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Délires II - Alchimie du verbe :  une "palinodie" ?

Note de lecture de quelques articles récents
 

  • Steve Murphy, "Une saison en enfer et « Derniers vers » : rupture ou continuité ?", in Stratégies de Rimbaud, Honoré Champion, 2004, p.421-442. Première publication (en ligne sur Gallica) : Revue d'histoire littéraire de la France, 95.6, novembre-décembre 1995, p.958-973.
  • Michel Murat, "« L'histoire d'une de mes folies »", in Lectures des "Poésies" et d'Une saison en enfer de Rimbaud, éd. Steve Murphy, Presses universitaires de Rennes, 2009, p.305-316.
  • Michel Murat, L'Art de Rimbaud. Nouvelle édition revue et augmentée, Corti, 2013 ("Troisième partie. La Prose", p.367-458).
  • Steve Murphy, "Une saison en enfer pour (et contre) le lecteur", in Revue des Sciences humaines n°313, Énigmes d'Une saison en enfer, éd. Yann Frémy, janvier-mars 2014, p.179-198.
  • Kazuki Hamanaga, "Vers et prose dans Alchimie du verbe", in Parade sauvage n°25, 2014, p.135-148.
  • Yoshikazu Nakaji, "Rimbaud autocritique", in Rimbaud poéticien, éd. Olivier Bivort, Classiques Garnier, 2015, p.91-99. Suivi de :
  • Michel Murat, "Notes après-coup. Contribution au débat critique" in Rimbaud poéticien, éd. Olivier Bivort, Classiques Garnier, 2015, p.100-103.

    N.B. L'expression "Rimbaud ludens" utilisée dans le résumé ci-dessous et citée dans Murphy 2004, p.435-436, est de Glenn Moulaison dans "La lettre et l'esprit du « combat » d'Une saison en enfer", Lire Rimbaud. Approches critiques, Hommages à James Lawler, éd. Paul Perron et Sergio Villani, Toronto, Canadian Scholars Press, 2000, p.95-101.

     
Résumé

   Une discussion rebondissant d'un article à l'autre, ces dernières années, examine des réponses nouvelles à une vieille question : Délires II - Alchimie du verbe est-il une "palinodie" ? Steve Murphy, dans un article de 1995, s’appuie sur un moment singulier du récit ("Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge [...]") pour démontrer la "continuité" entre la Saison et les "Derniers vers" et réfuter l'idée couramment admise selon laquelle Rimbaud, dans Alchimie du verbe, critiquerait, voire renierait, ses poèmes de 1872. Son argumentation a, dans l'ensemble, convaincu mais nuances et répliques n'ont pas manqué, celles de Yoshikazu Nakaji notamment.
  
Alchimie du verbe
est sans conteste, du point de vue de son narrateur, un commentaire à charge des poèmes qu'il a composés jadis (jadis ou naguère) et qu'il inclut dans le récit de sa descente aux enfers. Je souligne : du point de vue de son narrateur. Mais Rimbaud n'est-il pas lui-même ce narrateur repenti ? La réponse affirmative à cette question ne s'impose pas aux rimbaldiens d'aujourd'hui avec autant d'évidence que ce fut le cas pour ceux du passé.
   Certes, la stratégie d'écriture suivie par Rimbaud vise à ce que la confession désenchantée du narrateur soit spontanément attribuée à l'auteur.
Des indices savamment distillés permettent à tout lecteur, quel que soit son niveau d'information, de percevoir cette dimension autobiographique. Mais, comme le montre bien Michel Murat, on peut présenter au moins autant d'indices contraires, tendant à prouver que le personnage de poète mis en scène dans Alchimie du verbe est une construction littéraire. Il correspond à un type, celui du poète maudit (j'aimerais autant dire "faustien" : l'entreprise poétique comprise comme un pacte avec Satan), du poète visionnaire (quelque peu prophète, voyant, magicien ou feignant de l'être), concepts romantiques dont Alchimie du verbe constituerait, selon cette interprétation, l'illustration épique et critique à la fois. C'est l'hypothèse d'un Rimbaud ludens, auteur avec la Saison d'une œuvre tenant tout autant et peut-être plus de la parodie que de la palinodie, défendue de façon convaincante par Steve Murphy.

 

 

 

 Valentine Hugo, huile sur panneau, décembre 1933.

Une œuvre caractéristique de la réception de Rimbaud par les surréalistes. Ses yeux de voyant
 extralucide percent la toile, sur le fond sang et nuit de laquelle gravitent d'étranges symboles.

 

 

 

   

"palinodie, s.f. Chez les anciens, poème dans lequel on rétractait
 ce qu'on avait dit dans un poème précédent." (LITTRÉ)

 


(1)
Voir bibliographie générale sur Alchimie du verbe à la fin de cette page.

 

 

 

 

  Le débat critique sur Une saison en enfer, qui s'était comme assoupi après les ouvrages majeurs de Pierre Brunel et Yoshikazu Nakaji en 1987, s'est ranimé progressivement dans les années 2000 (1). Parmi cette masse de contributions nouvelles, mon attention s'est arrêtée sur une discussion rebondissant d'un article à l'autre, autour d'un article déjà ancien de Steve Murphy (1995, repris en 2004). On en trouve les échos les plus récents chez Michel Murat (2009, 2013, 2015), Kazuki Hamanaga (2014) et Yoshikazu Nakaji (2015). J'essaie de rendre compte ici de cette discussion, pour l'information du lecteur et pour le plaisir immodeste d'y ajouter mon grain de sel. Je me limiterai à la partie du débat concernant Alchimie du verbe.

Brutalement résumé, Une saison en enfer correspond au schéma chrétien du pécheur qui se repent et qui trouve, in extremis, son salut. D'où la question : ce "pécheur", ce héros fourvoyé, repenti et sauvé, qui parle à la première personne dans le livre, est-il, comme tout porte à le croire, Rimbaud lui-même ? N'est-il pas, au moins autant, une construction littéraire, un personnage inventé au service de quelque fable ? Autrement dit : l'œuvre est-elle une fiction, une autobiographie ou un mixte des deux, mais alors dans quelle proportion ?

Alchimie du verbe, ce chapitre d'Une saison en enfer où l'on voit un poète faire retour sur son passé, citer certains de ses vers en les critiquant et tirer un bilan d'échec de sa vie, pose avec plus d'intensité encore la même question : l'autocritique du narrateur est-elle aussi celle de l'auteur et, si l'on admet que Rimbaud s'y prend lui-même comme cible, sur quoi, quel(s) aspect(s) de sa vie, quel(s) aspect(s) de son œuvre, cette autocritique porte-t-elle ? Doit-on comprendre Alchimie du verbe comme une palinodie du poète, un reniement par Rimbaud de ses poèmes de l'année 1872, comme certains l'ont dit ? L'annonce d'une bifurcation dans son travail d'écrivain ? L'annonce d'un renoncement à toute ambition littéraire ? Une condamnation de l'Art et de la Poésie en général ?

Vaste et difficile sujet ! qu'on n'a pas la prétention, dans cette simple note de lecture, de "traiter" véritablement. Signaler, résumer, répliquer à l'occasion, raisonner un peu à partir des pistes passionnantes ouvertes par les articles cités, cela ne va pas plus loin.


*
 

 


 

 

"Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge [...]"

