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COMMENTAIRE

 

Chanson spirituelle ou romance païenne ?

 

"Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances ... 
 Je m'offrais au soleil, dieu de feu ...
" (Alchimie du verbe)

 

   On connaît trois versions de "L'Éternité" dont chacune pourrait légitimement être préférée aux deux autres :

  • La première est celle que l'on trouve généralement reproduite dans les éditions courantes. C'est la seule pour laquelle nous possédions un fac-similé du manuscrit. On la considère parfois plus séduisante, sur le plan littéraire, que celle insérée par Rimbaud dans Une saison en enfer (notre "troisième").

  • La seconde est, d'après Steve Murphy, une correction de la première, due à Rimbaud lui-même. En effet, l'inversion des strophes 4 et 5 qu'on y observe se retrouve dans la version 3, dont l'ultériorité est incontestable ; son titre sans article est confirmé par une table des matières autographe ajoutée après coup dans le dossier Richepin des "Fêtes de la Patience" (cf. Steve Murphy, O.C. Champion, I, p.777-780 et IV, p.562 et sqq.). Cette seconde version devrait donc logiquement être préférée ... Mais nous n'en avons pas le manuscrit, ce qui rend l'édition un peu hasardeuse.

  • La troisième, celle insérée dans le chapitre "Alchimie du verbe" d'Une saison en enfer, est la seule à avoir été publiée par l'auteur... Mais elle présente certaines modifications un peu déroutantes.  

   Voici les textes (je place des accents sur les majuscules, leur absence dans les manuscrits rimbaldiens s'expliquant exclusivement, selon moi, par les variations contingentes de nos pratiques typographiques) :

 

Version 1
Autographe. Reproduit 
d'après le fac-similé
publié par
Messein (1919). Voir ci-dessous.
 

    
   L'Éternité

Elle est retrouvée.
Quoi ? — L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil
 
Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
 
Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.
 
Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.
 
Là pas d'espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
 
Elle est retrouvée.
Quoi ? — L'éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.

          Mai 1872

Version 2
Reproduit d'après la version publiée dans
La Vogue (1886), d'après un autographe aujourd'hui perdu de vue.
 

    Éternité

Elle est retrouvée.
Quoi ? L'éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.
 
Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
 
Des humains suffrages,
Des communs élans,
Donc tu te dégages :
Tu voles selon...
 
Jamais l'espérance,
Pas d'orietur,
Science avec patience...
Le supplice est sûr.

De votre ardeur seule
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.
 
Elle est retrouvée.
Quoi ? L'éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.

 

Version 3
Manuscrit inconnu.
Reproduit d'après l'édition originale de la
Saison (1873).


 

Elle est retrouvée !
Quoi ? l'éternité.
C'est la mer mêlée
     Au soleil.

Mon âme éternelle,
Observe ton vœu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans !
Tu voles selon...

— Jamais l'espérance.
     Pas d'orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.

Plus de lendemain,
Braises de satin,
     Votre ardeur
     Est le devoir.

Elle est retrouvée !
— Quoi ? — l'Éternité.
C'est la mer mêlée
     Au soleil.

Fac-similé version 1
 

  

   Chacune de ces versions permettant d'affiner la lecture des autres, je choisis de suivre la première (celle qui est plus fréquemment éditée et commentée), mais en la confrontant systématiquement aux deux versions suivantes (ce que font d'ailleurs la plupart des commentateurs). 

   Je signale par ailleurs que ce poème énigmatique présente quand même pour le malheureux exégète cet avantage d'être inséré dans deux ensembles qui permettent de l'éclairer et auxquels je me réfèrerai aussi de façon récurrente :
   1) L'ensemble constitué par ce qu'on a appelé les "chansons" du printemps 1872. "Fêtes de la patience", "Comédie de la soif" et "Fêtes de la faim", notamment, offrent des convergences significatives : mètres brefs (pentasyllabes, octosyllabes) ; effets de refrains ; versification laxiste ; tours populaires ; thèmes du vouloir-mourir et du vouloir-devenir-bête pour s'anéantir et se fondre dans la nature, la nourrir et se nourrir d'elle, s'épandre dans son infinité, participer à son éternité, se rassembler dans son unité (le thème rappelle le Baudelaire de De profundis clamavi : "Je jalouse le sort des plus vils animaux / Qui peuvent se plonger dans un sommeil stupide, / Tant l’écheveau du temps lentement se dévide !").
   2) L'environnement qui est celui du poème dans Alchimie du verbe.
Cet environnement constitue par bien des aspects une sorte d'introduction au texte, il apporte un double éclairage biographique et thématique. 
   Le lecteur trouvera aisément ces textes, s'il ne les connaît déjà par cœur, dans la rubrique ad hoc de ce site.

   On a parfois utilisé, pour définir les "chansons" de l'année 1872, l'épithète de "chansons spirituelles" utilisée par Rimbaud dans Bannières de mai : 

 

Aux branches claires des tilleuls
Meurt un maladif hallali.
Mais des chansons spirituelles
Voltigent parmi les groseilles.

