : braves soigneurs plutôt que soldats, qu'on encourage au lieu de les repousser." Quand il écrit qu'il faut "secouer" les Ruraux, en effet, Rimbaud veut dire qu' "il faut secouer ces visiteurs « dans [leur] rôle » de soigneurs afin qu'ils s'en acquittent avec un peu plus d'énergie [...]" (p.85).

Je me contenterai d'une conclusion "soft" : Benoît de Cornulier a le sens du paradoxe ! 

 

 

5-8

Ô Mai ! quels délirants cul-nus !
Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières,
Écoutez donc les bienvenus
Semer les choses printanières !

  Ô Mai !

C'est le type même de l'apostrophe lyrique, ton traditionnel de la célébration du Printemps, adopté ici par ironie, naturellement. Voir encore, ci-après, la tournure exclamative "quels délirants cul-nus !", l'épithète louangeuse "les bienvenus" et le doux euphémisme "choses printanières", qui relèvent du même discours par antiphrase.

  quels délirants cul-nus ! (orthographe du manuscrit)

Gérald Schaeffer signale que la formule "petits cul-nus" apparaît souvent dans la poésie de l'époque pour désigner les Amours (cf. Banville, La Voyageuse, Odes funambulesques : "Tous ces petits cul-nus d'amours"). Ce qui lui fait écrire : "Le duo Thiers-Picard, grotesque couple d'Amours, pervertit le rôle dévolu par la mythologie aux pourvoyeurs de la nature : « semer les choses printanières » (qui est le dernier vers de la strophe 2) reprend l'équivoque des « splendeurs grandes ouvertes » [...] « splendeurs » qui désigne « horreurs » ;  « choses » pour dire l'antithèse — sans doute scatologique, par référence aux « accroupissements » de la fin — des fleurs, déjections naturelles et mitrailles d'obus à pétrole." (op. cit. 1979, p.91-92).

Au sujet de l'adjectif "délirants", Benoît de Cornulier précise : "s'agissant de cupidons, à « délirants » convient bien le sens, familier et moqueur d'après Bescherelle et Littré, de « ce qui se dit en parlant de choses extravagantes, qui excitent le rire fou » ; par exemple, pour l'austère Littré, « un vieillard que l'on disait tout cassé et qui entre au contraire pimpant et fier, comme un beau à la vieille mode », c'est absolument « délirant » ; de même, donc, un guerrier en cupidon, en « cul-nu », c'est tout aussi « délirant »." (op.cit. 2009, p.70-71).
 

Alfred Le Petit, La République en danger (détail).
 

Steve Murphy a puissamment conforté cette interprétation en signalant que, parmi de nombreuses caricatures contemporaines représentant "Thiers et ses complices en train de séduire avec des mensonges, enlever, violer, mutiler ou tuer Marianne, jeune République forte et belle", il en est une particulièrement intéressante pour nous (détail, ci-dessus). Il faut citer en entier l'analyse qu'en fait Steve Murphy : "Dans La République en danger de Le Petit, Thiers est un Amour ailé, accompagné d'un comte de Paris transformé en papillon. Thiers, muni du carquois de flèches d'Éros et d'un regard de concupiscence coquette, se tient ("cul-nu") derrière Marianne et commence à la déshabiller. Le comte de Paris s'affaire autour d'une rose que Marianne tient à la main." 

 


Le dialogue inscrit sous le dessin en précise la signification politique. Redonnons la parole à Steve Murphy : "Tu n'auras pas ma rose" dit Marianne au papillon — souvenir évident de Béranger. La rose symbolise ici, comme chez Béranger, la nature de la femme et, plus précisément, sa virginité, en l'occurrence celle de la République. Rimbaud a peut-être vu cette caricature, datée du 7 mars, mais l'important est que cette image, si proche de l'argument sous-tendant l'imagerie cocasse du poème, puise dans la vaste réserve culturelle du peuple. En connaissant les éléments et les modes de combinaison propres à une telle imagerie, Rimbaud a pu arriver de lui-même à cette strophe." (op. cit. 2009, p.257-259).

 

 Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières, / Écoutez donc les bienvenus / Semer les
      choses printanières !

"Les « choses printanières » ainsi semées sont les bombes", glose Suzanne Bernard (op. cit. 1960, p.390). Certes, mais, en dehors de ce sens figuré, qui va de soi, quel est le comparant sur quoi repose l'image ?

"« Choses printanières » : l'imprécision est voulue, écrit Jean-Luc Steinmetz. Mais Rimbaud laisse entendre, comme le veut le contexte, les manifestations de la guerre qu'il transforme ici en fruits de saison." (Œuvre-Vie, 1991, p.1052). Certes, certes ! Mais quels sont ces "fruits de saison" ? Quelles "choses" se sèment au printemps ? Des graines, des pollens ?

Ces "bienvenus", le lecteur ne peut l'oublier, sont des êtres volants (v.3). Des "hannetons" (v.20) ? Des oiseaux ? Et que sèment les insectes ou les oiseaux au printemps ? Tout en restant prudents, vu le caractère extrêmement allusif du texte, certains commentateurs perçoivent ici une allusion scatologique : "Les choses semées, écrit Steve Murphy, désigneraient non seulement une dispersion de graines, d'obus et de propagande, mais aussi la fécondation des fleurs (héliotropes) grâce à la médiation des insectes (hannetons). Une lecture supplémentaire (et nécessaire) associe bienvenus et cul-nus, de sorte que les choses deviennent, par une périphrase euphémique, des étrons qui tombent comme un purin bénéfique [Schaeffer 1979, p.99]. Cette lecture complexe est appuyée notamment par l'enlèvement ou viol des héliotropes (comme on parle euphémiquement de l'enlèvement des Sabines) et par les « accroupissements » scabreux de la fin du poème, ramifications des métaphores enchevêtrées des  [...]" (op. cit. 2009, p.219).

