Prologue
d'Une saison en enfer
(avril-août 1873)
___
Lecture méthodique
Stratégies
d'approche du texte rimbaldien
:
Un
lecteur qui ouvre pour la première fois Une saison en enfer et
découvre ce prologue sera probablement frappé par son allure insolite.
Le langage est très imagé, elliptique : l'auteur saute d'une image à une
autre sans développer
−
Rimbaud, comme le Satan du texte, semble aimer "dans l'écrivain
l'absence de facultés descriptives"−.
Le langage est allusif : le lecteur novice devine devant les
images qu'on lui propose des allusions à des événements de la vie de
l'auteur, des
allégories renvoyant à certaines de ses idées, à des thèmes
personnels. Mais il ne faut pas se décourager : c'est au fond beaucoup
moins difficile à comprendre qu'il n'y paraît. L'approche du texte
nécessite seulement une démarche prudente, attentive.
Le texte rimbaldien doit s'apprivoiser (par la
même méthode patiente que le renard du Petit Prince). On peut
commencer par une observation méthodique du texte, comme celle
qu'on pratique dans les classes du secondaire : situer le texte dans son
contexte; observer sa disposition - titre, alinéas, mise en page;
essayer sur l'extrait étudié les différents outils de caractérisation et
de classement des textes littéraires (Quel type de discours
− narratif, descriptif, argumentatif, etc... ? Quelles marques
d'énonciation? Quel genre littéraire? Quelle tonalité (lyrique, comique,
ironique, satirique, polémique, tragique, pathétique, dramatique,
etc...); tenter de repérer des insistances stylistiques (structures
syntaxiques récurrentes, champs lexicaux dominants, figures de style
significatives, ...). C'est le mouvement d'une telle démarche que nous
avons essayé de conserver ci-dessous.
Mais le texte rimbaldien n'exige pas
seulement des compétences linguistiques
−
c'est une de ses difficultés. Étant par nature allusif, il nécessite
généralement une approche intertextuelle, c'est à dire un aller et
retour incessant entre le texte étudié et d'autres textes de l'auteur de
manière à pouvoir préciser le sens que Rimbaud donne habituellement à
tel ou tel mot, ou encore entre le texte étudié et des textes d'autres
auteurs, que Rimbaud a lus et dont il reprend les thèmes
− parfois de façon parodique. De même, il est souvent nécessaire
de pouvoir se référer à la biographie de l'auteur. Les critiques le font
en permanence tout en se croyant obligés de s'en défendre
(l'interprétation biographique est relativisée comme étant "trop
réductrice", ou on estime qu'elle "n'est pas nécessaire"). Cet embarras
n'a pas lieu d'être car Rimbaud, en faisant de sa vie - très
explicitement dans ses lettres dites "du voyant"
− l'aliment de sa poésie, en subordonnant ses choix de vie à son
destin de poète, en planifiant son existence de manière à en faire un
champ d'expérimentation pour renouveler l'imagination poétique (refus du
travail, dérèglement de tous les sens, réinvention de l'amour ...), en
inscrivant explicitement dans ses textes la référence à ses textes
antérieurs (dans Alchimie du verbe , mais aussi dans Comédie
de la soif par exemple) ou les anecdotes de son existence
(comme on le verra ici), nous impose cette lecture biographique et
intertextuelle. Autrement dit, Rimbaud exige toujours d'une certaine
façon un lecteur "savant" ou du moins un lecteur "informé", un lecteur
"apprivoisé".
"Pour comprendre Rimbaud, dit Yves Bonnefoy,
lisons Rimbaud" (op. cit. p. 5).
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Situer le texte
dans son contexte :
Il y a bien sûr d'abord le
contexte "biographique". Une saison en enfer est la seule
oeuvre que Rimbaud ait jamais fait éditer, dans un volume séparé. Le
livre sortit des presses en septembre 73 mais il ne fut jamais diffusé
en librairie. L'œuvre est datée d'avril-août 1873 (par Rimbaud lui-même,
à la dernière page du livre), c'est à dire des derniers mois de la vie
commune avec Verlaine, marqués par des disputes incessantes et
s'achevant dans la crise brutale de Bruxelles (juillet 1873). Tout cela
est connu. Si ça ne l'est pas, se reporter à la chronologie
rimbaldienne.