 

Yves Bonnefoy, dans son Rimbaud par lui-même (Éditions du Seuil, 1961), se montre convaincu de ce que le poète, "en mai ou juin 1872, [...] se tourne à nouveau, dans son désarroi, vers la religion de son enfance. Cela n'est pas douteux" (p.82). Jean-Luc Steinmetz (Reconnaissances, Cécile Defaut, 2007) n'en doute pas davantage, "L'Éternité" est un poème d'inspiration spiritualiste : "L’éternité se donne d’abord comme une certitude, et je ne vois pas de lecteurs assez obtus pour remettre en cause pareille affirmation." Ces butors, ces mauvais lecteurs, seraient évidemment, pour JLS, ceux qui s’aviseraient de proposer une interprétation athée et matérialiste du poème, comme jadis Étiemble, par exemple : "L'éternité, c'est la joie de l'instant, pour celui qui retrouve l'esprit païen, la mer, le soleil, la nature" (Rimbaud, Pages choisies, Classiques Larousse, 1957, p.70). Alors : chanson spirituelle ou romance païenne ? Bernard Meyer, seul critique, à ma connaissance, à avoir publié sur ce poème une analyse détaillée, semble pencher en faveur de la seconde de ces lectures mais, par prudence sans doute, reste souvent fort hésitant. Il est vrai que la syntaxe elliptique du texte, qui est un peu le propre du genre "chanson" mais qui s'explique surtout par la volonté de Rimbaud de donner à sa pensée une tournure fantasque génère par endroits des difficultés d'interprétation presque insurmontables. En conséquence de quoi l'on ne saurait trop recommander au lecteur la plus extrême circonspection à l'égard de ce qu'il va lire ci-dessous.

 

 

 
Elle est retrouvée.
Quoi ? L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil

Strophe 1 (refrain)

Paraphrase

Le texte s'ouvre sur un cri de joie, une sorte d'"Euréka!". Puis, le poète s'interroge sur le sens de l'illumination qui vient de le visiter : il a retrouvé (se dit-il), dans un spectacle de la nature ("la mer allée / Avec le soleil" : "la mer mêlée / Au soleil" dira Rimbaud, plus simplement, dans "Alchimie du verbe"), l'Éternité perdue en même temps que la foi chrétienne. 

Scolies

1 - On reconnaît dans le poème les codes linguistiques du lyrisme à la première personne et du dialogue de soi à soi. Dans la strophe 1, on note un jeu de questions-réponses et un tiret (vers 2) destiné à marquer le changement d'énonciateur. Cette typographie est abandonnée dans les versions suivantes, sans doute parce que Rimbaud a trouvé un peu incohérent cet unique tiret, dès lors qu'il négligeait de placer les autres tirets théoriquement nécessaires au début des vers 1, 2, 3 (parce que cette présentation était jugée trop lourde, probablement.) La strophe 2 introduit un verbe à la première personne (un impératif de première personne du pluriel : "murmurons") et nous permet d'identifier les deux interlocuteurs en présence : le poète et son âme (désignée par l'apostrophe : "Âme sentinelle"). À la strophe 3, nous rencontrons le pronom sujet de deuxième personne : "tu" (désignant l'âme). Strophe 4, c'est une deuxième personne du pluriel qui apparaît comme destinataire du discours du poète. Comme nous le verrons ultérieurement, c'est maintenant aux "braises de satin", c'est à dire probablement au soleil, que le poète s'adresse. On notera que dans la version 3, au début de cette quatrième strophe, apparaît un tiret qui ne saurait être un tiret de dialogue puisqu'il n'y a pas à cet endroit de changement d'énonciateur. Rimbaud a peut-être voulu matérialiser par une ponctuation plus forte ce changement de destinataire dont nous venons de parler : la substitution du soleil à l'âme comme destinataire du discours du poète. Nous y reviendrons.

2 - Si l'éternité est ici "retrouvée" par celui qui dit "je" dans le poème, c'est qu'elle a été préalablement "perdue" : dans quel sens ? Certains ont avancé la possibilité d'une signification mythique, voire théologique : c'est toute l'humanité qui a perdu l'éternité, lorsqu'elle a été chassée du paradis terrestre aux termes de la Bible, ou à la fin de l'Âge d'or dans certaines mythologies antiques (cf. Bernard Meyer, op. cit. p.150). Personnellement, j'opterais plutôt pour une interprétation de type autobiographique, avec la valeur élargie que Rimbaud confère souvent à son expérience personnelle : c'est en perdant la foi que le sujet lyrique (plus généralement l'homme moderne) a perdu "l'éternité", c'est-à-dire lorsqu'il a cessé de croire à la Promesse chrétienne, au salut, à l'éternité de l'âme. Or, il retrouve cette éternité dans le spectacle de la nature.