Alain Vaillant est moins sensible que Steve Murphy aux charmes de la polysémie. Pour lui, la suggestion scatologique est la clé qui permet de dégager du texte un sens cohérent et offre au critique la possibilité d'une interprétation homogène : le bombardement des Versaillais, écrit-il, "est comparé à la fois à l'explosion du printemps et à l'acte de défécation, l'obus de canon étant assimilé tantôt à une graine semée, tantôt à une fleur éclose, tantôt à un étron [...] Thiers et Picard, qui sont, du fait du "vol" des obus qu'ils commandent, les « culs-nus » déféquant de la deuxième strophe, montrant en effet à tous leur cul splendide, assimilables aux bouches de canon [...]. L'expression de « jaunes cabochons » fait immanquablement penser à des étrons [...] « Les Ruraux qui se prélassent / Dans de longs accroupissements » sont les Versaillais s'attardant voluptueusement à leur défécation matinale et canonnante : le poème Accroupissements explicite, s'il en était besoin, le sens scatologique du mot. " (op. cit, citations extraites des pages 150,151,152). Comme nous le verrons plus loin, cette grille d'interprétation fournit à l'auteur des solutions jugées par lui satisfaisantes pour deux des plus coriaces énigmes du poème : " la vieille boîte à bougies" (v.10) et les "rouges froissements" (v.32).

Steve Murphy relève avec raison (2009, p.230-231) l'erreur commise par Gérald Schaeffer (1989, p.94) quand il désigne les Parisiens comme destinataires du verbe conjugué à la deuxième personne de l'impératif "Écoutez". C'est en effet aux villes nommées au vers 2, et non aux Parisiens, que cette injonction s'adresse, pour la bonne raison que c'est sur elles que s'abattent présentement les projectiles semés par les "bienvenus". Ces villes petites-bourgeoises de l'Ouest parisien où se déroule la bataille sont d'ailleurs abondamment citées dans la presse et la littérature sur la Commune, précise Murphy, car elles permettent l'évocation pathétique des ravages de la guerre sur des endroits que la poésie de l'époque associe à des connotations positives, bucoliques, sentimentales et mièvrement érotiques.

 

 

9-12

Ils ont schako, sabre et tam-tam,
Non la vieille boîte à bougies
Et des yoles qui n'ont jam, jam...
Fendent le lac aux eaux rougies !

  Ils ont schako, sabre et tam-tam

Le schako était la sorte de képi en forme de cône tronqué porté par l'armée française jusque dans les années 1870. C'est le couvre-chef rouge qu'on voit aux soldats dans l'image d'Épinal ci-dessous (voyez aussi le sabre de l'officier, mais je ne vois pas de tam-tam). le choix du mot "tam-tam" indique une radicalisation du texte dans le sens de la fantaisie ou du "funambulesque". On passe de la bouffonnerie ironique (deux premiers quatrains) à ce que Steve Murphy appelle "le ludique enfantin" (2009, p.233). Mais cette dernière tonalité n'est pas dépourvue de portée satirique, dit Murphy : "Le tam-tam, le schako et le sabre figurent les parades militaires presque infantiles des chefs versaillais et reviennent ainsi au motif de l'infantilisme qui s'était déployé au cœur de L'éclatante victoire de Sarrebruck" (2009, p.236). 


 

Non la vieille boîte à bougies

Ce vers 13 est un des casse-têtes chinois de la critique rimbaldienne. Pour les auteurs de la première Pléiade (1946), la "vieille boîte à bougies" était un "trombone à pistons" (op.cit. p.706). Suzanne Bernard est moins affirmative : "Que désigne « la vieille boîte à bougies » ? L'antique lanterne récemment remplacée par la lampe à pétrole ?" (op. cit. 1960, p.390). Antoine Adam fait l'impasse. Gérald Schaeffer semble songer à une forme de tambour quand il parle de "la « vieille boîte à bougies » remplacée par le tam-tam". Le conservateur d'un musée d'histoire lui a aussi signalé qu'on appelait « vieille boîte à bougies » un "récipient fixé sous le caisson des cuisines roulantes dans l'armée française des années 70. Métallique, ce récipient évoquerait-il un tambour [...] ?" (op. cit. 1979, p.96). Jean-Luc Steinmetz propose d'y voir une pièce d'artillerie, "un équipement militaire dépassé" (op.cit. p.248). Plusieurs font le lien avec l'expression "boîte à mitraille". "On pourrait se contenter de voir ici une boîte dans laquelle se vendent des bougies" risque Murphy, 2009, p.239 (on y pensait, celle ou Arthur rangeait ses soldats de plomb ?). Mais sa préférence consiste à y voir une périphrase évoquant l'objet appelé "boîte à chandelle", c'est-à-dire "lanterne", par référence au symbolisme de la lumière (contre l'obscurantisme) et au journal républicain de Rochefort qui portait ce nom. Or, précisément, en républicain conséquent, Rochefort avait démissionné du Gouvernement de la Défense nationale et de l'Assemblée de Bordeaux, ce qui explique pourquoi les soldats gouvernementaux n'ont pas avec eux "la vieille boîte à bougies" (cf. Murphy, ibid. p.239-252).

 

 

Alain Vaillant n'est pas convaincu par cette thèse. Voici la sienne : "Ces guerriers déféquant ont « shako, sabre et tam-tam », et non « la vieille boîte à bougies », c'est-à-dire une sorte de lanterne bricolée, une vieille boîte sur laquelle on a peut-être collé, avec un peu de cire fondue, une simple bougie. C'est en effet l'instrument dont doit se munir le paisible dormeur, éveillé avant le lever du jour par un besoin naturel qu'il va satisfaire au « cœur des Propriétés vertes », tout comme la communiante des Premières communions va, la nuit, « une chandelle aux doigts, / Descendre dans la cour [...] et pass[er] sa nuit sainte dans les latrines » (v.94-97). Mais Versailles en guerre n'est pas le monde de l'enfance [...]. Voilà que la guerre injuste a irrémédiablement souillé le monde heureux de l'enfance [...] Grâce à la discrétion pudique et secrète des allusions contenues dans cette troisième strophe, Rimbaud parvient à ce coup de force de réunir dans un seul poème, la violence de l'insulte scatologique et le lyrisme nostalgique des latrines enfantines." (op. cit. p.153).