Situons maintenant l'extrait à étudier dans
l'œuvre dont il fait partie. Notre texte est le début d'une
oeuvre d'une trentaine de pages, en prose, intitulée Une saison en
enfer.
On pourra se demander si ce titre
reçoit dans cet "incipit" un début d'explication. Certains éléments de
notre texte reprennent en effet les mots du titre.
Pour ce qui est de l' "enfer", nous
noterons que les deux derniers
alinéas
contiennent un dialogue entre le narrateur (je) et "le démon", qui est
appelé aussi "cher Satan". Le livre est annoncé comme "quelques hideux
feuillets de mon carnet de damné". Quelle hypothèse pouvons-nous en
tirer sur le contenu de l'œuvre qui s'ouvre ? Le terme "enfer" doit-il
être pris comme une simple
métaphore
désignant un épisode de la vie de l'auteur : ce serait la pénible faillite
d'une relation amoureuse, ou plus largement d'une vie de bohème menée
par l'auteur depuis plusieurs années. Ou, au contraire, l'auteur a-t-il
voulu représenter l'enfer comme un lieu réel, à la façon dont le
représente l'imagerie chrétienne : la théâtralisation du dialogue avec
Satan irait dans ce sens. Mais nous sommes déjà en train d'interroger la
suite de l'œuvre. La réponse devra attendre (la lecture de l'œuvre
montrera que l'enfer y est plus souvent traité comme une simple
métaphore, sauf dans
le chapitre Nuit de l'enfer).
Le terme "saison" désigne la période
concernée par le récit. Faut-il entendre "saison" au sens strict ? Les
dates de rédaction indiquées à la fin de l'œuvre (avril-août 1873)
pourraient nous en persuader. Mais le mot pourrait aussi bien désigner,
de façon imagée, une période plus longue : un séjour "en enfer",
plus ou moins long mais limité dans le temps, et que l'on appellerait
"saison" parce qu'on a le sentiment d'une étape qui s'achève, qui n'aura
été au bout du compte qu'un moment dans la vie de l'auteur, qu'un
épisode
− dont le livre constituerait le récit rétrospectif et le
bilan. Sur ce point aussi, il nous faudra lire l'œuvre entière pour
pouvoir
− peut-être
− apporter une réponse en confrontant le texte et la biographie
de l'auteur. On y découvrira notamment, dans la section intitulée
"Alchimie du verbe", des poèmes que l'histoire littéraire date des
années 1871-72 et une sorte de bilan esthétique qui semble remonter
plusieurs années en arrière, jusqu'aux lettres dites "du voyant". Autant
dire que l'ambiguïté du titre restera difficile à résorber.
Observer la mise en
page du texte
On remarquera d'abord que ce texte, contrairement
aux autres chapitres dont est constitué le livre, ne porte pas de titre
: cinq astérisques en tiennent lieu, soulignant cette singularité. Il
s'agit sans doute d'indiquer que nous avons affaire à une
introduction : "prologue" ou "préambule". Le prologue est à
l'origine l'introduction d'une oeuvre dramatique (les tragédies grecques
avaient un prologue), il était chargé d'exposer le sujet de l'œuvre, de
situer l'action dans son cadre élargi (de narrer les événements
antérieurs à la crise tragique proprement dite). S'agissant d'une
autobiographie, on utilise parfois le terme "préambule" (voir le
préambule des Confessions de Rousseau) pour désigner un
avant-propos annonçant l'intention autobiographique. Notre texte (sur la
théâtralité duquel nous aurons à revenir) mêle les caractéristiques de
ces deux types d'introduction : présence d'un panorama général de la vie
de l'auteur remontant à l'enfance (exposition des événements ayant
précédé le drame, la "saison" proprement dite ?), présence d'une
dédicace (à Satan! Rousseau, lui, s'adressait à Dieu), annonce d'un
genre ("ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné"), annonce
d'une problématique, c'est à dire d'une discussion ayant pour enjeu le
choix entre deux thèses opposées, ou d'une troisième thèse surmontant la
contradiction mentionnée ("j'ai songé à rechercher la clef du festin
ancien, où je reprendrais peut-être appétit. / La charité est cette
clef.
− Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" / "Tu resteras hyène
etc...").
