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POUR HONORER BRUNO CLAISSE
On vient
d’apprendre le décès de Bruno Claisse, survenu le 29 octobre
2022. On lui doit, entre autres contributions rimbaldiennes,
notamment dans la revue Parade sauvage,
deux livres importants sur Les Illuminations :
Rimbaud ou « le dégagement rêvé » (Charleville-Mézières, Musée-Bibliothèque Arthur Rimbaud, coll. « Bibliothèque
sauvage », 1990) et Les Illuminations et l’accession au
réel (Classiques Garnier, coll. « Études
rimbaldiennes », 2012).
Je
me souviens encore du jour où, grâce à Bruno Claisse, j’ai
eu l’impression que « Villes » (« Ce sont des villes...»), ce texte
obscur parmi les obscurs, auquel je ne comprenais pour ainsi
dire rien, venait de s'ouvrir. L’exégèse
d’un détail comme celui-ci paraîtra un faible motif d'éloge,
au regard des dizaines de trouvailles semblables qu’abritent les
commentaires de cet émérite sourcier des Illuminations.
Mais, aujourd'hui, qui sait pourquoi, peut-être à cause de
l'affection spéciale que je porte à ce poème si nostalgique
de Rimbaud, c'est celle-ci qui me revient d'abord en
mémoire.
C’était à propos de ce verset insolite : « Des châteaux
bâtis en os sort la musique inconnue ». Claisse rapproche le
passage d’un texte de Victor Hugo qu'il présente comme
« célèbre » mais que, personnellement, j'ignorais
absolument. Ce que c'est que la culture ! Hugo écrit :
Ce qui vient à ce rendez-vous de l'Exposition
universelle, ce n'est pas seulement l'Europe,
redisons-le, ce n'est pas seulement le groupe
civilisé [...] c'est toute cette famille des nations
embryonnaires sur lesquelles pèsent les hautesses
asiatiques, les maharadjahs, les hageerdars, les
begums. Jusqu'à un baril de poudre d'or, qui est
envoyé par cet informe roi nègre de Bonny, habitant
d'un palais bâti d'ossements humains. Disons-le en
passant, ce détail a fait horreur. C'est avec des
pierres que notre Louvre à nous est bâti. Soit.
Claisse
commente :
Dans sa célèbre préface du Paris-Guide,
publié à l'occasion de l'Exposition internationale
de 1867, Hugo faisait du « château bâti en os » (les
os des ennemis vaincus) un des symboles de
l'arriération africaine. Qu'en revanche le « roi
nègre de Bonny, habitant d'un palais bâti
d'ossements humains », se soit tourné vers les
lumières de l'Exposition, devient, comme dans
Villes, le signe que l'Afrique s'ouvre au
mouvement moderne et à sa « musique inconnue »
(2012, p. 225).
Cette
trouvaille est magnifique. Elle permet d’identifier la
plupart des autres « fantômes des monts » qui hantent les
escarpements allégoriques du poème de Rimbaud. Probablement
conçus pour converger vers la même idée, ils apparaissent
comme autant de symboles d'une foi progressiste aujourd'hui
morte.
On sait depuis Une saison en enfer que les
« splendides villes » sont, chez Rimbaud, l'autre nom de
l'horizon utopique. Mais la piste, ici, est plus précise. La
référence à Paris-Guide suggère que cette ville
parfois tenue par la critique pour imaginaire, que le poète
appelle « Bagdad » (antonyme du traditionnel et péjoratif
« Babylone »), cette cité des Mille et une nuits
qu'il meuble de machines et de constructions diverses
(« plates-formes », « passerelles »), qu'il emplit des
inventions qui ont incarné pour son siècle l'idée de
l'émancipation par la science et la technique (« chalets
[...] qui se meuvent sur des rails et des poulies
invisibles »), qu'il peuple de foules emportées dans un
perpétuel tourbillon, cette ville en ébullition où il a
entendu « des compagnies » chanter « la joie du travail nouveau »
et les « beffrois » chanter « les idées des peuples », pourrait
tout simplement être Paris.
Paris ou, plus philosophiquement, le rêve parisien qui fut
celui de Rimbaud à l’époque où il écrivait à Paul Demeny :
« Vous seriez exécrable de ne pas répondre ; vite, car dans
huit jours, je serai à Paris, peut-être. » (lettre du 15 mai
1871, dite « du voyant »). Paris communarde, la « Cité belle
assise à l'occident » de « L'Orgie parisienne ou Paris se
repeuple ». Paris, incarnation du progrès civilisateur et
de la lutte pour la justice sociale, image idéalisée à
laquelle Rimbaud a sans doute adhéré, jadis, conformément à
l'esprit de son temps, dont Victor Hugo fournit ici
l’exemple. Mais, après que Monsieur Thiers a mis un terme
définitif à cette illusion, ce rêve parisien n’est
plus qu’un objet de nostalgie : « Quels bons bras, quelle
belle heure me rendront cette région d'où viennent mes
sommeils et mes moindres mouvements ? »
Le geste lapidaire par lequel sont souvent glissés dans le
texte de Rimbaud, sans rien pour les expliquer, ce genre
d’allusions à l’actualité ou au contexte socio-historique
(que la source en soit par ailleurs littéraire,
journalistique ou directement vécue) était peut-être plus
aisément compréhensible pour un contemporain que pour nous,
lecteurs du
XXIe
siècle. Elles sont hors de portée herméneutique pour un
lecteur non spécialisé et c’est une des raisons qui rendent
si précieux, nonobstant les railleurs, qui ne sont pas
rares, l’acharnement à comprendre des chercheurs
rimbaldiens. Or, dans
ce mystérieux crépuscule d’une vie d’artiste écourtée que
sont les Illuminations, Claisse a été et restera le
plus secourable et généreux des porteurs de lanternes.
A.B.,
Toulouse, le 31 octobre 2022.
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