3 - En quoi le spectacle de "la mer allée / avec le soleil" est-il porteur d'une idée d'éternité ? Sans doute parce que nous associons communément à l'image de la mer et à celle du ciel, à cause de leur immensité, une idée d'infini (infini spatial). Peut-être aussi une idée de permanence : l'éternel retour du jour et de la nuit, la vie cyclique de la nature (infini temporel). Mais comment interpréter ce : "allée avec" ? La variante de la version 3 : "C'est la mer mêlée / Au soleil", permet apparemment de mieux comprendre le sens de ces vers : il s'agit de célébrer la façon dont la nature, dans le spectacle qu'elle offre parfois à l'homme, dans l'expérience poétique que celui-ci peut faire du monde, permet à l'âme d'accéder à une sensation d'harmonie et de plénitude, dans laquelle il peut trouver un équivalent de ce bonheur parfait que les religions promettent à l'homme ... après la mort. Victor Hugo exprime souvent dans ses textes (je pense à "Éclaircie", par exemple, dans les Contemplations) cette idée que la nature, dans ses moments privilégiés, adresse à l'homme un message de communion généralisée et d'amour universel. Dans "Bannières de mai", Rimbaud exploitait de façon très voisine cette idée de fusion des contraires dans l'unité du cosmos : "l'azur et l'onde communient". Souvenons-nous aussi de "Sensation", où Rimbaud érotisait explicitement son rapport à la nature : " Par la Nature, — heureux comme avec une femme". En permettant au sujet d'accéder à une intense satisfaction sensuelle, l'extase matérielle, l'expérience lyrique offrent au poète une forme profane de l'expérience mystique, un équivalent profane de l'éternité promise par les religions.

4 - On s'interroge malgré tout sur les raisons qui ont poussé Rimbaud à corriger son texte dans "Alchimie du verbe" et sur le sens précis qu'il convient de donner à la formulation de 1872. Jean-Pierre Richard, dans Poésie et Profondeur (Seuil, 1955, p.217), estime que la variante d'"Alchimie du verbe" ("C'est la mer mêlée / Au soleil") est inférieure à la rédaction antérieure où "l'union des deux extrêmes sensibles, eau et feu, ne se sépare pas du mouvement qui les attire l'un vers l'autre, et qui les pousse en même temps, l'un avec l'autre vers un autre espace et vers un autre temps, vers une autre substance, une et ambiguë, une eau de feu". La plupart des commentateurs se rangent sous son autorité. René Étiemble, toutefois, donne de la formulation de 1872 une interprétation plus prosaïque : "Que l'on dise 'allée avec le soleil' ou 'mêlée au soleil', la connotation sexuelle est chaque fois évidente. Une fille qui va avec un garçon, cela signifie, en français, qu'elle a des relations charnelles avec lui ; dans le langage familier ou vulgaire, se mêler à, se mélanger avec comportent aussi une signification sexuelle" (Sur les "Chansons spirituelles", Revue de l'Université de Bruxelles, Lectures de Rimbaud, 1/2, 1982)

Personnellement, je me suis toujours demandé s'il ne fallait pas donner à la formulation de 1872 (version 1) une signification en partie différente de celle qui ressort de la version d' "Alchimie du verbe" (version 3). Ne pourrait-on pas entendre derrière cette "mer allée avec le soleil" une mer en allée avec le soleil, c'est-à-dire disparaissant avec lui lors qu'il se couche, un crépuscule... ? Il y aurait déjà dans la strophe 1 du poème, selon cette hypothèse, une première allusion au cycle solaire, idée qui sera au centre de la strophe 2 : l'éternel retour de la nuit et du jour, l'éternité retrouvée dans la permanence de la nature en quelque sorte, forme matérialiste du sentiment d'éternité. Verlaine paraît l'avoir compris ainsi comme le montre cette variation infime mais significative à laquelle il soumet le texte dans Les Poètes maudits

Elle est retrouvée
Quoi ? L'éternité.
C'est la mer allée
Avec les soleils.

Si telle était l'intention de Rimbaud dans sa première rédaction du poème, il faut bien constater que la variante d'"Alchimie du verbe" en supprime toute trace. Cette troisième version, en tout cas, simplifie le texte et laisse intacte la question de savoir ce que le Rimbaud de 1872 avait exactement en tête en rédigeant son célèbre refrain.

5 - Bernard Meyer pense que cette première strophe peut donner lieu tout aussi légitimement à "deux interprétations contraires : euphorique et dysphorique" (op. cit. p.150). Le texte contredit absolument la seconde hypothèse, selon moi. Certes, l'éternité dont le sujet lyrique vient d'avoir la révélation n'est que "la mer allée / Avec le soleil", elle n'est qu'une version matérielle, voire matérialiste, du concept d'éternité, elle n'a rien à voir avec la notion théologique du même nom. Mais tout montre, en ce début de texte, que sa découverte plonge le poète dans un état de ravissement. Le vers 1 a l'allure d'un "Euréka !", un cri de joie donc. Le point d'exclamation que Rimbaud ajoute dans la version 3 confirme cette interprétation. La phrase qui introduit le poème dans "Alchimie du verbe" indique aussi l'enthousiasme de la façon la plus nette (je souligne) : 

Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. De joie, je prenais une expression bouffonne et égarée au possible [...].