On remarquera aussi la composition assez
singulière du texte : onze
paragraphes très courts, qui contiennent rarement plus
d'une phrase. Cette disposition alerte surtout sur le "genre littéraire"
représenté et il nous faudra y revenir lorsque nous interrogerons cet
aspect du texte. En effet,
Une saison en enfer est un ouvrage de prose, mais la disposition du
texte
− avec ses
alinéas fréquents
− rappelle celle de la poésie. Il est difficile de considérer ces
subdivisons du texte comme des "paragraphes"
au sens habituel du terme. On appelle parfois "versets"
ce genre de petits "paragraphes"
de prose poétique tendant à imiter les
versets numérotés des grands livres sacrés (la Bible, le Coran...).
Une technique de cet ordre apparaît fréquemment dans les poèmes en prose
des Illuminations.
Type de texte
:
Le texte se présente comme une narration au passé, principalement
conduite dans le système des temps dit "du discours" (présent - passé
composé - futur). Sa progression est balisée par une série d'indicateurs
temporels : "jadis", "un soir", "le printemps", "tout dernièrement".
Cependant, à y regarder de plus près, on est frappé par l'hétérogénéité
de ces quatre moments du récit. Le premier mot ("jadis") évoque la
temporalité des contes : c'est un passé lointain et indéfini, un
souvenir incertain ("si je me souviens bien") et que l'on est tenté pour
cette raison de situer dans l'enfance du narrateur, évoqué au travers
d'une représentation conventionnelle du bonheur (métaphore
du "festin", le banquet de la vie). L'indication suivante ("un soir")
n'est pas réaliste : elle fonctionne plutôt comme un symbole affectif,
le soir opposé au matin, la tristesse d'un crépuscule opposée au temps
heureux du commencement, hypothèse confirmée par le sens de la phrase :
"j'ai assis la Beauté sur mes genoux.
− Et je l'ai trouvée amère". Dans cette première partie, le texte
semble donc nous parler d'un passé mythique raconté dans le style des
contes. Au contraire, les indications suivantes encouragent le lecteur à
une interprétation biographique faisant référence de façon moins
imprécise au passé récent de l'auteur. C'est déjà vrai pour la mention
"Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot", qui semble
désigner le dernier printemps précédant l'écriture du livre. Peut-on
donner à cette indication une interprétation biographique précise? On
constate en tout cas que c'est au printemps 1873 que Rimbaud a commencé
la rédaction de son oeuvre (avril 1873). Par ailleurs, le chapitre
intitulé Alchimie du verbe proposera une sorte d'analyse critique
des "romances" du printemps 1872. On peut hésiter entre ces deux dates
repères. Mais il est infiniment vraisemblable que Rimbaud pense ici à un
moment déterminé de sa vie. C'est encore plus manifeste pour la
quatrième indication temporelle du texte : "Or, tout dernièrement
m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac". Le passage fait
très probablement référence à la blessure par balles reçue de Verlaine
le 10 juillet 1873, à Bruxelles, blessure à vrai dire légère, mais
l'agression aurait pu en effet entraîner la mort (le "dernier couac") du
poète. Ces remarques seront à prendre en compte lorsque nous
interrogerons le genre de l'œuvre.
Le texte est donc d'abord un texte narratif, mais
la suite de notre étude nous permettra de relativiser considérablement
cette caractérisation.
Marques
d'énonciation et tonalité :
Le texte est marqué par le ressassement de la première personne (18
occurrences, rien que pour le pronom sujet); le narrateur nous rappelle
ses actes en employant majoritairement le passé composé, temps du
"discours" (répétition anaphorique des verbes d'action : j'ai assis, je
me suis armé, je me suis enfui, je parvins, j'ai appelé, etc...) et ses
réflexions (si je me souviens bien, j'ai songé à rechercher la clef). Un
verbe au conditionnel (où je reprendrais peut-être appétit) et un verbe
au futur (Tu resteras hyène) montrent que l'enjeu de cette réflexion est
l'avenir du narrateur. Il s'agit de savoir s'il peut retrouver le chemin
du bonheur ancien. Comme il est traditionnel dans l'autobiographie, le
discours mêle la narration rétrospective d'événements passés avec les
considérations actuelles de celui qui se raconte, formulées au présent
(temps dominant dans la dernière partie du texte : alinéas 9-10-11) ou
au passé composé. On y entend les plaintes du narrateur, accompagnées
d'apostrophes, d'interjections, d'exclamations : "ô sorcières, ô misère,
ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié!" ; "Ah! j'en ai trop
pris". On peut trouver encore la technique théâtrale de l'aparté, dans
cet exemple : "−
Cette inspiration prouve que j'ai rêvé! ". On y reconnaît les marques
lexicales de la langue familière ("le dernier couac"; "j'ai joué
de bons tours à la folie"); les marques syntaxiques du
style oral
(phrase sans verbe conjugué : "Mais, cher Satan, (...) une prunelle moins
irritée!"; rupture de construction
− anacoluthe
− : "vous qui aimez (...) je vous détache (...)"). Ce
style oral indique la volonté de dramatiser le texte en le
théâtralisant, de toucher le lecteur par le ton pathétique de la
confidence, de mimer la spontanéité et d'exprimer la subjectivité de
l'énonciateur.