Une brève séquence de trois paragraphes offrira un point de départ et, par la suite, une sorte de point d'ancrage à ma longue et divagante maraude à travers cette série d'articles : 
 

    J'aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au soleil, dieu de feu.
    "Général, s'il reste un vieux canon sur tes remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de terre sèche. Aux glaces des magasins splendides ! dans les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis brûlante..."
    Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !


Je dirai d'abord comment, à un premier degré, en lecture courante et superficielle, je comprends cet extrait d'Alchimie du verbe (alinéas 12, 13 et 14 du chapitre). Le sujet aspire à une sorte de mort solaire. L'astre tueur (ou sauveur, qui sait, comme les "flots abracadabrantesques" du Cœur supplicié ?) se manifeste successivement sous la forme d'un "dieu de feu" auquel le poète s'offre en holocauste, puis d'un général bombardant la ville, instrument d'une apocalypse désirée, enfin d'un rayon de soleil néantisant un pauvre moucheron, avatar animalisé du poète. Les "ruelles puantes" et la "pissotière de l'auberge" ainsi que le verbe "je me traînais" suggèrent un sentiment de déchéance : le narrateur se décrit ravalé au rang de "moucheron", forme la plus élémentaire de la vie, la plus fragile et la plus dépréciée. La narration adopte d'abord le mode du récit rétrospectif  ("j’aimai" ; "je me traînais"). Puis, c'est une brève séquence en discours direct entre guillemets, qu'on a parfois comparée à un petit poème en prose. Elle rapporte le défi lancé au général-soleil par sa victime autodésignée. Enfin, le passage se clôt sur une exclamation introduite par "Oh!" évoquant avec commisération la jouissance que le narrateur éprouvait jadis à se perdre. N'étant pas placée entre guillemets, cette dernière phrase doit être considérée non comme une parole prononcée dans le passé (et rapportée) mais comme une sorte de cri émanant du narrateur, au moment de l'énonciation.
 

 

 

 

Dans son article de 2004, Steve Murphy s’appuie sur ce passage pour défendre sa thèse de la « continuité » entre la Saison et les « Derniers vers ». L’argumentation ne va pas de soi et mérite qu’on y regarde de près. L’exégèse traditionnelle, dit Steve Murphy, interprète Alchimie du verbe comme une critique par Rimbaud de ses vers de 1872. D'après cette vulgate, les poèmes cités sont chargés d’illustrer la notion de « délire » énoncée dans le titre (Délires II - Alchimie du verbe), le récit en prose dans lequel ils s’insèrent développant la critique en règle de ces vers « selon la double équivalence vers = délire, prose = raison, que l'on a souvent plaquée sur le texte ». Or, toujours selon Steve Murphy, la séquence concernée ruine une lecture aussi simplificatrice. En effet, le discours enchâssant (la prose) n’y est pas moins exalté que le discours enchâssé (les vers). On peut le montrer, entre autres, par l’analyse des temps verbaux :

« […] comme le montrent les passages en prose qui entourent la Chanson de la plus haute Tour, Rimbaud s'évertue à défaire, par le jeu des temps des verbes, l'emprise rassurante du passé simple et de l'imparfait ; des verbes au présent surgissent pour amoindrir et somme toute annuler la distance entre un discours exalté du passé et un discours analytique, serein, du présent. On pourrait se contenter d'y voir des échantillons de discours indirect libre rendant floue la frontière temporelle sans l'abolir, mais […]  il faut au contraire capter ces étonnants embrayages temporels et saisir ces moments qui, dans l'optique du livre, représentent des indices de continuité dans le comportement exalté du Sujet. On ne peut affirmer que ce soit dans le passé que le locuteur déclare  "Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !". […] Ici, la localisation temporelle de l'énoncé demeure équivoque. Les débordements des poèmes semblaient avoir été endigués dans des murs de prose, mais ces murs s'avèrent poreux.
   L'Enfer de cette "saison" étant avant tout un phénomène intérieur, il s'agit moins pour le locuteur de s'évader que d'expulser l'infernal — projet encore plus ardu. Il se peut que la reproduction des poèmes soit à interpréter précisément comme une tentative d'extériorisation (par un personnage, et non pas, du moins dans un premier stade d'analyse, par l'auteur). Mais cette incapacité de se défaire de l'Enfer serait synonyme de l'impossibilité de quitter le terrain de la littérature. »
(Murphy 2004, p.431-432)

 


(2)
La formule, célèbre parmi les lecteurs de la revue Parade sauvage, vient du poème Vénus Anadyomène.
  Steve Murphy a le mérite d'attirer l'attention sur un mouvement significatif du texte, une de ces "singularités qu'il faut voir à la loupe..." (2), point de détail qui paraît mineur mais qui rejoint, finalement, la problématique générale d'interprétation de l'œuvre, un impensé de son écriture, peut-être, tel qu'il l'analyse avec finesse : l'"étonnant embrayage temporel" qui le caractérise. Mais il me semble qu'il en force quelque peu l'interprétation.  

Ma première réserve serait la suivante : faut-il s’étonner si fort de la porosité des digues séparant prose et poésie, du "débordement" du poétique sur le prosaïque, autrement dit : de la densité poétique croissante du récit enchâssant, à cet endroit du texte ? Car c’est bien d’un récit qu’il s’agit et je ne crois pas que quiconque ait jamais présenté Alchimie du verbe comme un « discours analytique » (encore moins comme « un discours analytique, serein »). Même s'il est vrai que le chapitre, dans sa première partie (neuf premiers paragraphes), expose sur un ton plus objectif, sous le nom de "folie", un système d'invention poétique qu'on a souvent rapproché des thèses de la "lettre du voyant", Alchimie du verbe n'est ni un texte théorique, ni une lettre-manifeste. Il ne peut être considéré qu'indirectement ou implicitement comme une réflexion de Rimbaud sur son œuvre. Pour utiliser les mêmes catégories linguistiques que Murphy, je dirai qu'Alchimie du verbe, même dans sa première partie plus réflexive, tient davantage du récit que du discours. On peut le compter au nombre de ces "histoires atroces" auxquelles Rimbaud dit travailler en mai 1873 (lettre à Delahaye dans laquelle Rimbaud demande à son ami de lui envoyer à Roche "le Faust de Goethe"). Et c'est dans ce cadre d'une littérature essentiellement narrative qu'il fait usage ici de ces procédés de dramatisation classiques que sont, à l'intérieur d'un récit, le discours rapporté au style direct (deuxième alinéa) et l'incidente exclamative, à travers laquelle la subjectivité du narrateur se laisse libre cours en discours direct (troisième alinéa). Comme l'indique Guillaume Artous-Bouvet dans son essai L'Hermétique du sujet, le récit, dans la Saison, "se trouve en quelque sorte disloqué dans son mouvement propre par des incises discursives qui font systématiquement resurgir l'instance narrative (la voix au sens genettien) dans le corps de la narration" (Hermann, 2015, p.147). D'où le double décrochage temporel, par rapport aux temps verbaux dominants (imparfait/passé simple), des formes au présent "il reste" et "dissout". Ces effets stylistiques n'impliquent nullement une confusion, chez le narrateur, entre le moment de la narration (les événements passés racontés) et le moment de l'énonciation (de l'écriture).

 

 

(3) L'expression est de Rimbaud lui-même dans le brouillon d'Alchimie du verbe : "Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style"

(4) La formule vient de Murat, 2013, p.424.