L'impression initiale, tout au moins, est donc celle d'une joie intense. C'est l'expérience immédiate d'un sentiment d'éternité dans un moment d'abandon de soi, dans l'extase d'un instant (face à un paysage, peut-être). Je me range là-dessus entièrement sous la bannière d'Étiemble : "L'éternité, c'est la joie de l'instant, pour celui qui retrouve l'esprit païen, la mer, le soleil, la nature" (Classiques Larousse, 1957, p.70).

 

 
 

Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.

 

Strophe 2

Paraphrase

À son âme inquiète du salut, le poète demande de reconnaître qu'il n'y a rien d'autre à attendre, dans ce bas monde, en guise d'éternité, que le renouvellement sans fin du cycle du temps : la succession des jours, écrasés de soleil, et des nuits vides où l'homme se sent solitaire et abandonné [...].   

Scolies

1 - La locution "âme sentinelle" est sans mystère : l'homme occidental, le chrétien, est en attente de cette éternité de délices que la religion promet au juste après sa mort. Le mot-clé du quatrain est pour moi le mot "aveu". Avouer, c'est reconnaître une action blâmable ou une erreur. L'emploi contigu du verbe "murmurer" renforce ce sens. On "murmure" ce qui ne doit pas être entendu, ce que l'on préfèrerait taire. Mais que veut dire : "l'aveu / De la nuit si nulle / Et du jour en feu" ?

Là encore, me semble-t-il, la modification apportée par Rimbaud dans la version d'"Alchimie du verbe" nous est d'un grand secours :

Mon âme éternelle,
Observe ton vœu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.

Les vers 1-2 confirment notre compréhension du syntagme "âme sentinelle". En qualifiant l'âme d'"éternelle", Rimbaud la définit en stricte doctrine chrétienne. L'âme est, par définition, par vocation, en attente d'éternité. Le poète conjure donc son âme d'"observer" son "vœu", c'est-à-dire de se conduire conformément à ce qu'elle espère. Mais pour cela, elle doit vaincre un obstacle, comme l'indique bien le sens d'opposition introduit par la conjonction de coordination : "malgré". Cet obstacle, c'est sans doute l'attachement au monde, que le poète résume par ce symbole de la vie humaine qu'est le Temps, la succession du jour et de la nuit, l'un et l'autre également hostiles à la créature humaine. La "nuit seule" ne peut signifier que la "nuit où l'on est seul", la nuit solitaire. Le "jour en feu" soumet l'homme à un soleil de plomb, dont nous savons par une lettre presque exactement contemporaine de ce poème, que Rimbaud l'avait en horreur : "et l'été accablant [...] je hais l'été, qui me tue quand il se manifeste un peu [...] Et merde aux saisons" (Lettre à Delahaye de jumphe 72).

Si nous revenons maintenant à la rédaction de 1872, nous comprenons qu'il s'agit pour l'âme d'avouer, de s'avouer à elle-même, qu'il n'y a rien à attendre de ces nuits "nulles", c'est-à-dire vides et de ces jours harassants qui constituent une vie d'homme, qu'il convient de se dégager de tout cela. Et c'est précisément cette idée que va développer la strophe suivante.

2 - Cette strophe énigmatique a reçu toutes sortes d'exégèses. Pierre Brunel, par exemple, dans son édition Rimbaud de la Pochothèque (1999, p.349, note 2), semble penser qu'elle prolonge et précise la précédente (le "refrain"), que le poète y poursuit la description, la célébration de son épiphanie : "La nuit se trouve annulée au profit de la lumière solaire retrouvée dans toute sa pureté, dans tout son éclat. Cf. la phrase introductive du poème dans Alchimie du verbe : "j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir"".

Cette lecture n'est qu'à moitié convaincante. La phrase qui introduit Éternité dans Alchimie du verbe ("j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature") est certainement un bon résumé, livré par l'auteur lui-même, de son poème. Sa première partie peut être considérée comme une explication du syntagme : "la nuit si nulle". Reprenant, semble-t-il, un paradoxe hugolien (cf. "L'état normal du ciel, c'est la nuit", Le Rhin, Voyages, Laffont, p.33) Rimbaud dénonce l'azur du ciel comme une illusion rassurante masquant l'abîme interstellaire où, contrairement à l'auteur des Contemplations qui cherche à y percer un mystère divin, il n'aperçoit que du vide. La seconde partie de la phrase oppose implicitement à cette quête inquiète de la transcendance une sorte de culte du soleil, principe de la "nature" et source de cette énergie que le poète rêve de s'incorporer, au risque de s'y consumer. Elle annonce les strophes 3 et 4 du poème, mais elle ne me paraît pas bien rendre compte du quatrième vers de la strophe 2.

En effet, l'expression "jour en feu" peut difficilement passer pour une formule méliorative. La valeur d'opposition de "malgré" dans la version 3 contrarie aussi une telle lecture. Je préfère suivre ici Bernard Meyer qui écrit : "La nuit, qualifiée ici de seule (qu'il faut sans doute comprendre métonymiquement : "où l'on est seul") et le jour en feu, sont présentés comme des opposants (malgré), susceptibles d'empêcher l'âme d'accomplir sa promesse." (op. cit. p.154).