La fin du texte introduit un interlocuteur
inattendu : Satan. Le prologue d'un récit autobiographique est
d'habitude détaché de l'action proprement dite et s'adresse au lecteur
(parfois aussi à Dieu, comme dans les Confessions de Rousseau).
Ici, c'est à Satan que le narrateur s'adresse, et c'est à lui qu'il
semble dédier le livre : "je vous détache ces quelques hideux feuillets
de mon carnet de damné". L'action semble donc engagée, puisque le
narrateur se présente déjà aux prises avec le maître des enfers. La
relation de domination est indiquée par le jeu du tutoiement et du
vouvoiement : "tu resteras hyène / je vous en conjure". Le dialogue est
rendu pittoresque par un rendu théâtral de la psychologie des
personnages : brutalité du maître ("tu resteras hyène ... gagne la
mort..."), obséquiosité du subordonné ("cher Satan"). Voilà qui
contribue encore à la dramatisation précédemment mentionnée.
Cette nouvelle étape d'observation nous
permet donc de préciser notre appréciation précédente sur la nature du
texte que nous étudions (type de texte ou type de discours). Elle nous a
permis de remarquer l'omniprésence de la première personne, la présence
d'un enjeu réflexif (notamment dans les trois derniers paragraphes qui
sont rédigés au présent et qui donc décrivent les pensées actuelles du
narrateur) : nous avons donc affaire ici à un récit doublé d'un
discours, d'une forme souple d'argumentation (voir l'observation des
marques d'énonciation). Nous avons noté en outre la tendance à la
dramatisation, à la théâtralisation de ce discours tantôt sous une forme
de monologue (9° paragraphe
− ce sera la forme dominante dans la suite de l'œuvre), tantôt
sous la forme d'un dialogue avec Satan (10° et 11° paragraphes). On peut
donc dire que ce texte est à la croisée du récit, du discours et du
dialogue théâtral (ce qui explique par parenthèse que la Saison
ait été à plusieurs reprises présentée sur scène sous une forme
intermédiaire entre le récital poétique et le spectacle théâtral).
Genre littéraire
:
Les marques de l'énonciation le confirment, ce
début d'ouvrage annonce une forme de récit autobiographique, au
cours duquel l'auteur va tenter d'éclairer par un retour sur le passé
des événements récents de sa vie. Le terme utilisé par Rimbaud à la fin
du texte, "carnet de damné", va aussi dans ce sens (même si la
Saison, comme on s'en apercevra à la lecture de l'œuvre, n'a rien
d'un véritable journal intime, car l'organisation en est thématique et
logique
− voir les titres de chapitre - et ne correspond aucunement à des
notes prises au jour le jour, à des dates données).
L'identification du genre pose cependant un
problème. Le genre autobiographique suppose en principe la précision de
l'information, l'objectivité des faits mentionnés. Or nous avons noté le
caractère partiellement mythique des références biographiques. Si
autobiographie il y a, ce sera probablement selon une démarche peu
soucieuse de reconstituer la chronologie exacte d'une vie et prête à se
livrer à une reconstruction poétique, voir mythique, de ce passé.