  Deuxième réserve, liée à la précédente : le passage concerné montre-t-il vraiment une atténuation, voire une disparition, de la charge critique dans la façon qu'a le narrateur d'envisager sa vie passée ? Par exemple, ne percevons-nous vraiment aucune distance réprobatrice dans l'exclamation du "locuteur" : "Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !" ? Cette réplique triviale de "l'étincelle d'or" d'Éternité ou des "élans mystiques" (3) vers le soleil des deux alinéas précédents — leitmotiv du "vœu extatique d'anéantissement" (4) dans l'élément solaire, que l'on trouve aussi dans un poème de 1872 non repris dans Alchimie du verbe, Bannières de mai — revêt ici une forme suffisamment dépréciative pour rétablir aux yeux du lecteur une impression de distance, au cas où le "jeu des temps des verbes" l'aurait "amoindrie".

Certes, l’"étonnant embrayage temporel" dont parle Murphy trahit une empathie persistante du narrateur assagi et repenti avec celui qu'il était encore naguère. Je dis "du narrateur", car il n'est pas encore question de l'auteur, ici, du sujet empirique Arthur Rimbaud, même si ça fait partie à l'évidence de son jeu de laisser supposer qu'auteur et narrateur ne font qu'un. Je dis bien aussi "repenti" car il ne fait aucun doute, dès le prologue sans titre du livre, que le narrateur qui se raconte dans Une saison en enfer est un "repenti", bien qu'il soit assez lucide et facétieux pour laisser espérer à Satan "quelques petites lâchetés en retard". Et ce sera là ma troisième réserve. Steve Murphy finit par interpréter le fameux "embrayage temporel" qu'il décèle dans le texte comme un indice de l'incapacité du narrateur à se défaire de son enfer, incapacité dont l'intérêt qu'il porte encore à ses poèmes, puisqu'il prend soin de les reproduire, est en dernière analyse la meilleure preuve, preuve de "l'impossibilité [pour lui] de quitter le terrain de la littérature". Manifestement, Steve Murphy veut tirer argument du passage pour démontrer que Rimbaud ne renie, dans Alchimie du verbe, ni la littérature en général, ni ses vers de 1872. Murphy, qui n’est pas le dernier à mettre en garde contre tout amalgame entre auteur et narrateur dans la Saison (cf. Murphy, 2004, p.435, par exemple) n’est-il pas en train, ici, de tomber dans ce piège ? Il voit bien le danger, comme le montre sa précaution oratoire entre parenthèses : "tentative d'extériorisation (par un personnage, et non pas, du moins dans un premier stade d'analyse, par l'auteur)". Il voit bien la tentation, à vrai dire inévitable, car il faut bien, à un moment ou à un autre, passer du premier au second stade de l'analyse. Mais le fait-il à bon escient, ici ? Je n'en suis pas sûr. Je ne suis pas sûr, par exemple, que Rimbaud se sente toujours, à l'été 1873, la même fascination tragique que son moucheron ivre pour la mort solaire dans la pissotière ! Plus qu'une manifestation d'empathie du narrateur avec celui qu'il était naguère, je décèlerais plutôt, finalement, dans ce fameux climax lyrique ("Oh ! le moucheron ...") une pointe de commisération, sentiment qui, on voudra bien l'admettre, implique un certain degré de distance critique.

 

 

 

Michel Murat, dans son supplément de 2013 à L'Art de Rimbaud, propose du passage une analyse apparemment très voisine. Sauf qu'à la différence de Murphy, Murat n'attribue pas l'absence supposée de toute distance réprobatrice à une continuité de sentiments entre moment présent (moment de l'énonciation) et moment passé (moment des événements narrés). Il l'attribue à la suspension du sens critique qui se produit chez le poète au moment de la crise, c'est-à-dire dans le passé, dans ce qu'il analyse comme "la deuxième phase" de la narration de cette crise, où la "crise poétique" évolue en "crise psychique" :

"C'est alors qu'on passe dans la deuxième phase, morale et existentielle. La sacralisation de la folie entraîne la perte de toute distance critique, abandonnant le sujet à la passivité et au désir régressif. Comme si l'expérience était revécue au présent, le processus contamine le texte même, altérant profondément le rapport entre prose (raisonnante) et poésie (délirante). Toute distance métapoétique disparaît ; les éléments thématiques, à commencer par le désir d'animalité, circulent d'un plan à l'autre, et après l'insertion d'une apostrophe au soleil qui prend la forme du poème en prose, l'évocation du « moucheron enivré à la pissotière de l'auberge » marque un point d'indistinction où toutes les positions énonciatives se fondent dans une intensité unique. Il en va de même dans l'épisode où le processus atteint son point culminant, présenté comme conclusif (« enfin ») : « je vécus, étincelle d'or de la lumière nature »" (Murat 2013, p.414-415).

 

   

Malgré l'importante divergence mentionnée, certaines formulations de cette analyse, identiques à celles de Murphy, me paraissent indéfendables : "perte de toute distance critique", "toute distance métapoétique disparaît". La validité de ces appréciations se trouve d'ailleurs remise en cause par Murat lui-même quelques lignes plus loin, quand il aborde la séquence correspondant aux poèmes Faim, Le loup criait, Éternité, p.415-16. Après avoir déclaré qu'il en va de même que dans la séquence précédente (celle de Chanson de la plus haute tour) et montré, par l'analyse des modifications apportées au brouillon, le souci rimbaldien d'éliminer toute notation dépréciative du narrateur à l'égard de ses poèmes ou de son mode de vie passés, il est bien obligé de noter la distance redoublée marquée par une formule comme : "je prenais une expression bouffonne et égarée" :

"La double épithète "bouffonne et égarée" formule un jugement qui ne peut être attribué qu'au poète devenu son propre lecteur [...] La formule sert à introduire le poème, sur lequel s'exerce la prise de distance, accentuée par une récriture qui le banalise" (Murat 2013, p.416).

Preuve que l'intensification émotionnelle du récit enchâssant s'explique plutôt par une intention stylistique (raconter l'histoire "comme si l'expérience était revécue au présent") que par une disparition "de toute distance métapoétique" de la part du narrateur ou de l'auteur.

En conclusion, la dimension critique ne disparaît pas dans cette seconde phase de la narration du "délire". Elle se fait simplement plus implicite : elle passe moins par la dénonciation directe, même si celle-ci n'est pas absente ("je prenais une expression bouffonne et égarée au possible"), et davantage par les connotations du vocabulaire employé ("je me traînais") et par le choix des images (le moucheron dans la pissotière). Ne courons pas le risque de sous-estimer la part très réelle de l'autocritique et de l'auto-ironie, voire du dégoût de soi, dans cette section d'Une saison en enfer.
 

 

(5) Tel est aussi le cas, me semble-t-il, de Kazuki Hamanaga.