Je ne peux pourtant pas suivre ce même critique lorsqu'il conclut : "Nous sommes en pleine structure chrétienne : en dépit des épreuves d'ici-bas, "cette vallée de larmes", l'âme doit rester fidèle à Dieu." (op. cit. p.154). Rien ne dit dans le texte que ce soit 'en Dieu' que le sujet trouve à accomplir son vœu d'éternité. Tout au contraire, comme on le verra dans la strophe 4 et comme l'indique explicitement le narrateur de la Saison dans les lignes qui introduisent ce poème, c'est en s'offrant, "les   yeux fermés", "au soleil, dieu de feu" (divinité païenne s'il en est), c'est-à-dire à ce même soleil responsable de notre "jour en feu". Mais réservons pour plus tard, lorsque nous commenterons la strophe 4, l'explication de cet apparent paradoxe. 

  

 
 

Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.

 

Strophe 3

Paraphrase

L'âme du poète prend son essor pour accomplir son destin : elle s'envole, elle se libère, se détache du monde et des hommes, se détourne des aspirations communes [...].    

Scolies

1 - Les "suffrages" sont littéralement les choix des humains (leurs options existentielles, idéologiques). Les "élans" sont les aspirations communes. Vu le contexte, on peut penser que ces formules désignent ce que j'ai appelé dans le commentaire de la strophe précédente : "l'attachement au monde", qui est le lot du commun des mortels.

La conjonction "donc" qui remplace "là" dans la version version 2 et que Rimbaud a placé en tête de strophe dans la version 3 ("Donc tu te dégages / Des humains suffrages...") nous donne une précieuse indication. Malgré la contrainte du mètre court qui le pousse à faire l'économie des liens grammaticaux, Rimbaud tient à nous indiquer l'enchaînement logique auquel obéit son poème : la strophe 3 est présentée comme la conséquence logique de l'"aveu" préconisé dans la précédente : puisque la vie ne mérite pas d'être vécue, abandonne ce monde.

Le poète s'adresse encore à son âme mais le présent de l'indicatif (mode de l'action réelle, temps de l'action en cours de déroulement) qui prend le relais de l'impératif de la strophe précédente indique un retour au moment initial du poème, celui de l'épiphanie. Le poète, en quelque sorte, après s'être exhorté à se libérer du monde, "des humains suffrages" et "des communs élans", pour accomplir son "vœu" d'éternité (strophe 2), se félicite d'être en passe d'y réussir par la voie de l'extase matérielle relatée dans le refrain du poème (strophe 3).

C'est sans doute ce "dégagement rêvé" ("Génie") en voie d'accomplissement que la version de 1872 désignait par un énigmatique adverbe de lieu : "Là tu te dégages / Et voles selon." Un adverbe auquel il faut donner toute sa dimension de déictique. "Là", présentement, sous mes yeux ... c'est-à-dire dans ce paysage symbolique qui constitue l'objet de ma vision : "la mer mêlée / Au soleil". En remplaçant ce "là" par un "donc", dans les versions 2 et 3, Rimbaud semble avoir reconnu le caractère quelque peu hermétique de sa rédaction antérieure.  

2 - Comme souvent chez Rimbaud l'expression de la liberté passe par des métaphores ascensionnelles. "On notera, écrit Bernard Meyer, la présence prégnante de l'isotopie /mouvement à partir de/ (surtout vers le haut) : allée, tu te dégages, élans, tu voles, s'exhale, orietur" (op. cit. p.157). La hardiesse consistant à employer la préposition "selon" sans groupe nominal associé, comme si elle était un adverbe, hardiesse peut-être suggérée à Rimbaud par la contrainte métrique, est une véritable trouvaille. Malgré l'ellipse, le lecteur restitue sans peine le sens global : selon ton gré (idée de liberté). Et précisément, l'on ressent la liberté prise par Rimbaud avec la grammaire comme un indice de plus du sens appelé par le texte. Les critiques font assaut d'éloquence pour exprimer l'émerveillement qu'ils ressentent devant cette réussite. Jean-Pierre Richard : "Cette préposition privée de complément et comme suspendue dans le vide même de son envol" (Poésie et Profondeur, Seuil, 1955, p.217) ; Bernard Meyer : "Voler selon est la formule de l'accord absolu" (entre l'âme et la nature, entre l'âme et le cosmos - op. cit. p.156).

    

 
 

Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.

 

Strophe 4

Paraphrase

S'adressant ensuite au soleil comme s'il était son Dieu, le poète professe que le seul "Devoir" qu'il se reconnaisse est de se consumer sans délai, sans répit, sous sa loi [...]. 

