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Mauvais sang, Une saison en enfer, avril-août 1873.

 

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     Si j'avais des antécédents à un point quelconque de l'histoire de France !
     Mais non, rien.
     Il m'est bien évident que j'ai toujours été de race inférieure. Je ne puis comprendre la révolte. Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée.
     Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Église. J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte, j'ai dans la tête des routes dans les plaines souabes, des vues de Byzance, des remparts de Solyme ; le culte de Marie, l'attendrissement sur le crucifié s'éveillent en moi parmi les mille féeries profanes. Je suis assis, lépreux, sur les pots cassés et les orties, au pied d'un mur rongé par le soleil. Plus tard, reître, j'aurais bivaqué sous les nuits d'Allemagne.
     Ah ! encore : je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants.
     Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé. Mais toujours seul ; sans famille ; même, quelle langue parlais-je ? Je ne me vois jamais dans les conseils du Christ ; ni dans les conseils des Seigneurs, représentants du Christ.
     Qu'étais-je au siècle dernier : je ne me retrouve qu'aujourd'hui. Plus de vagabonds, plus de guerres vagues. La race inférieure a tout couvert le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science.
     Oh ! la science ! On a tout repris. Pour le corps et pour l'âme, le viatique, on a la médecine et la philosophie, les remèdes de bonnes femmes et les chansons populaires arrangées. Et les divertissements des princes et les jeux qu'ils interdisaient ! Géographie, cosmographie, mécanique, chimie !...
     La science, la nouvelle noblesse ! Le progrès. Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ?
     C'est la vision des nombres. Nous allons à l'Esprit. C'est très certain, c'est oracle, ce que je dis. Je comprends, et ne sachant m'expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire.

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     Rimbaud se sent pris dans un engrenage lié à son origine sociale, à sa race et, plus généralement, à l'Histoire. Il semble concevoir celle-ci comme un processus fatal, mathématiquement agencé (C'est la vision des nombres), et progressant vers un but supérieur que, conformément à diverses traditions philosophiques ou théosophiques, Rimbaud nomme l'Esprit (Nous allons à l'Esprit. C'est très certain, c'est oracle, ce que je dis).
     Le poète tente d'imaginer les vies qui auraient pu être les siennes à d'autres moments de l'Histoire. Il s'y retrouve toujours comme un membre de la race inférieure, parmi ceux que l'on a enrôlés dans les croisades mais qui n'ont été que superficiellement christianisés, ceux qui ont servi de mercenaires dans les guerres, ceux qui dansaient avec les sorcières (souvenirs de l'histoire de France, telle que la racontent Guizot, Augustin Thierry ou Michelet).
     Il est frappant de constater que les notions de race et de classe sociale se confondent ici totalement, conformément à l'historiographie libérale de la première moitié du XIXe siècle qui décrivait la Révolution comme le dénouement d'une légitime lutte pluriséculaire des Gaulois (le peuple conquis, les serfs, les ancêtres du Tiers-état) contre les Francs (les conquérants, les nobles). Les élites contemporaines utilisaient volontiers ces catégories, en inversant les pôles, pour dévaloriser les "classes dangereuses" : les révoltés de Juillet (1830), de juin 48, de la Commune étaient les nouveaux gaulois, les barbares, des sauvages animés par un instinct de destruction, des ivrognes à la brutalité héréditaire (voir les prolétaires de Zola), sans projet politique qui soit compatible avec la civilisation. De même, Rimbaud se dit issu d'une race qui ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée. Il déclare : Je ne puis comprendre la révolte. Dans cette nuit médiévale où il tente de se représenter, il s'imagine voué à une agressivité toute instinctive, à la rapine, à la jacquerie, en deçà de toute révolte rationnelle. On le sent : le procès qui est instruit dans ces lignes n'est pas seulement celui de l'individu Arthur Rimbaud, c'est celui du Peuple en général : La race inférieure a tout couvert le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science.
    
Est-ce Rimbaud qui parle dans ce "monologue du fils de famille" par quoi commence "Mauvais sang" ? Est-ce vraiment l'auteur des lettres "du Voyant", le sympathisant enthousiaste de la Commune, qui s'exprime ici ? Dans ce cas, il le fait dans des termes si péjoratifs pour lui-même que le lecteur hésite : provocation orgueilleuse ou sincère mortification ? Rimbaud assume-t-il par pure bravade et sans y adhérer aucunement l'image négative qu'on lui renvoie de lui ? Ou bien, au contraire, dans un moment de dépression, retourne-t-il contre lui-même le discours plein de mépris qu'il a vu tenir aux dominants contre ceux d'en bas ?