J'ai failli proposer une autre interprétation ... mais je me suis retenu à temps.


 Et des yoles qui n'ont jam, jam... / Fendent le lac aux eaux rougies !

Dans la marge de droite du manuscrit, Rimbaud a inscrit : "Quelles rimes ! ô ! quelles rimes !".    Verticalement, commentant donc l'ensemble du poème. Mais il faut bien reconnaître que la rime tam-tam :: jam jam ... , dans le pittoresque ou l'acrobatique, est particulièrement réussie. La référence au Petit navire est en cohérence avec le style enfantin de la strophe. Murphy signale que Rimbaud n'est pas le premier à s'être amusé à parodier la chanson et que l'on trouve par exemple dans un pamphlet contre Victor Hugo, Les Travailleurs dans la mer (1866), la phrase : "c'était un matelot terrrrrr...ible !!! Il avait beaucoup nav... nav... igué." (op.cit. 2009 p.232). Un autre effet de sens repéré par le même critique pourrait résulter de l'emploi habituel de la yole par les canotiers des bords de Seine (cf. les canotiers d'Asnières), ce qui tend à présenter la campagne militaire des Versaillais contre Paris comme une équipée de plaisanciers bourgeois en banlieue parisienne. Le "lac aux eaux rougies", selon Suzanne Bernard et d'autres après elle, pourrait être celui du Bois de Boulogne. On serait ainsi toujours dans le travestissement burlesque des loisirs bourgeois .... sauf que le résultat de ces plaisanteries, c'est le sang versé du peuple de Paris dont les eaux du lac sont "rougies". Par là-même, écrit Steve Murphy, Rimbaud créerait "un effet de contraste entre le ludique enfantin et l'horreur militaire [voir Wetzel 1977, p.436]." (Murphy, 2009, p.233).

 

 

13-16

Plus que jamais nous bambochons
Quand arrivent sur nos tanières
Crouler les jaunes cabochons
Dans des aubes particulières !

Plus que jamais nous bambochons

Description puérile de la guerre comme une fête, dans la continuité du quatrain précédent. Après les Versaillais transformés en soldats d'opérette, ce sont maintenant les Parisiens qui paraissent considérer la guerre comme une partie de plaisir. L'intention satirique présidant à cette image insouciante et festive de la Commune est difficile à dégager. Rimbaud a-t-il voulu montrer un peuple courageux qui se moque de la mitraille, suggérer l'invincibilité de la révolution, l'impuissance du gouvernement à menacer sérieusement la capitale insurgée ? Parodie-t-il, au contraire, pour la remettre en cause, l'image méprisante que Versailles véhiculait des ouvriers parisiens : "bambocheurs", c'est-à-dire fainéants, ivrognes, débauchés ? Peut-on, comme Murphy, considérer que ces deux projets coexistent et s'épaulent l'un l'autre (cf. 2009, p.252-253) ?

Oui, sans doute, car nous avons là un mécanisme d'identification de Rimbaud au peuple communard, identification fortement suggérée par le "nous" qui apparaît pour la première fois dans le poème et qui sera repris au vers 26. Au moment où Rimbaud expose à son ancien professeur (lettre à Izambard du 13 mai 1871), en même temps qu'un certain sentiment de culpabilité, les raisons qui le poussent à se tenir éloigné de la "bataille de Paris", il s'y projette par l'imagination, en s'identifiant de façon évidente au camp de la révolution et en confiant aux mots la mission qu'il ne se sent pas en mesure d'accomplir par lui-même. Or, le peuple, pour autant qu'il s'y reconnaît, reste généralement défini par Rimbaud comme l'Autre, la crapule, la canaille : "Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant" (lettre à Izambard du 13 mai 1871). Comme dans la célèbre chanson contemporaine d'Alexis Bouvier, La Crapule (1865), l'identification est assumée comme une provocation : "C'est la crapule ! Eh bien, j'en suis". Le propre de la provocation c'est d'accepter les insultes des adversaires (la bourgeoisie, les Versaillais). C'est de signifier à cet adversaire que ses insultes, ses représentations péjoratives et méprisantes, eh bien ! on les connaît, mieux, on les assume, et que, malgré elles, on s'identifie plus que jamais à leurs victimes.

Ne nous étonnons donc pas que dans ce vers (et le suivant : "tanières", "fourmilières" !! ne décrivent-ils pas les parisiens comme des bêtes ?), Rimbaud en vienne à exalter la lutte des Communards dans le vocabulaire des Versaillais.

 
  

Quand arrivent sur nos tanières

En marge de ce vers, mais sans le biffer, Rimbaud inscrit une variante susceptible de s'y substituer : "Quand viennent sur nos fourmilières". Fourmilières, commente Schaeffer, offre une rime plus riche mais tanières a le mérite de rappeler "printanières". En outre, ce mot "évoque l'abri des bêtes sauvages, traquées, d'abord, [...] et qui vont ensuite prendre l'offensive ; terme plus large et plus fort, donc que fourmilières." (op. cit. 1979, p.96-97). C'est sans doute pour cette raison, pense-t-il, que Rimbaud ne s'est pas décidé au changement.

    jaunes cabochons

Le mot cabochon désigne en général un élément saillant de forme arrondie : une pierre polie taillée en cabochon (joaillerie), un motif de céramique sur une façade (architecture), un clou à tête ronde (ameublement, tapisserie), etc. On voit l'analogie avec la forme d'un obus, surtout s'il est précisé que la couleur en est jaune. Comparer les obus à des pierres précieuses, c'est, une fois de plus, enjoliver l'évocation de la guerre. Ce qui nous pose à nouveau la même question : s'agit-il de "mimer l'euphémisme bourgeois" présidant au discours de Versailles sur la guerre (Murphy, 2009, p.254) ou plutôt de suggérer l'indestructible enthousiasme révolutionnaire du peuple de Paris ?


Dans des aubes particulières !