  Dans ce sens, je suis assez d'accord avec une critique qu'adresse Yoshikazu Nakaji à l'argumentation de Steve Murphy. Nakaji partage à 100% l'analyse de Murphy au sujet de l' "étonnant embrayage temporel" que je contestais ci-dessus, il en célèbre la "vertu [...] éclairante" (op.cit. p.93) (5). Il partage naturellement avec cet auteur l'idée que "la prose d'Alchimie du verbe constitue une écriture poétique à part entière" (Murphy 2004, p.435). Mais il refuse, à juste titre, de dénier à cette prose une fonction de "commentaire" par rapport aux vers qui y sont insérés. "Commentaire" dans un sens élargi, non technique. Il ne dit pas "discours analytique", il ne présente pas Alchimie du verbe comme un traité de poétique et, dans cette mesure, on peut être d'accord avec lui :

"L'auteur [Steve Murphy] prétend que « la prose ne "commente" pas les vers [...] mais constitue une écriture poétique à part entière ». Mais dans la réalité, la prose, tout en gardant son autonomie structurante, n'entretient-elle pas une interdépendance thématique avec les vers, en les introduisant avec un deux-points ou en les commentant à distance sans aucun signe de ponctuation ? [Vers et prose] concourent à tisser "l'histoire d'une des folies" du narrateur, tantôt la prose introduisant les vers comme une cristallisation de l'état d'âme qu'elle raconte, tantôt les vers s'insérant comme un intermède n'ayant pas de rapport étroit avec la prose qui les précède ou les suit. Mais, dans l'ensemble, c'est la prose qui encadre les vers, les présente ou les commente." (op.cit. p.94).


Alchimie du verbe
est sans conteste, du point de vue de son narrateur, un commentaire à charge des poèmes qu'il a composés jadis (jadis ou naguère) et qu'il inclut dans le récit de sa descente aux enfers. Je souligne : du point de vue de son narrateur. Mais Rimbaud lui-même n'est-il pas, selon toute apparence, ce narrateur repenti ?   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(6) Michel Murat 2009, p.307.

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 


(7)
Arthur Rimbaud, Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par André Guyaux. Éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2009, p.873 sqq.

 

 

 

 


 


 

(8) Le mot vient d'Adieu, le dernier chapitre d'Une saison en enfer.

(9) Cf. notamment la lettre de Verlaine à Rimbaud du 12 décembre 1875.



 

  Alchimie du verbe : autobiographie ou fiction ?

Tout récit de fiction, surtout quand il s'agit d'un récit à la première personne, mais même s'il est rédigé à la troisième, le plus conventionnel "roman-roman" comme disait Blaise Cendrars, suscite la curiosité du lecteur sur la part d'inspiration autobiographique qu'il pourrait receler. Il suffit d'avoir entendu trois interviews d'écrivains à la radio pour l'avoir observé. Aucun n'échappe à la question questionnante : "Est-ce que le personnage Untel, ce n'est pas un peu vous ?", "Il me semble que vous-même vous avez exercé telle profession comme votre personnage ?", etc. Tout auteur le sait d'avance et règle, par ses choix d'écriture, l'étiage de ses indiscrétions et le niveau de curiosité qu'il espère ou accepte d'éveiller chez son lecteur. Rimbaud, rédigeant Une saison en enfer, n'a pas agi autrement et l'on peut poser qu'il a tout fait, notamment dans Alchimie du verbe, pour qu'on attribue à l'auteur la confession désenchantée du narrateur. Les signes d'intelligence y sont distillés de manière à être perçus par le lecteur quelle que soit l'étendue de son information.

Les very, very, happy few (une poignée d'amis tout au plus) qui ont eu à connaître du "Sonnet des voyelles" ou des poèmes de 1872 recyclés après transformation dans Alchimie du verbe (essentiellement ceux d'entre eux qu'on peut assimiler à des "chansons") auront sans difficulté perçu le message envoyé : les caractéristiques dénoncées par le narrateur, propension aux élans mystiques, forme bizarre, versification erratique, caractéristiques accentuées par les modifications opérées à l'été 1873, sont précisément celles qu'eux-mêmes désapprouvaient : "Rimbaud, écrit Michel Murat, a sans doute été mis en garde par la réaction de Verlaine, dont nous trouvons la trace dans Les Poètes maudits : disparition du « poète correct », fausse naïveté, régression poétique" (6). Il n'est donc pas étonnant que Verlaine, bien placé pour percevoir cet aspect de l'œuvre, l'ait caractérisée dans Les Poètes maudits comme une "espèce de prodigieuse autobiographie psychologique".

Ceux, sensiblement plus nombreux, qui avaient eu vent des aventures sentimentales de l'auteur auront perçu toute la portée de l'allusion : "Ainsi, j'ai aimé un porc". Michel Murat écrit même :

"Il n'est pas exclu qu'il [Rimbaud] ait escompté qu'il [le livre Une saison en enfer] soit lu comme un roman à clés et bénéficie d'un succès de scandale. Les deux délires sont en effet des versions hyperboliques et sublimes du « roman de potins » (comme le sera Dinah Samuel de Champsaur, où reparaît une version vulgarisée de la vierge folle) et du roman de l'artiste, deux genres dont la concentration des milieux intellectuels et artistiques avait favorisé l'essor." (Murat 2015, p.102). 

Celui, enfin, qui n'avait aucune connaissance a priori de ce contexte, le lecteur lambda, s'il lui eût été donné de pouvoir lire l'œuvre ce qui, comme on sait, ne s'est pas produit, eût été induit par le choix de la première personne et la définition de cette personne comme un poète à confondre les deux instances du narrateur et de l'auteur.

Mais sans doute aussi fût-il resté un peu perplexe, se trouvant sans moyens textuels décisifs de trancher la question. L'auteur, dans ce semblant d'autocritique en règle, offrait-il son propre portrait ? Ciblait-il ses propres productions, des poèmes qu'il aurait publiés ou rédigés lui-même dans le passé ? Avait-il au contraire imaginé camper, en lui donnant la parole, un personnage distinct de lui ? Certes, celui qui dit "je" dans le texte avait toute chance de renvoyer à cet Arthur Rimbaud qui signait le livre, mais ce pouvait être, aussi bien, un héros de fiction : un personnage construit sur le modèle de ces poètes romantiques et saturniens qui prennent volontiers la pose du Voyant, de l'halluciné, du magicien du verbe, amateurs de "correspondances", horizontales et verticales, de jeux avec les consonnes ou de "voyelles colorées" (ces derniers, forts nombreux, comme le montre André Guyaux dans sa note hyper documentée sur le fameux sonnet (7)), sujets aux "vœux extatiques d'anéantissement", auteurs de ballades mélancoliques, de chansons spirituelles et d'ariettes folâtres, dans le style ancien, populaire ou "opéradique", genres poétiques que l'auteur se serait amusé à parodier, non sans génie, pour les besoins de son récit.

Quant à nous, lecteurs tardifs qui, grâce à la biographie du très regretté Jean-Jacques Lefrère, connaissons la vie de Rimbaud presque aussi bien que ses poèmes, le caractère autobiographique d'Alchimie du verbe ne nous saute plus autant aux yeux. Prenons par exemple ce que Michel Murat appelle le "voyage à fonction de cure psychique" ("Je dus voyager, etc."). Cette péripétie d'Alchimie du verbe ne rappelle aucune donnée biographique : "Rimbaud est bien allé en Angleterre mais pas sur ordre médical" (Murat 2015 p.101). Indice parmi d'autres que l'argument narratif d'Alchimie du verbe correspond à un "type". Il renvoie à l'image cliché du poète et de son destin propre au XIXe siècle. Le "voyage à fonction de cure psychique" est un épisode célèbre de la jeunesse de Baudelaire. Parmi les héros de la littérature romantique, on pourrait citer le René de Chateaubriand qui se déplace jusqu'en Amérique, chez les indiens Natchez, pour soigner son mal de vivre (le fameux "mal du siècle", alias "vague des passions"). L'adéquation du portrait offert par Alchimie du verbe avec ce que nous savons aujourd'hui de la vie et de la personnalité de Rimbaud est ainsi loin d'être toujours évidente. Il n'est pas avéré que Rimbaud ait été, comme le narrateur-personnage de sa Saison en enfer selon certains exégètes, bourrelé de remords moraux et agité d'inquiétudes métaphysiques. Si, de Verlaine et de lui, pendant leur "combat spirituel" (8), l'un des deux éprouvait un violent sentiment de culpabilité au point d'être fin prêt pour un retour en religion, c'était assurément la Vierge folle plus que l'Époux infernal. C'est du moins ce qui ressort de Vagabonds, dans Les Illuminations, comme de la correspondance de Verlaine (9), et que la suite (la conversion de Sagesse) a confirmé. On ne sache pas non plus que Rimbaud, dit  encore Michel Murat, se soit jamais considéré lui-même comme un personnage "délirant", fou de "la folie qu'on enferme" :

