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Délires II - Alchimie du verbe : une "palinodie" ?
Note de lecture de quelques articles récents
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Valentine Hugo, huile sur
panneau, décembre 1933.
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"palinodie, s.f. Chez les
anciens, poème dans lequel on rétractait
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Le débat critique sur Une saison en enfer,
qui s'était comme assoupi après les ouvrages majeurs de Pierre Brunel et
Yoshikazu Nakaji en 1987, s'est ranimé progressivement dans les années 2000 (1). Parmi cette masse de
contributions nouvelles, mon attention s'est arrêtée sur une discussion
rebondissant d'un article à l'autre, autour d'un article déjà ancien de
Steve Murphy (1995, repris en 2004). On en trouve les échos les plus récents
chez Michel Murat (2009, 2013, 2015), Kazuki Hamanaga (2014) et Yoshikazu Nakaji
(2015). J'essaie de rendre compte ici de cette discussion, pour l'information du
lecteur et pour le plaisir
immodeste d'y ajouter mon grain de sel. Je me limiterai à la partie du débat
concernant Alchimie du verbe. Brutalement résumé, Une saison en enfer correspond au schéma chrétien du pécheur qui se repent et qui trouve, in extremis, son salut. D'où la question : ce "pécheur", ce héros fourvoyé, repenti et sauvé, qui parle à la première personne dans le livre, est-il, comme tout porte à le croire, Rimbaud lui-même ? N'est-il pas, au moins autant, une construction littéraire, un personnage inventé au service de quelque fable ? Autrement dit : l'œuvre est-elle une fiction, une autobiographie ou un mixte des deux, mais alors dans quelle proportion ? Alchimie du verbe, ce chapitre d'Une saison en enfer où l'on voit un poète faire retour sur son passé, citer certains de ses vers en les critiquant et tirer un bilan d'échec de sa vie, pose avec plus d'intensité encore la même question : l'autocritique du narrateur est-elle aussi celle de l'auteur et, si l'on admet que Rimbaud s'y prend lui-même comme cible, sur quoi, quel(s) aspect(s) de sa vie, quel(s) aspect(s) de son œuvre, cette autocritique porte-t-elle ? Doit-on comprendre Alchimie du verbe comme une palinodie du poète, un reniement par Rimbaud de ses poèmes de l'année 1872, comme certains l'ont dit ? L'annonce d'une bifurcation dans son travail d'écrivain ? L'annonce d'un renoncement à toute ambition littéraire ? Une condamnation de l'Art et de la Poésie en général ? Vaste et difficile sujet ! qu'on n'a pas la prétention, dans cette simple note de lecture, de "traiter" véritablement. Signaler, résumer, répliquer à l'occasion, raisonner un peu à partir des pistes passionnantes ouvertes par les articles cités, cela ne va pas plus loin.
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"Oh ! le moucheron enivré à la pissotière de l'auberge [...]" Une brève séquence de trois
paragraphes offrira un point de départ et, par la suite, une sorte de point
d'ancrage à ma longue et divagante maraude à travers cette série d'articles :
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Dans son article de 2004, Steve Murphy s’appuie sur ce passage pour défendre sa thèse de la « continuité » entre la Saison et les « Derniers vers ». L’argumentation ne va pas de soi et mérite qu’on y regarde de près. L’exégèse traditionnelle, dit Steve Murphy, interprète Alchimie du verbe comme une critique par Rimbaud de ses vers de 1872. D'après cette vulgate, les poèmes cités sont chargés d’illustrer la notion de « délire » énoncée dans le titre (Délires II - Alchimie du verbe), le récit en prose dans lequel ils s’insèrent développant la critique en règle de ces vers « selon la double équivalence vers = délire, prose = raison, que l'on a souvent plaquée sur le texte ». Or, toujours selon Steve Murphy, la séquence concernée ruine une lecture aussi simplificatrice. En effet, le discours enchâssant (la prose) n’y est pas moins exalté que le discours enchâssé (les vers). On peut le montrer, entre autres, par l’analyse des temps verbaux :
« […] comme le montrent les passages en
prose qui entourent la Chanson de la plus haute Tour, Rimbaud s'évertue à
défaire, par le jeu des temps des verbes, l'emprise rassurante du passé simple
et de l'imparfait ; des verbes au présent surgissent pour amoindrir et somme
toute annuler la distance entre un discours exalté du passé et un discours
analytique, serein, du présent. On pourrait se contenter d'y voir des
échantillons de discours indirect libre rendant floue la frontière temporelle
sans l'abolir, mais […] il faut au contraire capter ces étonnants embrayages
temporels et saisir ces moments qui, dans l'optique du livre, représentent des
indices de continuité dans le comportement exalté du Sujet. On ne peut affirmer
que ce soit dans le passé que le locuteur déclare "Oh ! le moucheron enivré à
la pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un
rayon !". […] Ici, la localisation temporelle de l'énoncé demeure équivoque. Les
débordements des poèmes semblaient avoir été endigués dans des murs de prose,
mais ces murs s'avèrent poreux.