"Ces aubes particulières désignent sans doute les lueurs des incendies allumés par les bombardements, les explosions d'obus étant de leur côté qualifiées de jaunes cabochons. Mais ces bombardements n'empêchent pas les Parisiens de bambocher (c'est-à-dire de faire la fête). On observera qu'à partir de cette strophe 4, le mot nous désigne les Communeux, le vous s'appliquant aux Versaillais." (Yves Reboul, Œuvre-Vie, p.1052)

 

 

17-20

Thiers et Picard sont des Éros,
Des enleveurs d'héliotropes,
Au pétrole ils font des Corots :
Voici hannetonner leurs tropes...

  Thiers et Picard sont des Éros / Des enleveurs d'héliotropes

Nous avons déjà expliqué en quoi Thiers et Picard sont des Éros (voir ci-dessus la note sur "cul-nus"). Le personnage mythologique d'Éros (Cupidon pour les Romains) est associé au récit de l'enlèvement de Psyché par Ovide dans Les Métamorphoses, épisode qui a inspiré d'innombrables transpositions graphiques, depuis les artistes de l'Antiquité jusqu'à Bouguereau et autres peintres académiques de la fin du XIXe siècle. Éros y est représenté tantôt comme un éphèbe, tantôt comme un petit enfant ailé, joufflu et fessu (petit "cul-nu", dirait Rimbaud, très proche de l'imagerie traditionnelle des angelots dans la tradition chrétienne) :

 

Enlèvement de Psyché par Éros.
Mosaïque romaine, Alcazar de Cordoue.


La caractérisation de nos deux Éros Thiers et Picard comme des "enleveurs" peut donc être considérée comme un quasi automatisme, sous la plume de Rimbaud. Selon plusieurs commentateurs, l'héliotrope, du fait de son phototropisme, correspondrait dans le texte à un symbolisme politique : "Thiers et Picard, écrivent Rolland de Renéville et Jules Mouquet, sont nommés par [Rimbaud] des enleveurs d'héliotropes, par conséquent des gouvernants qui privent la nation des fleurs dont les corolles sont tournées vers la source de vie, le soleil." (op. cit. p.706). Dans le cas de nos deux (Z)Éros, donc, si l'on suit les annotateurs de la première Pléiade consacrée à Rimbaud, l'enlèvement des héliotropes équivaut à une destruction car, écrit de son côté Steve Murphy, "enlever une fleur de la terre signifie que, si l'on peut parler de viol, Rimbaud sous-entend surtout un assassinat." Un assassinat de la République, comme on pourrait le déduire, entre autres, de cette caricature de Faustin, représentant l'enlèvement de Marianne par Jules Favre :

 

 

L'analogie entre la fleur tournée vers le soleil et la République pourvoyeuse des libertés et des "lumières" n'est pas absente de la presse de la Commune, ajoute Murphy (2009, p.261), qui reproduit ce passage du Père Duchêne (n°29, 24 germinal, p.7) :

La République est comme des fleurs, il lui faut du soleil !
Et, nom de Dieu ! avec ce régime-là nous la ferons grandir entre nos baïonnettes, comme un coquelicot au milieu des blés !
Et le Père Duchêne vous en fout son billet,
Ce n'est pas encore le jean-foutre Thiers qui la fauchera !

Les "héliotropes" pourraient donc représenter les révoltés, les républicains, les Communeux, tous ceux que leur idéalisme conduit à regarder toujours du côté du soleil, de la liberté, des lumières. Par opposition, "il faut admettre que sont « enleveurs d'héliotropes » tous les adversaires d'une révolte quelle qu'elle soit", glose Louis Forestier (op. cit. 2004, p.448), après avoir rappelé, dans Oraison du soir, "l'assentiment des grands héliotropes" au geste de défi du poète pris de boisson.
 

  Au pétrole ils font des Corots

Suzanne Bernard écrit  : "Le paysage illuminé par les bombes au pétrole prend les rougeurs d'un tableau de Corot (cf. dans L'Orgie parisienne : « Et qu'un soir la rougeur des bombes étoila »)." (op. cit. 1960, p.390). Corot (1796-1875) est un peintre célèbre au moment de la Commune, réputé comme un paysagiste, et montrant un goût marqué pour les paysages idylliques. Mais pas pour la couleur rouge, autant que je sache. Corot, comme l'ont fait remarquer plusieurs critiques, est plutôt amateur de teintes douces et de lumières tamisées. Ce n'est donc pas pour ses couleurs que Rimbaud a choisi ce peintre mais pour ses sujets, à cause de ce goût qu'il partage avec les obusiers versaillais pour la douce et calme campagne française.
 

 Voici hannetonner leurs tropes

Encore un vers, et surtout un mot ("hannetonner"), dont l'interprétation a été fort discutée. Témoin, ce panorama réalisé en suivant l'ordre chronologique :

En 1960, Suzanne Bernard glosait : "Les troupes versaillaises progressent, « lourdes et bêtes, comme des hannetons », dit Gengoux (en outre, les hannetons sont des insectes dévastateurs). Rimbaud fait un jeu de mots sur « tropes » par allusion sans doute aux discours prétentieux de Thiers" (op. cit. 1960, p.390). Cela fait au moins trois significations différentes parmi lesquelles la commentatrice ne choisit pas. Ross Chambers, quelques années plus tard, fait de "tropes" (qui, grammaticalement, en est le sujet) le complément d'objet de "hannetonner". Rimbaud, selon lui, transformerait "Thiers et Picard en gros insectes lutinant les héliotropes, semant ces « choses printanières » que sont les bombes, tout en hannetonnant les « tropes » de leurs hypocrites discours." (op. cit. 1973, p.71). Comprenons que, parmi les divers sens de "hannetonner" avancés par Suzanne Bernard, il sélectionne celui de proférer des discours ornés (d'où "tropes") lourds et trompeurs.