Par ailleurs, une autobiographie est en principe
un récit en prose. Or, nous avons déjà évoqué la parenté du texte avec
la prose poétique des Illuminations. Une analyse rapide des
premiers alinéas suffit à manifester d'autres caractéristiques de la
poésie :
1° alinéa : Usage d'une
allégorie (le festin). Recherche syntaxique,
rythmique et phonétique que l'on perçoit dans les propositions
relatives : "où s'ouvraient tous les cœurs, //
où tous les vins coulaient" (symétrie 6 + 6 - c'est un
alexandrin blanc; chiasme : verbe + sujet / sujet + verbe; assonance en
/ou/
− à laquelle on peut ajouter la proximité phonétique entre "souviens"
et "s'ouvraient", celle entre souviens, bien et
festin.
2° alinéa : Recherche
rythmique : trois propositions indépendantes de longueurs
décroissantes; cadence soulignée par la présence de tirets et la
construction en
polysyndète (et ... et...)
− "Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. (12 syllabes)
− Et je l'ai trouvée amère. (7 syllabes)
− Et je l'ai injuriée (6 syllabes)".
3° alinéa : Recherche
rythmique : décasyllabe coupé 5/5
− "Je me suis armé (5) / contre la justice (5)".
On sent que l'on est devant une prose en quête
d'effets poétiques. Il faudra prolonger cette réflexion lorsque nous
interrogerons les insistances stylistiques du texte mais d'ores et déjà
nous pouvons dire que nous avons affaire ici à une forme originale
d'autobiographie poétique.
Figures de style
:
Une figure de style significative est ici l'allégorie
(ou si l'on préfère la
métaphore
allégorique). L'allégorie
est habituellement définie comme la représentation concrète d'une idée
abstraite. Il y en a plusieurs dans le texte : le "festin", "la Beauté",
le "trésor", essentiellement.
Comme nous l'avons déjà dit, le "festin" ou le "banquet
de la vie" sont des images assez traditionnelles du bonheur. Les
propositions relatives complétant le mot au début du texte lient cette
idée du festin à celle de l'amour partagé ("un festin où s'ouvraient
tous les cœurs"). Mais dans un texte faisant appel à la notion
chrétienne de l'enfer, on est en droit de rappeler le sens précis que
revêt cette métaphore
dans l'Évangile selon saint Mathieu (XXII, 2-10). Il s'agit d'une
parabole illustrant l'idée du jugement dernier : le royaume des cieux
est comme un festin préparé pour des noces royales; mais les invités
prévus par le roi s'étant révélés indignes de cet honneur et le repas
étant tout prêt, le roi demande à ses serviteurs de se rendre dans les
carrefours et d'inviter aux noces les premiers qu'ils y trouveraient. Il
en sera de même pour le Paradis, suggère le texte biblique : tous y sont
appelés, certains seulement y seront admis. Pour ceux qui seront exclus,
ce sera l'Enfer. Ce rappel éclaire l'allégorie
rimbaldienne : Rimbaud nous dit qu'il a connu dans son enfance une
félicité fondée sur l'amour, félicité dont il a été par la suite écarté
pour se retrouver dans un état d'abandon, de solitude morale,
comparables à l'enfer. Il ajoute : "si je me souviens bien", façon de
dire qu'il embellit peut-être ce souvenir. En tout cas, c'est le
sentiment qu'il en a gardé. Il est toujours délicat de dater la notion
d'"enfance" chez Rimbaud, notion omniprésente, mais au contenu variable,
et qui désigne moins chez lui une période réelle, précise, de sa vie
qu'une origine idéalisée par opposition avec un présent déprimé, une
"vie antérieure" largement mythique. Pour autant, on ne peut écarter
l'idée qu'il y ait eu pour Rimbaud, dans la réalité, comme pour chacun
d'entre nous, un moment premier d'innocence ou, du moins, de
disponibilité au rêve et à l'illusion de la toute-puissance (de fusion
avec la mère, dirait peut-être quelque apprenti-psychologue). Moment
suivi d'une rupture débouchant pour Rimbaud sur cet état de crise aiguë
et prolongée qu'il connut à l'époque de son adolescence. L'enfance
rimbaldienne est certes avant tout une notion poétique, mais si la
poésie n'avait pas de rapport avec la vie réelle, elle manquerait tout à
fait d'intérêt. Autobiographie mythique, la Saison n'en reste pas
moins un retour réflexif de Rimbaud sur sa vie.