Scolies

1 - Les "braises de satin" ne peuvent être qu'une désignation métaphorique du soleil, le même soleil déjà rencontré dans les strophes 1 et 2 (Pierre Brunel parle d'une "expression saisissante et précieuse" décrivant "l'éclat du soleil et de la mer mêlés", Pochothèque, p.349, note 4). Mais pourquoi est-ce du soleil que semble "s'exhaler" (émaner ? se dégager ?) le "Devoir" qui s'impose à l'âme du poète ? L'intertextualité interne est ici précieuse. Le mot devoir apparaît au moins deux autres fois dans l'œuvre de Rimbaud avec le sens d'obligation morale et/ou sociale, dans Les Poètes de sept ans et dans l'Adieu d'Une Saison en enfer. Dans ce second texte, il prend même la nuance de "règle de vie", "choix existentiel". Dire que le Devoir, pour l'âme, émane du soleil revient donc à dire que c'est le soleil qui fixe la Loi. Quoi de plus logique puisque c'est dans la nature que l'âme est en quête de son accomplissement et que le soleil règne sur la nature comme le père sur sa famille : "C'est rire aux parents qu'au soleil..." écrit Rimbaud dans Bannières de mai. C'est donc le soleil que l'âme reconnaît pour son dieu : "les yeux fermés, je m'offrais au soleil, dieu de feu", raconte le narrateur de la Saison dans Alchimie du verbe. Bannières de mai exprime la même idée : "Je veux que l'été dramatique / Me lie à son char de fortune". Ce qui veut dire : je veux devenir l'esclave du soleil d'Été, comme ces prisonniers de guerre que, chez les romains, le général vainqueur enchaînait à son "char", lorsqu'il retournait dans la capitale couvert de gloire (de "fortune"). On comprend donc instantanément pourquoi l'été est dit "dramatique" : c'est qu'il correspond, pour l'âme asservie, à une marche à la destruction. Les textes reproduits ci-dessus, issus de la production rimbaldienne de l'année 72 et d'Alchimie du verbe, présentent cette idée sous des formes diverses. Dans Bannières de mai, le poète, tel l'âme sentinelle de notre texte, s'abandonne à la nature, conscient que sa vie est en jeu : "Je veux bien que les saisons m'usent / À toi nature je me rends". Non seulement il accepte ce destin dramatique mais il le souhaite :

Que par toi beaucoup, ô Nature,
— Ah moins seul et moins nul ! — je meure.
Au lieu que les Bergers, c'est drôle,
Meurent à peu près par le monde.

 

L'auteur de "Bannières de mai" voudrait semble-t-il s'anéantir au sein de la Nature, en une mort qu'il espère totale (puisqu'il veut mourir "beaucoup"). Il oppose cette forme superlative de l'orgasme à ce qu'on appelle parfois la "petite mort", c'est-à-dire la jouissance mesquine qui est le lot des "Bergers" (les fades amoureux des pastorales, le commun des mortels). On remarque, par parenthèse, que les deux adjectifs "seul" et "nul", qui qualifiaient la nuit au début de "L'Éternité", servent ici aussi à évoquer la déréliction de l'homme.

La même texte ("Bannières de mai") reprend ailleurs la même idée (l'abandon mortel du poète à la Nature) en représentant le sujet lyrique sous la forme animalisée et évanescente d'un insecte qu'un rayon de soleil suffit à détruire :

 

Le ciel est joli comme un ange
L'azur et l'onde communient.
Je sors. Si un rayon me blesse
Je succomberai sur la mousse.

                            

La dizaine de lignes (poèmes non compris) qui précède "L'Éternité" dans la Saison évoque à quatre ou cinq reprises ce thème solaire. C'est d'abord la mention des "vergers brûlés" et du "désert" où le narrateur s'offrait "au soleil, dieu de feu". Puis vient la transformation du soleil en un général dont le sujet lyrique implore la mort, pour lui-même et pour le monde :

"Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins splendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante..."

Le lecteur retrouve alors, presque à l'identique, le motif du sujet réduit à la condition d'un insecte minuscule et trivial, que le soleil anéantit (version grotesque du mythe icarien) :

Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !

Enfin, l'attraction solaire assimile complètement le poète sous l'aspect microscopique et quasi dématérialisé d'un atome de lumière :

Enfin, ô bonheur, ô raison, j'écartai du ciel l'azur, qui est du noir, et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature. 

De même que le chrétien voue son âme à Dieu, le païen ou l'athée livre donc la sienne au Soleil. Mais que peut bien signifier : "sans qu'on dise enfin", dans ce contexte ? Probablement, tout simplement : sans délai, sans répit. C'est à dire que celui qui se rend à la nature accepte une fin immédiate, une combustion sans restes (on pense à l'expression brûler sa vie). Il se soustrait au temps, à l'attente de sa fin. "Puisque le temps est aboli et que "la mer allée / Avec le soleil", c'est l'éternité", glose Pierre Brunel (Rimbaud, Pochothèque, 1999, p.349, note 5).

Dans la logique du texte, peut-être pourrait-on envisager un sens supplémentaire, plus philosophique : celui qui se rend à la nature accepte de ne jamais pouvoir dire "enfin, je suis sauvé", "enfin, voici la mort qui ouvre sur le salut de l'âme", il accepte l'idée qu'il n'y a pas de vie après la mort, qu'il n'y a pas d'autre éternité que celle de "la mer allée / avec le soleil". Suivre cette loi de la nature, par contre, c'est ce soustraire à ce faux Devoir édicté par la religion d'avoir à attendre la fin pour connaître, éventuellement, la délivrance du salut. C'est le sens du syntagme "de vous seules" dans le premier vers : il n'y a pas d'autre Devoir (familial, social, moral, religieux surtout) que celui de "rire [...]au soleil" (Bannières de mai). L'"éternité" de Rimbaud n'est évidemment pas la vie éternelle du christianisme.