André Guyaux, révisant en 1976 l'édition critique de Suzanne Bernard chez Garnier, supprime la note de cette dernière et la remplace par ceci : "Le sens de « hannetonner », selon Enid Rhodes Peschel (Studi francesi, gennaio-aprile 1976, p.87-88 ; repris dans Flux et Reflux, p.29-30) est non pas de faire comme des hannetons, mais chasser les hannetons pour les tuer ; « tropes » est une déformation, favorable à la rime, de troupes, comme « enleveurs » jouait sur éleveurs (op. cit. p.392). Il remodifiera cette note en 2000 (p.416, note 7). Mais, entre temps, la doctrine Enid Rhodes Peschel aura prospéré. On la retrouve à peu de choses près chez Gérald Schaeffer ("hannetonner : secouer les arbres, au printemps, pour en déloger les hannetons.", op. cit. p.92). On la retrouvera chez Cornulier (1990), Brunel (1999), Jeancolas (2000).

On en relève aussi la présence chez Steinmetz (1989) qui, malgré tout, a le mérite de formuler en clair la notation auditive justifiant l'analogie entre hannetons et troupes versaillaises ("hannetonner" = "bourdonner") : "On peut comprendre bourdonner leurs figures de style, autrement dit leurs racontars. Mais le mot « tropes » peut être également pris pour la forme ancienne (attestée au XVIe siècle) de troupes. Ces troupes chasseraient le hanneton." (Poésies, GF, tome I, p.248).

Certes, si l'on demande au dictionnaire le sens du verbe "hannetonner", on va trouver quelque chose comme : "détruire les hannetons". Mais nous lisons un texte et il faudrait quand même savoir ! Les hannetons sont-ils les chassés (les communards) ou les chasseurs (les versaillais) ?  C'est l'un ou l'autre : interpréter, à un moment donné, c'est quand même choisir. Lire, c'est élire. Et pour ce faire, rien de mieux que le principe énoncé par Steve Murphy au seuil de son article sur Chant de guerre Parisien : "Pour un verbe comme « hannetonner », on verra qu'il ne suffit pas de trouver un sens dans un dictionnaire, ni de montrer que ce sens peut être pertinent dans un micro-contexte, mais qu'il faut aussi vérifier l'adéquation de ce sens avec le déroulement rhétorique global du texte" (op. cit. 2009, p.211).

Et donc, commençons par observer le sens et la structure de la strophe dont ce vers constitue la clausule. On s'apercevra que ces indices conseillent d'accorder au mot "tropes", en première analyse, une valeur positive, du moins en apparence. Donc "figures de style", "fleurs de rhétorique". Car ce mot occupe à la rime la même place que "Eros", "Corots" et "héliotropes" dans les vers précédents et relève, comme eux, d'une rhétorique de l'éloge ironique. Si, donc, le sens est in fine péjoratif, ce ne sera qu'indirectement et par antiphrase. Le quatrain tout entier, en effet, est consacré à la célébration des hautes vertus de Thiers et Picard. Ce sont des Don Juan, des "Éros" (des héros, des zéros), qui ravissent — enlèvent — les héliotropes (en les détruisant), des artistes qui peignent des paysages à la Corot (avec le pétrole de leurs bombes), enfin de grands orateurs ou poètes. Leurs salves d'artillerie, qui sont leurs fleurs de rhétorique, bourdonnent, ronflent à nos oreilles, comme des hannetons au printemps.

Si l'on doute de cette interprétation, on lira avec intérêt l'extrait suivant des mémoires de Lefrançais, qui fut le premier président de la Commune de Paris :

"Le bombardement, proclamé la veille seulement par l'Officiel de Versailles, dure en réalité depuis le 3 avril sur tout ce parcours, mais il est maintenant plus violent que jamais. Tous nous sommes familiarisés depuis longtemps avec le sifflement des balles, que les fédérés comparent très justement, il me semble, au bourdonnement des hannetons, lesquels par parenthèse, effarouchés sans doute par nos fusillades, ne donnent pas signe de vie cette année. Mais il est un bruit auquel je ne peux m'habituer et qui me cause toujours une impression désagréable : c'est celui que font, en tournoyant avant de tomber, les lingots lancés par les boîtes à mitraille." (Gustave Lefrançais, Souvenirs d'un révolutionnaireLe Cri du Peuple, 1886-1887, rééd. La Fabrique, 2013, p.450).

Un tel témoignage tend à montrer que l'analogie entre le sifflement des balles (non des bombes, Lefrançais fait la différence) et le bourdonnement des hannetons relevait, au temps de Rimbaud, de l'expérience commune de la guerre. Tout lecteur contemporain percevait d'abord dans ce vers une notation auditive. Le verbe "hannetonner" n'a donc pas ici le sens des dictionnaires mais celui que Steinmetz lui reconnaissait ci-dessus, celui de "bourdonner". Et ce sont donc les soldats (non les Communards) que Rimbaud compare à des hannetons. La chose saute aux yeux, d'ailleurs, lorsque on resitue ce vers dans le contexte global du poème. Car cette analogie s'inscrit dans un système de comparaison installé depuis le début du texte entre chefs versaillais et entités volantes de toutes sortes.

Ceci ne contredit aucunement, à un second niveau de lecture, l'équivoque "tropes (au sens de "tropes") / tropes (au sens de "troupes"). Ce sont les troupes de Versailles qui, par métonymie, vrombissent comme des hannetons en tirant sur les parisiens, et ces concerts d'artillerie sont comme les tropes de ces délicieux littérateurs que sont Picard et Thiers. Les vers 19 et 20 illustrent les deux aspects, visuel et sonore, de la bataille, en même temps que le double talent, musical et pictural, de nos deux artistes. Ils ajoutent leur flatterie à celle qui était décernée à ces Éros dans les vers 17-18.