"[...] rien ne nous permet d'affirmer que Rimbaud se considérait comme délirant. Le délire ici évoqué est une fiction, l'un des fils principaux de la construction narrative ; dans le livre même le narrateur dit qu'il « joue des tours [de bons tours]» à la folie et qu'il en « tien[t] le système ». Le délire a été pour Rimbaud un des enjeux de son travail de poète, un risque à affronter et une dimension de l'esprit à explorer : en revenant sur ces expériences, la Saison en fait une clé conceptuelle de la critique du romantisme." (Murat, 2013, p.424).

 

Valentine Hugo, lithographie, 1962.

Inspiré d'un célèbre dessin de Verlaine pour l'édition Vanier de 1895,
le portrait du poète en coureur de chemins.

 


 

(10) Voir par exemple le chapitre : "Je devins un opéra fabuleux", p.92-95, dans Georges Kliebenstein, Steve Murphy, Rimbaud. Poésies, Une saison en enfer, Atlande, 2009.

(11) Voir, pour le "coureur de chemins" : Sensation, Ma Bohème, Enfance IV... ; pour  l'"enfant touché par le doigt de la muse" : la lettre à Banville du 24 mai 1870, Les Poètes de sept ans ; pour le "maudit" : la lettre du 15 mai 1871, L'Homme juste ; pour le "voyant" : la même lettre de 1871.

 

 

 

 


(12)
Ce passage de Nuit de l'enfer (à partir de "Un homme qui veut se mutiler...") ressemble fortement à un moment de la dispute entre Vierge Folle et Époux infernal (à partir de "Je me ferai des entailles par tout le corps..."). Dans le brouillon correspondant, il se termine par la phrase : "Alors les poètes sont damnés. Non ce n'est pas cela". Il semble bien s'agir d'un dialogue entre Verlaine et Rimbaud.

(13) André Guyaux, "Alchimie du verbe", in Duplicités de Rimbaud, Champion Slatkine, 1991, p.31-41.

(14) La formule vient de Vies dans Les Illuminations

(15) Lette de Verlaine à Rimbaud du 2 avril 1872.

(16)
Murat, 2013, p.91.

 

 

 


(17)
Murphy 2014, p.192.

 

Alchimie du verbe : les cibles de l'autocritique rimbaldienne.

Le narrateur d'Alchimie du verbe est donc en grande partie une construction littéraire, mais cela n'interdit pas de penser que Rimbaud, à travers ce personnage inventé, parle aussi de lui. La chose est habituelle. Rimbaud parle bien certainement de lui dans son œuvre mais presque toujours au travers du mythe. Ce détour, dit Steve Murphy (10), s'explique par le discrédit du "subjectif", de la littérature du moi, de l'épanchement romantique, dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Rimbaud aime notamment à se mouler dans quelque type conventionnel de poète : par exemple le coureur de chemins inspiré (le modèle hugolien du "rêveur", rousseauiste du "promeneur solitaire"), l'"enfant touché par le doigt de la muse", le "maudit", le "voyant", etc. (11). Parmi ces avatars, le personnage du nouvel Icare bientôt "rendu au sol", vaincu d'avance comme tout bon héros romantique par la hauteur démesurée de sa quête, est un des stéréotypes dans lesquels il préfère se projeter. Le Bateau ivre, déjà, est l'histoire d'un chercheur d'Inconnu, d'un conquérant de l'Impossible, fatalement vaincu, et qui se repent. Alchimie du verbe et, de façon plus générale, Une saison en enfer ne racontent rien d'autre. On est encore en plein dans la convention, le readymade mythologique. Sauf qu'au travers de ce schéma préconçu, Rimbaud sait depuis toujours — confer ses "lettres du voyant" — qu'il peut et pourra parler à mots couverts de lui-même, de sa dépravation revendiquée ("Maintenant, je m'encrapule le plus possible"), de sa chute programmée ("Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d'autres horribles travailleurs  [...]"), il raconte entre les lignes, voir Le Bateau ivre, son chemin de rébellion personnel et sa déception douloureuse après l'échec de la Commune, et il règle ses comptes, avec son époque ("qui a sombré" comme il le déclare dans Génie), avec les dominants dont il dresse la liste dans la section 5 de Mauvais sang : prêtre, professeur, maître, marchand, magistrat, général, empereur ("vieille démangeaison"), mais aussi avec les dissidents : "saltimbanque, mendiant, artiste, bandit" dont les solutions lui paraissent si chimériques qu'il les place désormais sur le même plan que le "prêtre" (L'Éclair) et qu'il les appelle "les amis de la mort" (Adieu) — et avec Verlaine naturellement (voir en particulier Délires I - Vierge folle. L'Époux infernal).

D'où la question : Rimbaud, à travers le récit autocritique du narrateur, exprime-t-il dans Alchimie du verbe sa propre désaffection pour les "espèces de romances" élaborées en symbiose avec Verlaine, pendant leur période de compagnonnage littéraire ? Il ne craint pas, parfois, d'en donner l'apparence. Difficile d'expliquer autrement, par exemple, la fameuse imprécation de Nuit de l'enfer : "Assez !... Des erreurs qu'on me souffle, magies, parfums faux, musiques puériles." (12) Cependant, comme l'a expliqué André Guyaux dès 1991 (13), Rimbaud n'aurait pas consacré à ses "chansons" cette espèce d'anthologie commentée qu'est Alchimie du verbe s'il les avait reniées en bloc, forme et fond. Il y a fort à parier que Rimbaud évaluait à sa juste valeur l'exceptionnelle réussite de ces textes dans ce qu'on a appelé, parlant de Verlaine, "la poétique du mineur" et se considérait, en tant que leur créateur, comme "un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui [l'avaient] précédé" (14). Sans doute était-il conscient de la voie nouvelle qu'ouvraient ses "vers mauvais" (15) de 1872, et plus encore leur version radicalisée d'Alchimie du verbe, celle "d'une poésie versifiée non métrique, ou post-métrique" (16). Et probablement ne nourrissait-il pas à leur égard le genre de réticences qu'on sent percer au milieu des éloges, dans Les Poètes maudits :

"Rimbaud vira de bord et travailla (lui !) dans le naïf, le très, et l’exprès trop simple, n’usant plus que d’assonances, de mots vagues, de phrases enfantines ou populaires. Il accomplit ainsi des prodiges de ténuité, de flou vrai, de charmant presque inappréciable à force d’être grêle et fluet.

Elle est retrouvée !
Quoi ? l'éternité.
C'est la mer allée
Avec les soleils.

