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Mauvais sang, Une saison en enfer, avril-août 1873.
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     Les blancs débarquent. Le canon ! Il faut se soumettre au baptême, s'habiller, travailler.
     J'ai reçu au cœur le coup de la grâce. Ah ! je ne l'avais pas prévu !
     Je n'ai point fait le mal. Les jours vont m'être légers, le repentir me sera épargné. Je n'aurai pas eu les tourments de l'âme presque morte au bien, où remonte la lumière sévère comme les cierges funéraires. Le sort du fils de famille, cercueil prématuré couvert de limpides larmes. Sans doute la débauche est bête, le vice est bête ; il faut jeter la pourriture à l'écart. Mais l'horloge ne sera pas arrivée à ne plus sonner que l'heure de la pure douleur ! Vais-je être enlevé comme un enfant, pour jouer au paradis dans l'oubli de tout le malheur !
     Vite ! est-il d'autres vies ? Le sommeil dans la richesse est impossible. La richesse a toujours été bien public. L'amour divin seul octroie les clefs de la science.
Je vois que la nature n'est qu'un spectacle de bonté. Adieu chimères, idéals, erreurs.
     Le chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour divin. Deux amours ! je puis mourir de l'amour terrestre, mourir de dévouement. J'ai laissé des âmes dont la peine s'accroîtra de mon départ ! Vous me choisissez parmi les naufragés, ceux qui restent sont-ils pas mes amis ?
     Sauvez-les !
     La raison est née. Le monde est bon. Je bénirai la vie. J'aimerai mes frères. Ce ne sont plus des promesses d'enfance. Ni l'espoir d'échapper à la vieillesse et à la mort. Dieu fait ma force, et je loue Dieu.

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    La section 6 est tout entière consacrée à ce qu'on pourrait appeler : le monologue du converti. La chose commence très ironiquement sous le déguisement du "nègre" qui voit débarquer les blancs et qui reçoit le coup de la grâce (détournement facétieux de la locution "le coup de grâce"). Physiquement anéanti, l'innocent indigène est dès lors spirituellement sauvé. En effet, il est vierge de tout péché, n'ayant eu jusqu'ici aucune idée du bien et du mal. Il va donc aller droit au paradis, comme les enfants morts sans baptême, ainsi que l'enseigne la religion. Vite !, il va savoir s'il existe d'autres vies après la mort. Et Rimbaud continue à réciter son catéchisme ... catholique et socialiste : l'argent n'est rien (les premiers seront les derniers) ; la richesse appartient à tous ; seul compte l'amour divin ; il n'y a d'autre connaissance que celle qui nous vient de Dieu ; l'homme est bon naturellement ... Puis, vient la métaphore du navire sauveur, dont le Hugo de Plein ciel a fait l'allégorie d'une double mystique, celle du Progrès social et celle du Salut chrétien (on retrouvera cette image presque identique dans "Adieu", à la fin de la Saison). Dans une surenchère de bonté, le dévot personnage s'étonne d'être seul élu, il voudrait que ses amis l'accompagnent sur l'arche. C'est le triomphe de la raison et de la fraternité. Rien à voir, nous assure le locuteur, avec la religion naïve de l'enfance ni avec ces conversions douteuses à l'article de la mort.
     La naïveté de cette profession de foi rend l'ironie manifeste aux yeux du lecteur. Il va de soi que ce n'est pas Rimbaud qui parle ici, mais un masque, un personnage ridicule qu'il s'amuse à jouer pour en discréditer la philosophie.