Cela n'interdit pas non plus d'explorer plus avant le réseau d'allusions satiriques implicitement véhiculées par le vers, comme par le poème dans son entier. Car les louanges décernées à Thiers et Picard par ce "psaume" (les "splendeurs grandes ouvertes" de la strophe 1, les "délirants cul-nus" et les "bienvenus" de la strophe 2, etc.) doivent être comprises, bien sûr, par antiphrase. Murphy relève à ce propos dans la littérature et la caricature politique de l'époque une connotation péjorative du hanneton non mentionnée jusqu'ici, celle de la folie. Et là, nous retrouvons Suzanne Bernard qui mettait en avant l'allure vibrionnante, lourde et bête, du hanneton. Effectivement, selon Murphy, écrivains et chansonniers contemporains décrivent le vol erratique de l'insecte, ses "bourdonnements insensés", écrit l'un d'entre eux. Or, l'idée de "folie" correspondait bien à l'image que les Communards se faisaient, ou voulaient propager, des leaders Versaillais. Ainsi, le général Trochu, chef du "Gouvernement de la défense nationale" après septembre 1870, est-il plusieurs fois associé à l'image du hanneton, symbole de déraison. Un dessin de Faustin, par exemple, dans le but de dénoncer son prétendu plan secret pour sauver Paris (fiction surtout destinée à masquer son inaction et sa soumission à Bismarck), montre un hanneton déposant comme une merde le fameux "PLAN" dans le crâne fêlé du général :
 

 

L'antiphrase est la figure qui assure l'unité du "déroulement rhétorique global du texte". Le principe consiste en la présentation "hilarante et optimiste" d'une "actualité terrifiante" (Benoît de Cornulier, op.cit, p.63), moins pour nier le danger de la situation, comme tend à le dire cet auteur, que pour rehausser l'ardeur des révolutionnaires (dans les deux dernières strophes), après avoir rapetissé leurs adversaires avec l'arme de l'ironie. Ceci dit, malgré son manifeste en faveur d'une "poésie objective", Rimbaud ne caressait probablement pas l'espoir d'atteindre effectivement le lectorat populaire de Paris. C'est surtout sa propre confiance dans la victoire des révolutionnaires qu'il tente de rehausser, en se fondant sur la confiance spontanée et probablement trompeuse des poètes sur le pouvoir des mots.

 

 

21-23

Ils sont familiers du Grand Truc !...
Et couché dans les glaïeuls, Favre
Fait son cillement aqueduc,
Et ses reniflements à poivre !

 Ils sont familiers du Grand Truc !...

Steve Murphy rappelle que François Villon, dans sa Ballade contre les ennemis de la France, souhaitait que soit "au grand Turc vendu deniers comptants [...] Qui mal voudroit au royaume de France." (op. cit. 2009, p.277). L'idée, certes, ne saurait être la même ici, mais il est amusant de noter l'existence très ancienne, dans la littérature, d'un rapprochement entre ces deux thèmes : la dénonciation patriotique de la trahison et la figure hostile du Grand Turc.  Dans notre texte, n'en doutons pas, l'idée première de Rimbaud fut d'accuser Favre, Thiers et consort d'avoir vendu la France au Grand Turc, c'est-à-dire à Bismarck. "Un passage du Père Duchêne, ajoute Murphy, éclaire l'allusion :

"Nous n'aurions pas donné, comme des imbéciles, dans les pièges de tous ces jean-foutres de réactionnaires, plate crapule qui vendrait son pays au Grand Turc pour une place de sous-préfet." (n°7, 2 Germinal, p.5).

Mais c'est surtout les vers suivants qui rendent cette interprétation indiscutable. En effet, ces vers sont centrés sur la dénonciation du ministre des affaires étrangères de Versailles, Jules Favre, considéré par les Communeux comme le vendeur de la France pour avoir rencontré Bismarck à Ferrières les 19 et 20 septembre 1870, et signé le Traité de Francfort le 10 mai 1871.

Comment et pourquoi Rimbaud est-il passé de cette idée de départ à la métathèse du "Grand Truc" ? On peut faire l'hypothèse qu'il y a eu d'abord le problème de la rime ("Quelles rimes ! ô ! quelles rimes !") : "Turc" rimait mal avec "aqueduc". Mais on se rappelle la maxime de Paul Valéry sur les contraintes poétiques qui, dit-il, "exigent et engendrent la plus grande liberté d'esprit." Ainsi, c'est probablement à la vertu libératrice de la contrainte rimique que Rimbaud doit d'avoir imaginé la métathèse Turc/Truc qui lui permet de suggérer d'un même mot la personne de Bismarck et la nature du crime reproché à ses amis français, Thiers, Picard et Favre : le mensonge politique, l'hypocrisie, la ruse, le "plan" de Trochu, les "larmes" de Favre à Ferrières.

"Dans ce sens, écrit Gérald Schaeffer (op. cit. 1979, p.93), c'est bien une divinité féroce et sinistre que sert le trio, en cette figure de style — le Truc, le Plan — qui permet au gouvernement d'endormir les naïfs ou de calmer les inquiets. C'est une forme allégorique de ce que Le Canard enchaîné immortalisera sous le nom de Bourrage de crâne. [...] Quelques citations illustreront mon propos :

  [...] "Halte-là, mes bougres ! Le Père Duchesne va débiner vos trucs." (Eugène Vermersch) ;
   "Oui, votre plan, c'est de supprimer l'influence des grandes villes où tous les patriotes savent lire les journaux et sont trop malins pour se laisser foutre dedans par les trucs et tours de gobelets de tous les sacrés charlatans de malheur !" (Vermersch, ibid.) ;
   [...] "Que vous semble maintenant de ces fameux plans et de ces trucs ?" (Gustave Lefrançais, Étude sur le mouvement communaliste à Paris, en 1871, Neuchâtel, 1871, p.401).