Mais le poète disparaissait. - Nous entendons parler du poète correct dans le sens un peu spécial du mot."

Comme le dit Steve Murphy dans son article de 2014 (17) : "la palinodie d'Alchimie du verbe ne suppose en rien la dévalorisation des vers inclus". 
 




(18)
Hypothèse exprimée notamment par Michel Murat. Voir : 2013, p.425-426.

 

 


 

 


 

(19) Voir Nakaji 2015, p.98-99.

 

 

 

Mais si la cible visée par Rimbaud ne réside pas dans ses vers de 1872, quelle est-elle ? Car la présence d'éléments d'autocritique et d'une volonté de rupture ne fait malgré tout aucun doute. Il faut beaucoup, beaucoup de bonne volonté pour détecter une forme de fin ouverte dans la formule conclusive du texte : "Je sais aujourd'hui saluer la beauté" (18). À quoi donc, finalement, Rimbaud donne-t-il congé dans Alchimie du verbe ? Sans doute à une certaine image ou conception du poète, celle à laquelle il a adhéré au moment de ses "lettres du voyant"  : prométhéenne ("Donc le poète est vraiment voleur de feu") et/ou faustienne ("le grand maudit, — et le suprême Savant !). Comme son narrateur, il juge désormais cette conception chimérique ("je croyais à tous les enchantements"), prétentieuse ("je me vantais de posséder tous les paysages possibles"), histrionique ("je prenais une expression bouffonne et égarée") et autodestructrice ("Oh! le moucheron[...]"). La critique assumée par Rimbaud, au moment de la Saison, à l'égard de cette "éthique autodestructrice" du "devenir poète" inclut logiquement le rejet du type d'inspiration poétique qui la reflète, celle qui transparaît dans les "chansons" de 1872, sans que ces vers, en eux-mêmes, soient dépréciés. C'est essentiellement l'idéologie véhiculée que visent les sarcasmes de l'auteur.

De là à supposer que Rimbaud a été effectivement conduit par son adhésion à cette conception autodestructrice de l'entreprise poétique jusqu'aux limites de "la folie qu'on enferme", c'est un pas que personnellement j'hésiterais à franchir et, en réalité, nous n'en savons rien. Sur ce plan, je ne suis guère convaincu par l'argument opposé par Yoshikazu Nakaji à Michel Murat et Steve Murphy dans son article de 2015 (19). Le "délire" qui donne son titre au chapitre, dit-il, s'il est "un des fils principaux de la construction narrative" et, à ce titre, lui-même une construction littéraire, voire un cliché du romantisme (cf. citation de Murat supra), a été aussi pour Rimbaud un engagement existentiel clairement proclamé dans la lettre à Demeny de juin 1871, une méthode visant à "dérégler tous les sens", cultiver "toutes les formes [...] de folies", pour libérer l'imagination créatrice. C'est cette "poétique de la folie" qu'il condamne dans Alchimie du verbe comme une "pratique dévastatrice". Et il conclut : "Ainsi, la modalité de l'entreprise poétique engageant la crise psychique était déjà parfaitement dessinée dans les lettres de 1871". Raison de plus, a-t-on envie de lui répondre, pour douter du caractère autobiographique de la crise narrée dans Une saison enfer. Ce schéma de crise "si parfaitement dessiné[e] dans les lettres de 1871" n'avait point besoin, pour se retrouver illustré tel quel dans Alchimie du verbe, d'avoir été préalablement vécu. Rimbaud le connaissait d'avance et on pourrait à la rigueur n'y voir que la répétition en mode rétrospectif d'une théorie connue. Une théorie dont Rimbaud a fait un projet de vie en 1871 mais au sujet de laquelle nous ignorons par quels moyens et jusqu'où il l'a mise en pratique, dans la réalité vécue.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 



 

 

 

 



 


 

(20) L'épithète désigne Steve Murphy, mais d'autres se sentiront visés.

 

(21) Pensons seulement à Voyelles qui est, parmi les poèmes de Rimbaud, l'un des plus beaux et, à la fois, un des plus "fumistes", pour le dire comme Verlaine.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 




 

 

 

 

 

 



(22)
Sauf, bien entendu, quand ils s'érigent eux-mêmes en critiques, rédigeant préfaces et commentaires, auquel cas ils sont légitimement comptables des approches plus ou moins mythifiantes qu'ils assument.


(23)
Cf.
Patrick Née, "Dévotions (Arthur Rimbaud, André Breton, Yves Bonnefoy)", in Poétique du texte offert, textes réunis par Michel Maulpoix, Fontenay-aux-Roses, ENS éd. Fontenay-Saint-Cloud, 1996, p.227-263.

(24) Robert Faurisson, A-t-on lu Rimbaud, Bizarre 21-22, 4e trimestre 1961, chap.XX, p.39.

 

En conséquence de quoi je ne vois pas bien la nécessité des concessions faites par Michel Murat à Yoshikazu Nakaji dans les "notes après-coup" publiées à la suite de l'article de ce dernier. "Nakaji a raison, dit-il, de reprocher à Steve Murphy d'évacuer presque entièrement cette dimension [celle du témoignage personnel] pour en faire la construction d'une image idéal-typique, celle du poète romantique dont le « délire » se trouve critiqué." Et, pour justifier cette palinodie sienne (car, pour le coup, j'ai l'impression que c'en est une) il affirme avec assurance beaucoup de choses qu'en réalité il ne sait pas :

"Cette folie, Rimbaud y a cru ; il l'a mise en œuvre et en a couru les risques dans toutes les dimensions possibles (psychique, éthique, sociale) [...] ces limites de l'esprit et de l'âme, il les a d'abord cherchées, inspectées, tentées, apprises, cultivées — pour reprendre les mots de la lettre du 13 mai 1871. Il en va ainsi, comme l'a bien montré ici même Steinmetz, de l'hallucination, qui est d'abord une expérience sensible, développée et systématisée probablement avec l'aide de psychotropes. [...] il a mis dans son livre, travestie, la totalité de son expérience. Il le fait avec une intensité et une beauté qui déterminent en profondeur l'histoire de sa réception : [...]" (Murat 2015, p.100-102).

Ce qu'on sait, de par leur propre aveu réitéré, c'est que Verlaine et Rimbaud fréquentèrent assidûment les débits de boissons pendant leurs années de compagnonnage, mais pas spécialement pour y puiser l'hallucination créatrice. Si l'on en croit la lettre de Jumphe 72 (l'une des plus belles qu'il nous ait laissées et l'unique où il se décrive à sa table de travail), Rimbaud écrivait d'abord ...

"Maintenant, c'est la nuit que je travaince. De minuit à cinq du matin."

... et se saoulait ensuite :

"À cinq heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. Je rentrais manger, et me couchais à sept heures du matin, quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles."

L'image du "moucheron enivré à la pissotière de l'auberge [...] que dissout un rayon" peut donc être considérée comme un témoignage fidèle du mode de vie du poète pendant ces années-là et, probablement, l'un des éléments véritables d'"autocritique" introduits dans Alchimie du verbe. Elle rappelle le tableau peu ragoûtant de l'ivresse qu'on trouve dans cette même lettre :

"C'est le plus délicat et le plus tremblant des habits, que l'ivresse par la vertu de cette sauge des glaciers, l'absomphe ! Mais pour, après, se coucher dans la merde !".