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(2) La formule, célèbre parmi les lecteurs de la revue Parade sauvage, vient du poème Vénus Anadyomène. |
Steve Murphy a le mérite d'attirer l'attention sur
un mouvement significatif du texte, une de ces "singularités
qu'il faut voir à la loupe..." (2), point de détail qui paraît mineur mais
qui rejoint, finalement, la problématique générale d'interprétation de l'œuvre, un
impensé de son écriture, peut-être, tel qu'il l'analyse avec finesse :
l'"étonnant embrayage temporel" qui le caractérise. Mais il me
semble qu'il en force quelque peu l'interprétation.
Ma première réserve serait la
suivante : faut-il s’étonner si fort de la porosité des digues séparant
prose et poésie, du "débordement" du poétique sur le prosaïque, autrement dit : de la densité poétique croissante du récit
enchâssant, à cet endroit du texte ? Car c’est bien d’un récit qu’il s’agit et
je ne crois pas que quiconque ait jamais présenté Alchimie du verbe comme
un « discours analytique » (encore moins comme « un discours analytique,
serein »). Même s'il est vrai que le chapitre, dans sa première partie
(neuf premiers paragraphes), expose sur un ton plus objectif, sous le nom
de "folie", un système d'invention poétique qu'on a souvent rapproché des
thèses de la "lettre du voyant", Alchimie du verbe n'est ni un texte théorique, ni
une lettre-manifeste. Il ne peut être
considéré qu'indirectement ou implicitement comme une réflexion de Rimbaud sur
son œuvre. Pour utiliser les mêmes catégories linguistiques que Murphy, je dirai
qu'Alchimie du verbe, même dans sa première partie plus
réflexive, tient davantage du récit que du discours. On peut le compter
au nombre de ces "histoires atroces" auxquelles Rimbaud dit travailler en mai
1873 (lettre à Delahaye dans laquelle Rimbaud demande à son ami
de lui envoyer à Roche "le Faust de Goethe"). Et c'est dans ce cadre d'une
littérature essentiellement narrative qu'il fait usage ici de ces procédés de dramatisation
classiques que sont, à l'intérieur d'un récit, le discours rapporté au style
direct (deuxième alinéa) et l'incidente exclamative, à travers laquelle la
subjectivité du narrateur se laisse libre cours en discours direct (troisième alinéa).
Comme l'indique Guillaume Artous-Bouvet dans son essai L'Hermétique du sujet,
le récit, dans la Saison, "se trouve en quelque sorte disloqué dans son
mouvement propre par des incises discursives qui font systématiquement resurgir
l'instance narrative (la voix au sens genettien) dans le corps de la
narration" (Hermann, 2015, p.147). D'où le double décrochage
temporel, par rapport aux temps verbaux dominants (imparfait/passé simple), des
formes au présent "il reste" et "dissout".
Ces effets stylistiques n'impliquent nullement une confusion,
chez le narrateur, entre le moment de la narration (les événements passés
racontés) et le moment de l'énonciation (de l'écriture). |
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(3) L'expression est de Rimbaud lui-même dans le brouillon d'Alchimie du verbe : "Je hais maintenant les élans mystiques et les bizarreries de style" (4) La formule vient de Murat, 2013, p.424. |
Deuxième
réserve, liée à la précédente : le passage concerné montre-t-il vraiment une
atténuation, voire une disparition, de la charge critique dans la façon qu'a le
narrateur d'envisager sa vie passée ? Par exemple, ne percevons-nous
vraiment aucune distance réprobatrice dans l'exclamation du "locuteur" : "Oh ! le moucheron enivré à la
pissotière de l'auberge, amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon !" ?