 

 Et couché dans les glaïeuls, Favre / Fait son cillement aqueduc, / Et ses
      reniflements à poivre

"Aqueduc, adjectif: « qui amène l'eau des larmes », glose Suzanne Bernard, Favre pleurniche et renifle. Le Cri du peuple, journal communard, raille à plusieurs reprises les larmes de crocodile que versaient Thiers et Favre sur les malheurs de la nation." (op. cit. 1960, p.391). Dans son article intitulé "Les larmes de crocodile" (Le Cri du peuple, n°10, 4 mai 1871) Vermersch écrit : "Leurs yeux sont métamorphosés en fontaines, des cascades tombent de leurs cils, et cela couvre déjà l'Alsace et la Lorraine qui disparaissent sous cette inondation. Quel déluge !" Extrait cité par Murphy (2009, p.278), qui rappelle à cette occasion que Flaubert lui-même, dans son Dictionnaire des idées reçues, se fait écho de ces plaisanteries : "INVASION. — Excite les larmes !" La caricature graphique, naturellement, s'empare du thème. Voir un exemple ci-dessous, et plus loin dans cette page, les dessins de De Frondas intitulés "La Comédie politique" (où l'on voit Thiers et Favre pleurer en scène pendant que, derrière le rideau, les deux mêmes éclatent de rire) et "L'exécutif rural" (ce dernier étant légendé : "La Tribu des pleureurs") : 

 

 


"En fait, explique Steve Murphy, ce que l'on reprochait à Favre, c'était sa trahison. Son défi célèbre du  septembre — « Rien, vous n'aurez rien ; ni une pierre de nos forteresses, ni un pouce de notre territoire », indique Cladel dans I.N.R.I, tandis que Le Petit montrera Favre en « Immortelle » avec l'inscription tombale « Ci-git cette phrase célèbre d'un académicien : Ni un pouce de notre territoire ni une pierre de nos forteresses, priez Dieu pour le repos de sa conscience » — allait revenir le hanter car il serait suivi, une quinzaine de jours plus tard, par sa capitulation devant les exigences de Bismarck, réclamant, à Ferrières, l'annexion de l'Alsace et de la Lorraine." (op. cit. 2009, p.284).

 

 

 

À propos des "reniflements à poivre", Antoine Adam écrit : "Les reniflements à poivre veulent dire sans doute que Favre se force à pleurer comme s'il se mettait du poivre sous le nez. Il renifle." (op. cit. 1972, p.882, note 12). Toujours le thème de la comédie politique, donc. Steve Murphy tente d'aller plus profond dans l'exégèse de ce détail. Mais j'avoue que ne je suis guère convaincu par les gloses qu'il avance au sujet des "reniflements à poivre" et des "glaïeuls" (voir 2009, p.287-292). En résumé, il voit là des symboles qui annoncent "ce qui attend la Commune vaincue" : les sabres des vainqueurs (représentés par les glaïeuls qui viennent du latin "gladiolus") et les déportations au bagne de Cayenne (représentées par le "poivre").
 

 

24-28

La Grand ville a le pavé chaud,
Malgré vos douches de pétrole,
Et décidément, il nous faut
Vous secouer dans votre rôle...

La Grand ville a le pavé chaud, / Malgré vos douches de pétrole,

Le "pavé", c'est-à-dire par synecdoque la rue, qui désigne elle-même par métonymie le peuple, sont chauds parce qu'ils sont en colère et disposés à la lutte. Le sens global ne pose pas problème : le peuple est prêt à se battre malgré les bombes à pétrole qui tombent sur la ville. Antoine Adam a raison de citer, en regard de cette fin de poème, cet article du Cri du Peuple qui n'est pas loin d'avoir le même sens :

"Le Cri du peuple du 27 mars avait publié un article de J.-B. Clément, intitulé Les Ruraux. Le même journal, le 1er avril, avait dit : « Paris n'a pas eu peur des canons Krupp. Il ne tremblera pas devant les bombes rurales. »" (op. cit. 1972, p.882).

Le mot "douches", pour désigner de façon figurée les bombardements, suscite l'idée de d'"éteindre" ou de "refroidir" l'enthousiasme des foules, mais comme ce sont des "douches de pétrole", elles risquent davantage de l'échauffer que de le refroidir. 

  Et décidément, il nous faut / Vous secouer dans votre rôle...

Personnellement, je comprends "secouer" au sens de "brusquer", "bousculer", sens présenté comme familier par le TLF et pour lequel ce dictionnaire donne un exemple chez Flaubert : "Tâche de secouer ta grand'mère. Il faut ne pas la plaindre, et l'empêcher de penser à elle" (Flaub.,Corresp., 1870, p. 136). Employé par Rimbaud en guise d'euphémisme, il signifie ici, selon moi, rudoyer les adversaires, autrement dit : redoubler d'efforts contre eux et les vaincre.

Les troupes (ou tropes) versaillaises ayant été, ci-dessus, clairement assimilées à des hannetons, dans leur "rôle" d'artilleurs lançant sur Paris une pluie d'obus et de balles, Steve Murphy (op. cit. 2009, p.301-302) rappelle le sens de base du verbe "hannetonner" employé au vers 20 : "secouer" les arbres pour en déloger les hannetons (cf. TLFI). Rimbaud, filant la métaphore, menacerait donc les soldats de Versailles d'être bientôt délogés de leur repaire par une offensive victorieuse des Parisiens. La glose est astucieuse, mais est-elle vraiment nécessaire ? 

Peu de commentateurs prennent la peine d'élucider le mot "rôle". Très certainement s'agit-il du "rôle" tenu par les soldats de Versailles dans la répression de l'insurrection communarde. Alain Vaillant avance finement une explication plus précise : "[...] puisqu'il n'y a pas d'autre solution, [le peuple de Paris doit] riposter contre l'assaillant, même s'il faut tuer des soldats, qui ne sont pas les vrais responsables, et par conséquent « vous secouer dans votre rôle » — « rôle » ayant ici son sens militaire de liste des soldats enrôlés." (op. cit. p.152). En somme, il faudrait tuer les soldats, non pour ce qu'ils sont (des fils du peuple, des paysans enrôlés) mais pour le "rôle" qu'ils ont accepté de jouer en s'enrôlant dans l'armée.
 

29-32

Et les Ruraux qui se prélassent
Dans de longs accroupissements,
Entendront des rameaux qui cassent
Parmi les rouges froissements !

  les Ruraux

Le mot avait pris un sens péjoratif dans le langage politique sous l'Empire, le vote des campagnes étant considéré comme un vote réactionnaire, massivement acquis à Napoléon III. "C'est une honte ! Vous n'êtes qu'une majorité rurale ! " s'exclame par exemple Gaston Crémieux le 8 mars 1871 lors d'un célèbre débat à l'Assemblée nationale qui a vu l'invalidation de l'élection de Garibaldi ("attendu qu'il n'est pas français") et la démission consécutive de Victor Hugo de sa charge de député (cf. Murphy, 2009, p.214-215).
 

