Arthur Rimbaud, le poète / Accueil > Anthologie commentée / Sommaire > Mauvais sang (section 3)

Mauvais sang, Une saison en enfer, avril-août 1873.
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     Le sang païen revient ! L'Esprit est proche, pourquoi Christ ne m'aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. Hélas ! l'Évangile a passé ! l'Évangile ! l'Évangile.
     J'attends Dieu avec gourmandise. Je suis de race inférieure de toute éternité.
     Me voici sur la plage armoricaine. Que les villes s'allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l'Europe. L'air marin brûlera mes poumons ; les climats perdus me tanneront. Nager, broyer l'herbe, chasser, fumer surtout ; boire des liqueurs fortes comme du métal bouillant, comme faisaient ces chers ancêtres autour des feux.
     Je reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre, l'œil furieux : sur mon masque, on me jugera d'une race forte. J'aurai de l'or : je serai oisif et brutal. Les femmes soignent ces féroces infirmes retour des pays chauds. Je serai mêlé aux affaires politiques. Sauvé.
     Maintenant je suis maudit, j'ai horreur de la patrie. Le meilleur, c'est un sommeil bien ivre, sur la grève.

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     Rimbaud se représente, dirait-on, le moment actuel comme celui d'un achèvement de l'Histoire. Cette fin des temps est marquée par un retour du paganisme, ce qui n'est pas étonnant puisque la race inférieure a tout couvert et que cette race inférieure, nous l'avons vu dans la section 2, s'identifie pour lui avec les barbares gaulois mal christianisés. Le retour du sang païen est lui-même annonciateur de l'avènement de l'Esprit (à travers quelque apocalypse sociale ou métaphysique ?). En somme, le poète convoque les grands mythes pour exprimer de façon hyperbolique son impression de vivre, sur un plan personnel, une situation de crise profonde et irréversible.
     Quel recours, dans ce péril extrême ? 
     Dieu, la religion ? Mais "l'Évangile a passé". Le temps de l'Évangile est révolu, dans la vie personnelle de l'auteur comme dans l'histoire des hommes. Sans doute aimerait-il y croire : comme tout païen, il est encore en attente de la révélation (J'attends Dieu avec gourmandise) ; mais il n'y croit plus, ou il craint qu'il ne soit plus temps, pour lui, de s'amender.
     Reste une autre voie de repentir, dans laquelle on croit reconnaître le destin classique des "fils de famille", des "fils du Peuple" : se mettre aveuglément au service des dominants. Hier, c'étaient les croisades, les guerres de mercenaires. Aujourd'hui, ce sont les expéditions coloniales de la République : quitter l'Europe, aller aux climats perdus, se mêler aux affaires politiques ...
     Mais comment prendre un tel parti lorsqu'on s'appelle Arthur Rimbaud et qu'on a horreur de la patrie ? Car dans ces dernières lignes, plus de doute pour le lecteur, c'est bien Rimbaud qui parle en son nom.