L'allégorie
de la "Beauté" apparaît au moment de la chute ("un soir") hors du
paradis de l'enfance. "La Beauté, écrit Pierre Brunel (op. cit. 1987 p.
194), est comme une catin qu'un débauché assied sur ses genoux avant de
la rejeter et de l'injurier". Ici aussi, le détour intertextuel fait
gagner du temps et de la précision à l'analyse. Baudelaire, que Rimbaud
considérait comme "un vrai dieu" (voir sa lettre du 15 mai 1871 à
Demeny), utilise très souvent cette
allégorie de la Beauté. Baudelaire se représente la Beauté comme une
divinité féminine, simultanément fascinante et terrifiante (lisez
notamment son poème Hymne à la Beauté, où la celle-ci est
désignée comme un "monstre énorme, effrayant, ingénu"). Pour
Baudelaire, l'homme vivant dans "un désert d'ennui" ne trouve remède à
son mal que dans la quête de l'Inconnu. Pour arriver à l'Inconnu, il
doit avoir recours à ces drogues pour lui mortelles, car illusoires et
cruelles, que sont l'amour des femmes et le culte de l'art. Il ajoute
aussi les "paradis artificiels", le vin et le haschich, ce dont nous
retrouvons d'ailleurs un écho dans le texte de Rimbaud avec la couronne
de "pavots" offerte par Satan pour orner le front du Poète (le pavot est
la fleur servant à produire l'opium). La Beauté, en tant qu'allégorie,
est à la fois la Femme et la Poésie. L'une et l'autre sont "amères" et
méritent l'"injure". Les lettres dites "du voyant" (mai 1871) qui
contenaient entre autres Mes petites amoureuses et promettaient
au poète des "souffrances énormes", une "ineffable torture" pour
"arriver à l'inconnu", ne disaient pas autre chose. Celui qui se fait
poète se condamne à la moquerie des philistins car il se met en marge de
l'humanité commune; il s'expose à l'insatisfaction perpétuelle et au
doute car il court derrière un idéal impossible à atteindre; il est
contraint à cultiver sa souffrance et ses vices car on ne fait pas de la
bonne littérature avec de bons sentiments; sa révolte violente contre
l'ordre moral se retourne inexorablement contre lui : conception
tragique de la vocation poétique. Il semble donc que ce passage du
prologue d'Une saison en enfer fasse allusion à ce moment où
Rimbaud s'est "reconnu poète" (pour emprunter ses termes de 1871) et
date symboliquement de cette entrée en poésie la fin de son enfance
heureuse. Moment symbolique d'une chute marquée par la découverte
simultanée de la poésie et de la sexualité (son adolescence ?).
Une série de
métaphores dans la suite du texte prolonge cette première
allégorie en développant le paradoxe d'un poète qui est en même
temps la victime et le bourreau ("Sur toute joie pour l'étrangler j'ai
fait le bond sourd de la bête féroce"; "tu resteras hyène"; "J'ai appelé
les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai
appelé tous les fléaux pour m'étouffer avec le sable, le sang").
Formidables métaphores
dont la violence (notamment dans l'image récurrente de la bête sauvage)
exprime admirablement l'acharnement masochiste du poète, cette
conscience qu'avait Rimbaud d'une inaptitude foncière au bonheur.
Que représente le "trésor" confié par le
narrateur à ces deux sorcières que sont la misère et la haine (on peut
en effet voir dans ces deux derniers termes deux appositions à
"sorcières")? Sans doute ses dons, les promesses de son enfance, plus
généralement tout son être spirituel, son intelligence, sa conscience,
son "âme". Pierre Brunel rappelle (op. cit. p.189) que cette
allégorie apparaît dans le célèbre épisode évangélique du "discours
sur la montagne" : "Ne vous faites point de trésors sur la terre (...)
Mais faites vous des trésors dans le ciel (...) Car où est votre trésor,
là aussi est votre cœur". Or, Rimbaud prend l'exact contre-pied des
conseils du Christ : il confie son cœur à la haine et au malheur, au
lieu de le mettre en sûreté du côté du Bien.
Si on réfléchit à la fonction littéraire de l'allégorie
dans l'écriture de Rimbaud, on peut y voir deux avantages
complémentaires : la rapidité (elle le dispense d'utiliser ses "facultés
descriptives") et l'effet esthétique (elle pare le récit de sa vie d'une
sorte d'aura mythologique).