Comme on peut en juger, on est assez loin, ici, du raisonné dérèglement de tous les sens développé à l'aide des psychotropes qu'allègue Michel Murat. Combien ce dernier a-t-il raison, par contre, d'ajouter lui-même, en conclusion de son évocation de l'expérience rimbaldienne de la folie (ibid. p.102) : "[...]ce qui se dégage souverainement, c'est la légende". En effet !! Mais on n'est pas obligé de le suivre sur ce terrain.

Le risque, selon Murat, dans la remise en cause des légendes du rimbaldisme par "l'historicisme radical" (20), c'est que "toute la réception de Rimbaud, tout son effet sur la poésie du siècle suivant, se trouvent taxés de contresens ou ravalés au rang de mythe" (ibid. p.102). Je ne partage pas cette crainte. Mieux pénétrer ce que Steve Murphy appelle les "stratégies de Rimbaud" n'inhibe pas le plaisir poétique. Au contraire, non seulement la jouissance du texte est intacte mais elle s'augmente du sentiment de complicité qui accompagne celui de comprendre. De même que la perception d'une dimension ironique ou parodique dans tant de textes rimbaldiens n'empêche pas d'en sentir le charme (21), de même, voir ce qu'il y a d'élabaration purement littéraire dans Alchimie du verbe ou, de façon plus générale, dans l'œuvre de Rimbaud, n'empêche pas de comprendre l'attraction que cet auteur a exercée sur tant de poètes et artistes du XXe siècle, l'inspiration qu'a trouvée un Robert Delaunay dans "sorcellerie évocatoire" des voyelles colorées, Valentine Hugo dans le mythe du Voyant, André Breton dans la figure mystérieuse de Léonie Aubois d'Ashby ou Aragon dans le "système" de "l'hallucination simple" pour transformer Paris en "un beau jeu de constructions" (Anicet ou le Panorama, 1921, chap.1 : lire l'extrait pages 11, dernier alinéa, et 12).

   



Le rimbaldisme d'Aragon, de Breton, de Valentine Hugo, de Robert Delaunay, relève-t-il du mythe ? Sans aucun doute ! Mais personne ne leur reprochera de confondre Rimbaud avec sa légende puisque cette image décalée ou transposée, mythique si l'on veut, mystificatrice même parfois, c'est le poète lui-même, en grande partie, qui l'a façonnée. Ces créateurs ne revendiquent d'ailleurs, contrairement au critique ou à l'historien de la littérature, aucune vérité de l'interprétation et, contrairement à ces derniers dont c'est la raison d'être, ils n'ont pas à le faire (22). À l'évidence, Valentine Hugo ne donne pas son portrait du poète (celui de 1933) comme une évocation réaliste mais comme un condensé d'attributs symboliques faisant référence à la poésie (le cygne, la couronne de laurier, l'atmosphère onirique) et aux personnages que Rimbaud a joués dans son œuvre et sa vie (le voyant, le nègre, le fournisseur d'armes pour Ménélik II, dont on peut apercevoir le sceau royal en bas et à droite du tableau). Lorsque Breton, à l'occasion de l'exposition surréaliste de 1947, se propose de mettre l'accent sur "le caractère sacré du message rimbaldien" et, pour ce faire, élève un autel rappelant les totems des cultes païens à "la plus mystérieuse des passantes qui traversent les Illuminations, Léonie Aubois d'Ashby", il verse certes dans une sorte d'ésotérisme gnostique et néo-religieux cautionnant les délires critiques contemporains d'un Gengoux ou d'un Rolland de Renéville. L'affaire entraîna d'ailleurs, dit-on, la rupture avec le surréalisme du jeune Yves Bonnefoy, heurté par cette chosification du sacré (ou sacralisation de l'objet) (23). Mais, à bien considérer l'installation issue de ce projet (voir photo ci-dessous), comme l'a fait remarquer depuis longtemps Robert Faurisson (24), Breton semble avoir mieux compris que beaucoup de critiques le discours érotique caché de Dévotion et mieux perçu le caractère parodique, voire burlesque ou zutique, de son inspiration.

 



Collection André Breton

Léonie Aubois d'Ashby, selon le descriptif fourni par le site mentionné ci-dessous, incarne "la beauté convulsive". On distingue, inscrit à l'envers sur le socle du fétiche phallique à ressort agencé par Breton, le célèbre "Baou" du poème Dévotion ("Baou — l'herbe d'été bourdonnante et puante").

Source : http://www.andrebreton.fr/work/56600100419860

 

Quant à Aragon, il présente ouvertement son pastiche de "l'hallucination simple" rimbaldienne comme un "jeu". La réception de Rimbaud par les artistes et les poètes, au XXe siècle, ne produit pas des "contresens" : consciemment ou pas, elle continue le jeu, voilà tout.

 

 

 


(25)
Le mot "éthique" étant pris non dans un sens étroitement moral, mais pour faire référence aux principes que chacun se fixe dans la conduite de sa vie.

(26) Définition due à Étiemble. Cf. « Sur les "Chansons spirituelles" », dans  Lectures de Rimbaud, Revue de l'Université de Bruxelles, 1/2, 1982. Repris dans : Étiemble, Rimbaud, système solaire ou trou noir?, PUF, p. 20-27, 1984. 

(27) La formule est de Nakaji.

 


 

(28) La formule se trouve dans Adieu.

 

(29) Lettre du 2 novembre 1870
 

 

 

 




(30)
Introduction du poème Ô saisons, ô châteaux ! dans Alchimie du verbe : "Le Bonheur ! Sa dent, douce à la mort m'avertissait au chant du coq, — ad matutinum, au Christus venit, — dans les plus sombres villes."
Allusion à l'hymne des Laudes matutinas (chant de louanges de l'office du matin) :
Nox et tenébræ et núbila,
confúsa mundi et túrbida,
lux intrat, albéscit polus :
Christus venit ; discédite.

(31) Ou encore : à ceux que, dans le brouillon d'Alchimie du verbe, Rimbaud appelle (ironiquement sans doute) "les hommes forts", ceux qui ont assez de force pour gagner leur salut par cette ascèse : "quand pour les hommes forts le Christ vient" (Pléiade 2009, p.286).

(32) Voir l'interprétation qu'en donne Yves Reboul, "Voyelles sans occultisme", Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier, Études rimbaldiennes, 2009, p.223-248 ou le propre dossier de ce site.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


(33)
On pourra se faire une idée de ce que Steve Murphy appelle les traits "corrosifs" et "parodiques" des vers de 1872, notamment ce que cache parfois l'apparente "spiritualité" de ces pièces, en se reportant aux dossiers de ce site (rubrique Anthologie commentée).

 

 

 

 

 

 

 







 

(34) La formule vient de Jeunesse, dans Les llluminations.

 

Alchimie du verbe : anthologie critique ou anthologie parodique ?

Car si nous admettons que nous ne savons pas dans quelle mesure Rimbaud "a cru" à l'éthique du "devenir fou" pour "devenir poète" proclamée en 1871 et jusqu'où il l'a effectivement pratiquée, si nous supposons même une part de pose non dénuée de malice dans cette adhésion revendiquée au romantisme le plus flamboyant, nous devons aussi nous interroger sur la part du jeu, de l'auto-ironie, de la parodie, dans le texte rimbaldien lui-même. La critique assumée par Rimbaud, au moment de la Saison, à l'égard de cette "éthique" (25) se répercute logiquement, nous l'avons vu plus haut, sur la sorte d'inspiration poétique qui la reflète : celle qu'illustrent les "chansons spirituelles" (26) insérées dans Alchimie du verbe. Mais Rimbaud avait déjà laissé entrevoir, dés avant Une saison en enfer, une ironique distance par rapport à la "poétique de la folie" (27), ou, pour en revenir à cet exemple, à l'égard du "moucheron enivré à la pissotière de l'auberge [...] que dissout un rayon" (le vœu de la mort solaire).