2 - Les variantes des versions 2 et 3 ne remettent pas en cause la signification dégagée ci-dessus, au contraire. Elles semblent correspondre à deux motivations : introduire dans le texte une finesse, une trouvaille lexicale (le double sens du mot "ardeur") ; clarifier le sens de la strophe.    

La version 2 ne remplace que le premier vers, et encore en conservant l'idée contenue dans "de vous seules" (l'indice énonciatif et la valeur de l'adjectif) : 

De votre ardeur seule
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.

Rimbaud parvient en fait, en supprimant seulement un connecteur grammatical ("puisque"), à ajouter dans le cadre métrique imposé un mot plein, un substantif, qui présente l'intérêt de faire syllepse : "ardeur". Ce terme désigne en effet étymologiquement l'action de brûler, mais il appartient aussi, par métaphore, au vocabulaire moral pour désigner l'énergie avec laquelle on accomplit une besogne ou un devoir. Cette double valeur convient donc parfaitement au sens du texte. Elle constitue en outre une redondance. Elle répète l'idée de combustion déjà contenue dans "braises" et attire l'attention du lecteur sur son importance pour le sens.   

La version 3 change trois vers sur quatre :

Plus de lendemain,
Braises de satin,
     Votre ardeur
     Est le devoir.

D'une part, en supprimant "s'exhale", jugé sans doute un peu vague, et en le remplaçant par le verbe "être" (Votre ardeur EST le devoir), Rimbaud clarifie le sens de la métaphore des "braises" : le devoir, c'est-à-dire la Loi qui s'impose aux hommes, EST la même loi  physique que celle de la combustion solaire. D'autre part, en remplaçant "Sans qu'on dise enfin" par "Plus de lendemain", le nouveau texte précise aussi la signification de la formule : il s'agit de se soustraire au temps, de dire adieu au monde sans délai, de mourir tout de suite et complètement dans l'union avec la Nature.

 3 - Pour cette strophe, c'est dans la première version (et non dans la troisième, comme pour la précédente) que nous observons la présence d'un connecteur logique initial : "puisque", une conjonction de subordination de cause. L'intention est sans doute la même que celle qui présidait au "donc" dans la strophe précédente : marquer la continuité du raisonnement. Mais nous sommes ici face à une délicate difficulté syntaxique : la strophe se termine par un point, la proposition subordonnée conjonctive de cause introduite par "puisque" est donc sans principale. Nous sommes donc amenés a nous interroger : faut-il chercher cette principale dans ce qui précède ou dans ce qui suit ? La logique plaide en faveur de la première solution : l'âme se dégage et prend son envol ... vers le soleil, puisque c'est de lui qu'émane toute loi, tout devoir, puisque c'est lui qui règne en maître sur l'univers, puisqu'il est la divinité aimée du poète.

Mais en inversant les strophes 4 et 5 dans la version 3, Rimbaud sacrifie cette relation logique. Pourquoi ? Sans doute parce qu'il a jugé plus fort de conclure sur la puissante affirmation éthique de la strophe 4, le devoir qu'il fixe au poète d'avoir à brûler sa vie dans sa quête du feu solaire, maxime dont il renforce l'impact par le décrochage métrique des deux derniers vers (trois syllabes au lieu de cinq) : "Votre ardeur / Est le devoir".

 

 
 

Là pas d'espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.

 

Strophe 5

Paraphrase

Le poète affirme à nouveau son rejet d'un monde où l'espérance est toujours déçue, où toute idée de salut, toute idée d'une possible aurore ("orietur") est sans cesse renvoyée à un avenir incertain, son rejet d'une civilisation qui ne sait que prêcher la patience et qui fait de la vie humaine un languissant supplice. 

Scolies

1 - "Là pas d'espérance, / Nul orietur." Les mots "espérance" et "orietur" disent la même chose : l'espoir d'un salut. La forme verbale latine "orietur" (littéralement: il se lèvera) est souvent appliquée au soleil dans les textes prophétiques. Suzanne Bernard, dans son édition critique des Classiques Garnier, cite Malachie, IV, 20 : "Et orietur vobis timentibus nomen meum sol justiciae" (Et se lèvera pour ceux qui craignent mon nom un soleil de justice).

Mais comment faut-il comprendre cet adverbe de lieu : "là". Où donc Rimbaud ne discerne-t-il aucune lueur d'espoir : dans la voie qu'il est en train de suivre, celle qui correspond à l'expérience imaginaire relatée par le poème (l'envol vers le soleil, le dégagement rêvé ?) ou au contraire dans l'expérience courante du monde (les "humains suffrages", les communs élans") ? Les commentateurs optent généralement pour la première solution. Ainsi, Pierre Brunel glose dans son édition critique à la Pochothèque : "Tout terme, tout futur perd sa signification quand le temps est aboli." De même, Bernard Meyer : "Rimbaud oppose ici le Soleil matériel et actuel de la Nature au soleil spirituel et futur des religions ou des philosophies, son Éternité immanente à leur Éternité transcendante." (op. cit. p.160). Soit ! Mais alors comment interpréter la suite : "Science avec patience, / Le supplice est sûr." ? La "science" et la "patience" peuvent-elles être considérées comme des attributs de l'expérience poétique décrite par le texte, celle de l'Éternité immanente et de l'abolition du Temps ? La jouissance de l'instant peut-elle être caractérisée comme un "supplice" ou comme une voie vers un "supplice" ? Quelle est la logique d'une telle suite de propositions ? Quelle est l'unité de cette strophe ?