De Frondas : "La tribu des pleureurs"

Ou : quand le "cillement aqueduc" de Jules Favre (à gauche)
gagne l'ensemble des "Ruraux" (Thiers et Jules Simon)
.


 

  Dans de longs accroupissements

La plupart des commentateurs ne commentent pas. Certains font remarquer que Rimbaud envoyait dans la même lettre le poème intitulé Accroupissements et qu'il était difficile à son destinataire de ne pas faire le rapprochement. Schaeffer est le premier, semble-t-il, à suggérer que Rimbaud évoque ici les Ruraux dans la même position intéressante que le frère Milotus accroupi sur son pot (op. cit. 1979, p.94). Alain Vaillant tente de tirer de cette idée une interprétation satisfaisante de l'ultime énigme du poème : "les rouges froissements". Voir en suivant.

 

  Entendront les rameaux qui cassent / Parmi les rouges froissements

Gérald Schaeffer fournit une interprétation cohérente, qu'on peut appeler "classique", de cette fin de poème : "Les deux dernières strophes répondent au programme annoncé par le titre et menacent les Versaillais : la vérité va sortir de sa tanière, le drapeau rouge, l'activité révolutionnaire s'opposeront au Printemps factice promis par les Trois Grâces [...]. C'est donc en termes d'opposition que s'affrontent le début et la fin du poème : Propriétés vertes / rouges froissements ; opposition qui se retrouve dans la construction de la strophe finale, avec la ridicule posture des Ruraux et les rameaux qui cassent sous les pas des révoltés [...]. Froissements s'accorde [...] à l'étoffe, au drapeau dont la couleur transparaît — métonymie de l'effet (rameaux qui cassent sous les pieds des révoltés) et métaphore des troupes parisiennes en marche — parvient alors aux Ruraux" (op. cit. 1979, p.94 et 95).

 

"Aux kiosques, voici les caricatures : Thiers, Picard et Jules Favre
sous la figure des trois Grâces enlaçant leur ventripotence"
Prosper-Olivier Lissagaray, Histoire de la Commune, Maspéro, 1976, p.293,
cité par Gérald Schaeffer, 1979, p.94.

 

Alain Vaillant voit autre chose que le drapeau des révolutionnaires dans les "rouges froissements" : "En 1871, les pantalons des soldats sont encore rouge garance, et ils sont froissés parce que les Versaillais sont accroupis : ils ont baissé leur pantalon pour déféquer (i.e. pour bombarder), et c'est dans cette position très peu avantageuse qu'ils sont touchés par la riposte armée des Communards. Le poème se termine ainsi par une dernière blague scatologique, et la boucle est bouclée. Enfin, il faut bien comprendre ici que l'obscurité très épaisse des six derniers vers s'explique, de façon évidente, par le véritable appel à la résistance armée qu'ils contiennent et à leur joyeuse invitation à tuer les soldats de l'armée française : l'exercice d'allusions poétiques n'est donc pour Rimbaud ni innocent ni, d'ailleurs, sans danger, s'il tombait en de mauvaises mains." (op. cit. p.152).

 

 

Pour conclure (provisoirement)

À l'issue de cette plongée dans le corpus critique concernant Chant de guerre Parisien, le lecteur aura compris qu'il existe une somme incontournable : le travail de Steve Murphy. Il n'est pas nécessaire, je crois, de répéter à quel point on lui est, ici, redevable. Soulignons malgré tout le succès de la méthode "archéologique" qu'il utilise. Il montre de la façon la plus convaincante "comment Chant de guerre Parisien se greffe sur la symbolique, la rhétorique et les discours de la Commune et en général des Républicains révolutionnaires" (op.cit. 2009, p.313). Ce qu'il tire, notamment, de la confrontation du texte de Rimbaud avec les leitmotive de la caricature graphique de l'époque, est absolument passionnant.

Chez d'autres critiques, on perçoit avant tout la volonté d'accéder à une interprétation "homogène", à un principe d'analyse central : l'évocation de la guerre comme une fête, par exemple, chez Cornulier, l'allusion scatologique chez Vaillant.

Chez Cornulier, il y a aussi le souci de dégager l'interprétation d'une démarche trop strictement "contextualiste" : "Si cette interprétation par l'actualité historique est faite de manière réductrice, elle risque d'aboutir à une sorte de contresens, non pas par simple inexactitude, mais en tendant à confondre ce qui est dit avec l'actualité à quoi il est seulement fait allusion, actualité indiscutablement sous-jacente au sens, mais qui n'est pas le sens." (op. cit. 2009, p.63). D'où l'insistance de l'auteur sur le déni du danger et de la peur dont le texte serait porteur, thématique peut-être plus psychologique que satirique et politique.

D'une certaine manière, c'est aussi vers plus de subjectivité que Vaillant cherche à tirer l'interprétation du poème, vers ce qu'il appelle les "sources profondément biographiques, et en l'occurrence enfantines" de son inspiration. La grille de lecture scatologique, écrit l'auteur en conclusion de son article, s'est révélée "d'une parfaite cohérence [...]. Mais l'essentiel est à mes yeux ailleurs, dans la sentimentalité discrète qui, malgré la tonalité polémique et ouvertement agressive du propos, nimbe le poème d'un halo étrangement intimiste."      

Nous aurions probablement tort d'opposer radicalement ces diverses approches. Prenons le cas de l'obscénité : il est certain qu'elle revêt ici principalement une fonction satirique ou polémique. Mais elle renvoie aussi, chez Rimbaud, à une weltanschauung, qui lui est propre. On peut déduire de tout cela que l'exégèse du Chant de guerre Parisien n'est pas achevée. Et tant mieux. Aussi bien reste-t-il plusieurs points de détail (qui n'en sont pas) qui ne semblent pas avoir encore reçu leur élucidation définitive. Viendront d'autres horribles travailleurs, etc.

 Mars 2014