Champs lexicaux :
L'étude des champs lexicaux fait apparaître l'importance du
vocabulaire moral (l'"égoïsme", les "lâchetés", la "haine", le
"crime" sont des fautes ou des vices condamnés par la morale), et
religieux (le terme "péchés capitaux" pour désigner les fautes de
hommes appartient à la terminologie chrétienne; le champ lexical de la
damnation
− "démon", "Satan", "damnés", "enfer"
− de même; les "fléaux" sont mentionnés régulièrement dans la
Bible comme les instruments utilisés par Dieu pour punir les hommes de
leurs fautes; l'"espérance" et la "charité" sont deux des "vertus
théologales" reconnues par le christianisme). A l'intérieur de ce
lexique éthico-religieux, le texte détache la notion de "charité" : "la
charité est cette clef", clef du festin ancien, clef du bonheur
retrouvé. Dans la terminologie chrétienne, la charité est "l'amour du
prochain", la bienveillance ou le secours accordés à autrui. On retrouve
donc dans ce terme la même idée d'ouverture à l'autre qui apparaissait
dans l'évocation du "festin" au début du texte : "un festin où
s'ouvraient tous les cœurs". Dans son oeuvre, Rimbaud utilise souvent ce
terme pour désigner l'amour profane. Par exemple, dans un poème de 1871,
il reproche aux femmes de n'être jamais pour les hommes des "sœurs de
charité" (le poème s'intitule d'ailleurs Les Sœurs de charité).
Dans le chapitre d'Une saison en enfer où l'auteur fait
indirectement le bilan de sa relation amoureuse avec Verlaine, les
expressions "charité ensorcelée", "cœurs charitables", sont employés
pour désigner
− non sans une certaine
ironie
− l'attitude généreuse de Rimbaud à l'égard de son ami. Dans
Mauvais sang, il s'exclame : "ô mon abnégation, ô ma charité
merveilleuse!". On voit donc s'établir, à l'intérieur de ce vocabulaire
éthico-religieux, une opposition qui fait sens entre d'une part l'idée
de l'amour et d'autre part l'idée de la haine, de l'égoïsme, du crime et
de façon générale de la violence ("je l'ai injuriée", "je me suis armé
contre la justice", "j'ai fait le bon sourd de la bête féroce", "j'ai
appelé les bourreaux", "j'ai appelé les fléaux", "je me suis séché à
l'air du crime ..."). Il ressort de cette opposition que Rimbaud,
profondément choqué par le fiasco brutal de sa relation avec Verlaine
(l'incident du 10 juillet où il s'est "trouvé sur le point de
faire son dernier couac"), s'accuse d'avoir par sa violence, par sa
révolte, détruit en lui la possibilité de l'amour et s'interroge sur la
possibilité de s'amender. Il le fait dans des termes marqués par
l'éducation religieuse qu'il a reçue, et cette simple observation peut
faire sentir au lecteur ce qui sera pour Rimbaud l'un des enjeux du
livre : faire le point sur son attitude vis à vis de la religion.
Constructions
syntaxiques :
Deux traits caractéristiques de la syntaxe de ce texte, l'anaphore
et l'usage des tirets, semblent précisément destinés à souligner les
significations que nous venons de dégager par l'observation des
insistances lexicales.
L'anaphore
est la répétition des mêmes mots ou d'une structure syntaxique
équivalente au début de plusieurs phrases successives. Le procédé est
constant dans cette page :
"
− Et je l'ai trouvé amère.
− Et je l'ai injuriée."
"Je me suis armé (...) je me suis enfui."
"J'ai appelé les bourreaux pour (....) j'ai appelé les
fléaux, pour "
Exemples auxquels il faut
ajouter toutes les autres phrases du texte commençant par un verbe au
passé composé et à la première personne du singulier? À plusieurs
reprises, Rimbaud use de la
polysyndète (qui consiste à répéter une conjonction plus souvent que
ne l'exige l'ordre grammatical) :
"
− Et je l'ai trouvé amère.
− Et je l'ai injuriée."
" Et j'ai joué de bons tours à la folie. / Et le
printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot."
Ces parallélismes
syntaxiques sont mis en valeur par la brièveté des phrases et la
fréquence des alinéas.