La deuxième solution paraît plus simple. Rimbaud pourrait développer dans cette strophe les raisons de son dégoût, qui le poussent à dire "adieu au monde". Il y dénoncerait à nouveau ce qui fait de la vie un "supplice" : la "nuit seule" et le "jour en feu", c'est-à-dire notre monotone vie quotidienne qui décourage l'espérance et reporte toujours au lendemain l'avènement d'un orietur ; les "humains suffrages" et les "communs élans", c'est-à-dire notre façon de penser traditionnelle qui projette dans un avenir incertain l'accès à la lumière ("orietur") et à la vérité (la "science"), qui exige de l'homme une "patience", au double sens de persévérance et de souffrance que ce mot suggère, de par son étymologie. Car c'est bien au spectacle de son impatience que Rimbaud nous convie dans ses chansons de 1872 : impatience "que le temps vienne / Où les cœurs s'éprennent" ("Chanson de la plus haute tour"), impatience d'une dissolution immédiate et complète dans la communion du Grand Tout ("Bannières de mai"), impatience, enfin, d'accéder sans attendre à l'éternité. Et on retrouvera ce même aveu d'impatience, mais avec une dimension autocritique cette fois, dans Une saison en enfer : "Mon esprit, prends garde. Pas de partis de salut violents. Exerce-toi ! — Ah ! la science ne va pas assez vite pour nous !" ("L'impossible").

2 - Ayant peut-être senti ce qu'il y avait d'obscur dans l'adverbe de lieu introduisant sa strophe, Rimbaud le remplace par "jamais" dans les versions 2 et 3 : "Jamais l'espérance, / Pas d'orietur". Je ne jurerais pas que ce "jamais" éclaire davantage le lecteur. Peut-être faut-il comprendre, conformément à la lecture exposée ci-dessus : "jamais nos espoirs d'un salut, d'une aube nouvelle, ne se réalisent dans ce bas monde". On peut aussi s'interroger sur la fonction du tiret que Rimbaud place au début de cette strophe (devenue strophe 4 après interversion) dans la variante d'"Alchimie du verbe". Peut-être a-t-il voulu placer une ponctuation plus forte pour empêcher la lecture que je conteste ci-dessus, consistant interpréter la présente strophe dans le prolongement de "Tu voles selon...", en y décelant des caractéristiques de l'éternité découverte par le poète. Dans cette hypothèse, notre tiret soulignerait la division du développement central du poème (dans sa version 3) en deux couples de strophes de structures semblables, selon le schéma :

strophe 1 - Refrain / épiphanie de l'éternité ("la mer mêlée au soleil")

strophe 2 - Dégoût du monde
strophe 3 - Célébration du dégagement et de l'envol (vers le soleil ?)

tiret —

strophe 4 - Dégoût du monde
strophe 5 - Célébration du culte solaire

strophe 6 - Refrain / épiphanie de l'éternité ("la mer mêlée au soleil")
 

 

Elle est retrouvée.
Quoi ? L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil

Strophe 6 (refrain)

Le retour final du "refrain" ramène le lecteur au paysage symbolique où s'origine le poème. Comme bien d'autres textes de Rimbaud, celui-ci évoque un processus imaginaire de libération (ou de "dégagement rêvé" selon la célèbre formule de "Génie" dans les Illuminations), une aventure héroïque à contre-courant des "communs suffrages", en quête d'un Graal qui est ici le soleil, et où le Poète, "fils du soleil", "voleur de feu", joue sa vie. L'expérience poétique du monde offre à l'homme dans certains moments privilégiés le pouvoir d'échapper au Temps : voilà l'illumination qui vient à l'auteur devant l'image de "la mer mêlée au soleil". Dans le spectacle d'une nature à la beauté sensuelle et féconde (qu'on se rappelle "Sensation", "Soleil et Chair", "Bannières de mai", etc.), dans l'impression d'infini temporel et spatial qui s'en dégage, le païen qu'est Rimbaud reconnaît la seule éternité réellement existante. Non pas le bonheur illusoire que les religions promettent après la mort, mais un sentiment d'éternité, disponible ici et maintenant, dans ces moments de ravissement poétique où l'essentiel semble ouvrir une brèche dans l'expérience contingente du monde. Dans ce sens, il est bien vrai qu'...

" Elle est retrouvée / Quoi ? — L'Éternité ...". Etc.  

Novembre 2008


Bibliographie

 
Bernard Meyer, Sur les derniers vers - Douze lectures de Rimbaud, L'Harmattan, 1996, p.145-167.