ARCHIVES IZAMBARD (1871) / LETTRES
Izambard
venait d'accepter un poste de professeur remplaçant à Douai
lorsqu'il reçut, le 13 mai 1871, une lettre de tonalité assez
belliqueuse dans laquelle son ancien élève lui faisait connaître
sa décision d"être poète". Ce texte important est répertorié
dans l'histoire littéraire sous l'appellation de "première
lettre du voyant". Le discours qu'y tient le jeune homme
apparait en effet très semblable à celui qui sera développé dans
la longue lettre-manifeste adressée à Ernest Demeny le 15 mai
suivant, deux jours plus tard seulement. Rimbaud joint en outre
à son courrier un poème pathétique et mystérieux (Le Cœur supplicié)
que la critique a parfois interprété comme une sorte d'appel au
secours déguisé mais qu'Izambard a manifestement reçu comme une
provocation.
Dans un article de 1898 intitulé "Comment on
devient un phénomène" Izambard reconstitue de mémoire certains éléments de la
réponse qu'il fit à la lettre de Rimbaud, réponse dans laquelle on
peut lire cette phrase
qui montre suffisamment à quel point son auteur avait été vexé : "Je ne veux
pas vous dire que vous êtes fou, cela vous mettrait aux anges. Mais
si vous croyez que c'est arrivé, je veux vous prouver au contraire
que, d'être absurde, c'est à la portée de tout le monde." Suivait un
médiocre pastiche intitulé La muse des Méphitiques. Cf. Steve
Murphy, "Le cœur parodié : Rimbaud réécrit par Izambard",
Parade
sauvage n°15, novembre 1998, p.49-66). La lettre du 12 juillet a été envoyée à Cherbourg où Izambard
venait d'être nommé professeur de rhétorique (d'où les "bains de
mer") après avoir renoncé à son emploi de précepteur à
Saint-Pétersbourg (les "boyards"). Lettre moins
belliqueuse mais non moins désinvolte. Le lecteur jugera. Izambard rapporte dans ses
souvenirs qu'il a envoyé 40 francs à Rimbaud en réponse aux
sollicitations de cette lettre. Cf. Rimbaud. Correspondance.
éd. de J.-J. Lefrère, Fayard, p.81-82.
Excellents fac-similés en couleur dans : Arthur Rimbaud,
Correspondance, présentation et notes de Jean-Jacques
Lefrère, 2007, Fayard.
|
|
Lettre à
G. Izambard, 13 mai 71,
incluant "Le Cœur supplicié"
(première lettre dite "du voyant")
Lettre à G. Izambard, 12 juillet 1871
|
Lettre à Georges Izambard
13 mai 1871
Collection particulière
inconnue
La date précise d'envoi (13
mai) est connue par le cachet de la poste figurant sur l'enveloppe.
Commentaire
de la lettre
Le Cœur supplicié
Nous connaissons
trois versions de ce texte :
Le Cœur supplicié >
Archives Georges Izambard (1871). Ci-contre.
Le Cœur du pitre >
Archives P.Demeny (1871)
Le Cœur volé >
Dossier Verlaine
(1871-début 72)
Les commentateurs se sont vivement intéressés à ces changements
de titres. En outre Le Cœur volé présente des variantes
significatives à l'égard des deux premières versions : vers 2
(et 8), 10 (et 16), 11, 14, 19, 22. Le Cœur du pitre,
version à peine différente du Cœur supplicié mais dotée
d'un titre nouveau est le dernier autographe connu. AG-09, pour
cette raison, la considère comme la version de référence.
Il existe aussi une quatrième
version, sans titre et déponctuée : "Mon pauvre cœur..." qui est
une copie partielle de Verlaine dans Pauvre Lélian >
Les Poètes maudits 1888. cf.
Variantes des Poètes maudits.
Je la reproduis ici, pour information :
Mon pauvre cœur bave à la
poupe
Mon cœur est plein de caporal
Ils lui lancent des jets de soupe
Mon pauvre cœur bave à la poupe
Sous les quolibets de la troupe
Qui pousse un rire général
Mon pauvre cœur bave à la poupe
Mon cœur est plein de caporal
Ithyphalliques et
pioupiesques
Leurs insultes l'ont dépravé
À la vesprée ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques
O flots abracadabrantesques
Prenez mon cœur qu'il soit sauvé.
Ithyphalliques et pioupiesques
Leurs insultes l'ont dépravé.
Commentaire
du poème
|
|
Cher Monsieur !
Vous revoilà professeur. On se
doit à la Société, m'avez-vous dit ; vous faites partie des corps
enseignants : vous roulez dans la bonne ornière. — Moi aussi, je suis
le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je déterre
d'anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer
de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur
livre : on me paie en bocks et en filles. Stat mater dolorosa, dum
pendet filius. — Je me dois à la Société, c'est juste,
— et
j'ai raison. — Vous aussi, vous avez raison, pour aujourd'hui. Au
fond, vous ne voyez en votre principe que poésie subjective : votre
obstination à regagner le râtelier universitaire, — pardon !
— le
prouve ! Mais vous finirez toujours comme un satisfait qui n'a rien
fait, n'ayant rien voulu faire. Sans compter que votre poésie
subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour, j'espère, —
bien d'autres espèrent la même chose, — je verrai dans votre
principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que vous
ne le feriez ! — Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me
retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de
Paris — où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je
vous écris ! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève.