Ils produisent une impression d'accumulation, et plus précisément ici
− étant donné le sens des verbes (ou des phrases) concernés
− d'une accumulation de violences. L'anaphore
met en évidence la sauvagerie agressive du narrateur et la cruauté des
souffrances qu'il s'impose en retour.
La ponctuation du texte est marquée par le nombre
insolite des tirets. Ils n'ont pas toujours la même fonction, même s'ils
dénotent également une tendance au morcellement du texte et à
l'expressivité de la ponctuation. Dans le deuxième alinéa, ces tirets
ont pour fonction de renforcer les pauses entre les trois propositions
de la phrase de manière semble-t-il à mettre en valeur l'anaphore
finale. Dans le onzième alinéa, le tiret semble destiné à marquer la
différence entre les propos tenus à voix basse pour soi-même (l'aparté)
et les propos adressés à Satan.
"Ah! j'en ai trop pris :
− Mais, cher Satan (...)"
Dans le neuvième alinéa, la valeur est d'opposition. Le tiret souligne
un mouvement de dénégation dans la pensée du locuteur. Il vient de
déclarer "La charité est cette clef". Mais soudain cette pensée lui
semble ridicule : le voilà qui parle comme un dévot, comme un premier
communiant, lui, l'esprit fort, le grand révolté contre l'ordre moral.
C'est pourquoi il ajoute aussitôt : "Cette inspiration prouve que j'ai
rêvé", autrement dit : l'idée qui vient de le traverser est un pur
fantasme, une pure utopie. L'usage du tiret permet ici de marquer une
forte rupture logique sans utilisation d'un quelconque terme grammatical
(conjonction d'opposition par exemple) : il est l'instrument de la
parataxe (qui consiste à disposer côte à côte deux propositions sans
marquer le rapport de dépendance qui les unit). On retrouvera plusieurs
fois ces volte-face logiques dans la suite du livre, dans des passages
attestant une inclination de la pensée vers le christianisme.
Par exemple :
Dans Mauvais sang : "ô mon abnégation, ô ma charité merveilleuse!
ici-bas, pourtant! De profundis domine, suis-je bête!" (Ici, pas de
tiret, absence totale de liaison syntaxique avant "suis-je bête" qui
pourtant établit une rupture de raisonnement avec la prière à Dieu qui
était en train de s'ébaucher).
Dans Nuit de l'enfer : "Marie! Sainte-Vierge! ...
− Horreur de ma bêtise" (même jeu, avec ici : un tiret).
Dans L'éclair :
"Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante;
gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr ...
Je reconnais là ma sale éducation d'enfance."
(même jeu, sans le tiret, mais avec des points de suspension et un alinéa
entre les deux mouvements contradictoires).
Le texte d'Une saison en enfer mime la marche tâtonnante d'une
pensée. La phrase brève, presque toujours simple (sans propositions
subordonnées), est bien adaptée à ce projet d'écriture. La ponctuation
est souvent expressive : points d'exclamation manifestant l'affectivité
du locuteur, points de suspension notant l'inachèvement d'une pensée ou
son interruption ("Tu resteras hyène, etc..."), tirets chargés
d'exprimer divers rapports logiques (accumulation, opposition,
changements de voix). Le tiret est plusieurs fois utilisé pour
matérialiser une volte-face dans le cours du raisonnement ou de la
rêverie. Nous avons remarqué notamment la fréquence de ces volte-face
lorsqu'il s'agit de la religion, l'un des enjeux essentiels de
l'œuvre.
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L'observation méthodique du texte ayant été accomplie,
il serait maintenant possible d'exposer de façon plus ordonnée le bilan
de cette lecture. Par exemple sous la forme d'un commentaire composé
qui aurait comme axes :
- Un prologue annonçant une œuvre de type autobiographique.
- L'itinéraire d'un révolté victime de sa propre
violence.
- La tentation d'un retour vers la morale et la
religion ?
Ou encore, voici le plan proposé par Michèle Tillard sur sa page
consacrée à Une saison en enfer :
- Le récit d'une
aventure douloureuse et inachevée
- Un texte allégorique : combat du bien et du mal
- Un texte poétique, et qui parle de poésie.
Voir :
http://perso.wanadoo.fr/michele.tillard/rimbaud_lycee.html
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