J'en donnerai comme illustration le poème de 1872 qui, semble-t-il, a servi de matrice au passage cité au début de cette note, poème que Rimbaud n'a pas reproduit dans Alchimie du verbe, peut-être précisément parce qu'il n'avait rien à lui reprocher. Il s'agit de Patience (Bannières de mai). Certes, comme le fait remarquer, après André Guyaux, Kazuki Hamanaga, Bannières de mai est partiellement intégré à Alchimie du verbe sous la forme des trois paragraphes évoquant le dieu de feu, le général soleil et le moucheron. Ceci paraît fournir une raison suffisante à la non reproduction du poème en tant que tel. Mais on remarquera aussi que cette prosification de Bannières de mai ne concerne que les deux premières strophes de la pièce. Et cette différence est d'une grande conséquence, comme je vais l'expliquer.

Après avoir moqué, dans la première strophe du poème, la célébration conventionnelle et naïve du soleil printanier, c'est-à-dire l'ancestrale patience des "gens qui meurent sur les saisons" (28), Rimbaud prend ses distances avec l'impatiente mort mystique, représentée, dans la strophe 2, par l'envol-ravissement du poète sur le char du général soleil (plus exactement le "char de fortune" de "l'été dramatique"). Il sait illusoire, hélas, cette prise de congé radicale qui relève peut-être de ce qu'Alchimie du verbe appellera "les sophismes de la folie". Il opte donc (strophe troisième et dernière) pour une philosophie à mi-chemin de ces deux extrêmes : la patience pure, l'impatience pure. Il choisit la "liberté libre" (29), dont il sait désormais qu'elle ne préserve pas de "l'infortune". Mais il supplie la Nature de lui réserver, pour assouvir (imparfaitement) sa "faim" et sa "soif", ces "influx de vigueur et de tendresse réelle" (Adieu), ces moments (au moins) d'intensité qui font que la vie mérite d'être vécue. C'est ce qu'il appellera dans l'Adieu d'Une Saison en enfer l'"ardente patience" :

Je veux bien que les saisons m'usent.
À toi, Nature, je me rends ;
Et ma faim et toute ma soif.
Et, s'il te plaît, nourris, abreuve.
Rien de rien ne m'illusionne ;
C'est rire aux parents, qu'au soleil,
Mais moi je ne veux rire à rien ;
Et libre soit cette infortune.

La libre infortune est la réponse lucide et mélancolique que Rimbaud oppose parfois (dans Génie par exemple : le "chant clair des malheurs nouveaux") à "la dent, douce à la mort" du "Bonheur" (30), c'est-à-dire à l'exigence despotique du Bonheur et, notamment, à l'Espérance chrétienne qui rend douce la mort à ceux en qui elle a planté sa dent (31). Il y aurait une thèse à faire sur le goût de Rimbaud pour l'antithèse (le chant clair des malheurs, la dent du Bonheur, douce à la mort, "et libre soit cette infortune"), l'oxymore ("ardente patience") et leur contraire la tautologie ("liberté libre").

Rimbaud n'a donc pas attendu Une saison en enfer pour manifester ironie et distance à l'égard des "élans mystiques"  qui caractérisent les poèmes de 1872 sélectionnés pour Alchimie du verbe, tendance au mysticisme (de style chrétien, parfois, ou païen dans leur variante solaire) que les modifications apportées en 1873 se sont chargées d'aggraver (il faudrait, certes, le démontrer, ce sera pour une autre fois). Ce type d'inspiration n'a d'ailleurs peut-être été pour Rimbaud, et ce, dès les "lettres du voyant", qu'une manière de faire comme, de mimer avec humour, voire de façon parodique (et donc critique) un certain romantisme qu'il appréciait en tant que lecteur, chez ses poètes préférés, mais sans y adhérer tout à fait. Le "sonnet des Voyelles" en serait un bon exemple (32).



Robert Delaunay, Délires. Alchimie du verbe, 1914.

 

Bannières de mai, autre poème de 1872 qui, comme nous l'avons vu plus haut, moquait plaisamment (dans les deux premières strophes) ce type d'inspiration et incluait en son sein (dans la troisième) son propre mouvement de rétractation (sa "palinodie"), tend à confirmer la duplicité constitutive de l'écriture rimbaldienne. Alchimie du verbe serait moins, dans cette perspective, une anthologie critique (autocritique) qu'une "anthologie parodique". C'est la thèse assez convaincante que défend Steve Murphy dans son article de 2014 :

"Il est peut-être inutile aujourd'hui de revenir sur ce que la poésie de 1872 contient précisément de corrosif, sur les traits parodiques d'une grande partie des vers de cette époque, le parodique présentant l'auteur en tant que lecteur et supposant, dans le cas de Rimbaud comme en général, une conscience critique qui n'exclut nullement l'autoparodique. Force est donc de comprendre qu'Alchimie du verbe présente une anthologie parodique : un florilège de textes que Rimbaud considère dignes d'être publiés et qui répondent à des critères en partie volumétriques, qui comportent eux-mêmes des traits parodiques [...]" (Murphy 2014, p.189-190). (33)

Alchimie du verbe : anthologie critique ou anthologie parodique ? Le débat est ouvert, il est intéressant.

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En conclusion, si "palinodie" il y a dans Alchimie du verbe, celle-ci n'est que relative. Nous l'avons vu, Rimbaud n'aurait pas consacré à ses vers de 1872 cette forme d'anthologie qu'est Alchimie du verbe s'il les avait reniés. Ces poèmes, Rimbaud les revendique, mais il les revendique comme autant d'éloquents échantillons de la "parade sauvage". Il les donne comme une illustration de la folie des poètes. Des poètes, tels que le romantisme les concevait, du moins, avec une tendance marquée aux "élans mystiques". Une folie qui le tient, bien entendu, lui aussi, mais vis à vis de laquelle il a toujours montré une dose salutaire d'esprit critique.

Du reste, ainsi qu'il le déclare à Satan dans le prologue de l'œuvre, notre Faust mal repenti sait qu'il récidivera :

"[...] et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné."

Rimbaud le poète ne conclut pas, jamais. L'Adieu qui boucle la Saison sur la perspective d'une entrée triomphale dans les "splendides villes" n'est à l'évidence qu'un impossible adieu à l'utopie et à l'illusion. De même, à la fin du Bateau ivre, comme le montre la merveilleuse image du "bateau frêle comme un papillon de mai", celui qui, disait-il, "lassé des pôles et des zones", "regrett[ait]" les "anciens parapets", poursuit en réalité la chimère d’une régression vers l’enfance, période "plein[e] de tristesse", certes, mais où ses rêves d’évasion étaient encore intacts. Comme l'indique un titre du brouillon de la Saison, la conversion, chez Rimbaud, est toujours une "fausse conversion". Rimbaud le poète ne conclut pas. Rimbaud l'homme, l'"homme de constitution ordinaire" (34), ... ce sera une autre histoire. Comme on sait.

Février 2016                 

 

   
     

 

   

Alchimie du verbe : bibliographie
 

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