Maintenant, je m'encrapule le plus
possible. Pourquoi ? Je veux être poète, et je travaille à me
rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et je ne
saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par
le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes,
mais il faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète.
Ce n'est pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on
devrait dire : On me pense. — Pardon du jeu de mots.
—
Je est un autre. Tant pis pour le
bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent
sur ce qu'ils ignorent tout à fait !
Vous n'êtes pas Enseignant
pour moi. Je vous donne ceci : est-ce de la satire, comme vous diriez
? Est-ce de la poésie ? C'est de la fantaisie, toujours. — Mais, je
vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée :
Le Cœur supplicié.
Mon triste cœur
bave à la poupe ...
Mon cœur est plein de caporal !
Ils y lancent des jets de soupe,
Mon triste cœur bave à la poupe...
Sous les quolibets de la troupe
Qui lance un rire général,
Mon triste cœur bave à la poupe,
Mon cœur est plein de caporal !
Ithyphalliques
et pioupiesques
Leurs insultes l'ont dépravé ;
À la vesprée, ils font des fresques
Ithyphalliques et pioupiesques ;
Ô flots abracadabrantesques,
Prenez mon cœur, qu'il soit sauvé !
Ithyphalliques et pioupiesques,
Leurs insultes l'ont dépravé.
Quand ils auront tari
leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé ?
Ce seront des refrains bachiques
Quand ils auront tari leurs chiques !
J'aurai des sursauts stomachiques
Si mon cœur triste est ravalé !
Quand ils auront tari leurs chiques,
Comment agir, ô cœur volé ?
|
Ça ne veut pas rien dire.
— RÉPONDEZ-MOI : chez M.
Deverrière, pour A. R.
Bonjour de cœur,
Art. Rimbaud.
Sommaire |
|
Lettre à Georges Izambard
12 juillet 1871
Collection particulière
inconnue.
Izambard conservait, dit-on, sa
correspondance dans des boîtes à cigares. Un flacon de colle
s'étant renversé dans la boîte où il était rangé, ce manuscrit a
malheureusement été rendu en partie illisible. D'où les
crochets. C'est Izambard lui-même qui a rétabli de mémoire les
passages entre crochets.
|
|
Charleville,
12 juillet 1871.
[Cher
M]onsieur, [Vous
prenez des bains de mer], vous avez été [en bateau... Les boyards,
c’est loin, vous n’en] voulez plus [je vous jalouse, moi qui étouffe
ici!].
Puis, je m’embête ineffablement et je ne puis vraiment rien porter
sur le papier.
Je veux pourtant vous demander quelque chose : une dette énorme, —
chez un libraire, — est venue fondre sur moi, qui n’ai pas le
moindre rond de colonne en poche. Il faut revendre des livres. Or
vous devez vous rappeler qu’en septembre 1870, étant venu, — pour
moi, — tenter d’avachir un cœur de mère endurci, vous emportâtes,
sur mon con[seil, plusieurs volumes, cinq ou six, qu’en août, à
votre intention, j’avais apportés chez vous.]
Eh bien ! tenez-vous à F[lorise, de Banville], aux Exilés,
du même ? Moi qui ai besoin de [rétrocéder dies bouquins à mon
libraire, je serais bien content d[e ravoir] ces deux volumes : j’ai
d’autres Banville chez moi ; joints aux vôtres, ils composeraient
une collection, et les collections s’acceptent bien mieux que des
volumes isolés.
N’avez-vous pas Les Couleuvres ? Je placerais cela comme du
neuf ! — Tenez-vous aux Nuits persanes ? un titre qui peut
affrioler, même parmi des bouquins d’occasion. Tenez-vous, à [ce]
volume de Pontmartin ? Il existe des littérateurs [par ici qu]i
rachèteraient cette prose. — Tenez-vous a[ux Glan]euses ?
Les collégiens d’Ardennes ; pou[rraient débo]urser [trois francs]
pour bricol[er dans ces azurs-là]. J[e saurais démontr]er à mon
crocodile que l’achat d’une [telle collection donnerait de
portenteux bénéfices]. Je ferais rutiler les titres ina[perçus. Je
réponds] de me découvrir une audace avachissante dans ce brocantage.
Si vous saviez quelle position ma mère peut et veut me faire avec
ma dette de 35 fr. 25 c., vous n’hésiteriez pas à m’abandonner ces
bouquins ! Vous m’enverriez ce ballot chez M. Deverrière, 95, sous
les Allées, lequel est prévenu de la chose et l’attend ! Je vous
rembouserais le prix du transport, et je vous serais superbondé de
gratitude !
Si vous avez des imprimés inconvenants dans une [bibliothèque de
professeur et que vous vous en] apercevi[ez, ne vous gênez pas].
Mais, vite, je vous en prie, on me presse !
C[ordialement] et bien merci d’avance.
A. Rimbaud.
P.S. — J’ai vu, en une lettre de vous à M. Deverrière, que vous
étiez inquiet au sujet de vos caisses de livres. Il vous les fera
parvenir dès qu’il aura reçu vos instructions.
[Je] vous serre la main.
A.R.
Sommaire |
|