Cette réplique triviale de "l'étincelle d'or" d'Éternité ou des "élans
mystiques" (3) vers le soleil des deux alinéas précédents — leitmotiv du "vœu extatique
d'anéantissement" (4) dans l'élément solaire, que l'on trouve
aussi dans un poème de 1872 non repris dans Alchimie du verbe, Bannières de mai — revêt ici une
forme suffisamment dépréciative
pour rétablir aux yeux du lecteur une impression de distance, au cas où le "jeu des temps
des verbes" l'aurait "amoindrie". Certes, l’"étonnant embrayage temporel" dont parle Murphy trahit une empathie persistante du narrateur assagi et repenti avec celui qu'il était encore naguère. Je dis "du narrateur", car il n'est pas encore question de l'auteur, ici, du sujet empirique Arthur Rimbaud, même si ça fait partie à l'évidence de son jeu de laisser supposer qu'auteur et narrateur ne font qu'un. Je dis bien aussi "repenti" car il ne fait aucun doute, dès le prologue sans titre du livre, que le narrateur qui se raconte dans Une saison en enfer est un "repenti", bien qu'il soit assez lucide et facétieux pour laisser espérer à Satan "quelques petites lâchetés en retard". Et ce sera là ma troisième réserve. Steve Murphy finit par interpréter le fameux "embrayage temporel" qu'il décèle dans le texte comme un indice de l'incapacité du narrateur à se défaire de son enfer, incapacité dont l'intérêt qu'il porte encore à ses poèmes, puisqu'il prend soin de les reproduire, est en dernière analyse la meilleure preuve, preuve de "l'impossibilité [pour lui] de quitter le terrain de la littérature". Manifestement, Steve Murphy veut tirer argument du passage pour démontrer que Rimbaud ne renie, dans Alchimie du verbe, ni la littérature en général, ni ses vers de 1872. Murphy, qui n’est pas le dernier à mettre en garde contre tout amalgame entre auteur et narrateur dans la Saison (cf. Murphy, 2004, p.435, par exemple) n’est-il pas en train, ici, de tomber dans ce piège ? Il voit bien le danger, comme le montre sa précaution oratoire entre parenthèses : "tentative d'extériorisation (par un personnage, et non pas, du moins dans un premier stade d'analyse, par l'auteur)". Il voit bien la tentation, à vrai dire inévitable, car il faut bien, à un moment ou à un autre, passer du premier au second stade de l'analyse. Mais le fait-il à bon escient, ici ? Je n'en suis pas sûr. Je ne suis pas sûr, par exemple, que Rimbaud se sente toujours, à l'été 1873, la même fascination tragique que son moucheron ivre pour la mort solaire dans la pissotière ! Plus qu'une manifestation d'empathie du narrateur avec celui qu'il était naguère, je décèlerais plutôt, finalement, dans ce fameux climax lyrique ("Oh ! le moucheron ...") une pointe de commisération, sentiment qui, on voudra bien l'admettre, implique un certain degré de distance critique.
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Michel Murat, dans son supplément de 2013 à L'Art de Rimbaud, propose du passage une analyse apparemment très voisine. Sauf qu'à la différence de Murphy, Murat n'attribue pas l'absence supposée de toute distance réprobatrice à une continuité de sentiments entre moment présent (moment de l'énonciation) et moment passé (moment des événements narrés). Il l'attribue à la suspension du sens critique qui se produit chez le poète au moment de la crise, c'est-à-dire dans le passé, dans ce qu'il analyse comme "la deuxième phase" de la narration de cette crise, où la "crise poétique" évolue en "crise psychique" :
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Malgré l'importante divergence mentionnée, certaines formulations de cette analyse, identiques à celles de Murphy, me paraissent indéfendables : "perte de toute distance critique", "toute distance métapoétique disparaît". La validité de ces appréciations se trouve d'ailleurs remise en cause par Murat lui-même quelques lignes plus loin, quand il aborde la séquence correspondant aux poèmes Faim, Le loup criait, Éternité, p.415-16. Après avoir déclaré qu'il en va de même que dans la séquence précédente (celle de Chanson de la plus haute tour) et montré, par l'analyse des modifications apportées au brouillon, le souci rimbaldien d'éliminer toute notation dépréciative du narrateur à l'égard de ses poèmes ou de son mode de vie passés, il est bien obligé de noter la distance redoublée marquée par une formule comme : "je prenais une expression bouffonne et égarée" :
Preuve que l'intensification émotionnelle du récit enchâssant s'explique plutôt par une intention stylistique (raconter l'histoire "comme si l'expérience était revécue au présent") que par une disparition "de toute distance métapoétique" de la part du narrateur ou de l'auteur. En conclusion, la dimension
critique ne disparaît pas dans cette seconde phase de la narration du "délire".
Elle se fait simplement plus implicite : elle passe moins par la dénonciation
directe, même si celle-ci n'est pas absente ("je prenais une expression
bouffonne et égarée au possible"), et davantage par les connotations du
vocabulaire employé ("je me traînais") et par le choix des images (le
moucheron dans la pissotière). Ne courons pas le risque de sous-estimer la part très réelle de
l'autocritique et de l'auto-ironie, voire du dégoût de soi, dans cette section
d'Une saison en enfer. |
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(5) Tel est aussi le cas, me semble-t-il, de Kazuki Hamanaga. |
Dans ce sens, je suis assez d'accord avec une
critique qu'adresse Yoshikazu Nakaji à l'argumentation de Steve Murphy. Nakaji
partage à 100% l'analyse de Murphy au sujet de l' "étonnant
embrayage temporel" que je contestais ci-dessus, il en célèbre la "vertu [...]
éclairante" (op.cit. p.93) (5). Il partage naturellement avec cet auteur l'idée que "la
prose d'Alchimie du verbe constitue une écriture poétique à part entière"
(Murphy 2004, p.435). Mais il refuse, à juste titre, de dénier à cette prose une fonction de
"commentaire" par rapport aux vers qui y sont insérés.
"Commentaire" dans un sens élargi, non technique. Il ne dit pas "discours
analytique", il ne présente pas Alchimie du verbe comme un traité de
poétique et, dans cette mesure, on peut être d'accord avec lui :
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(6) Michel Murat 2009, p.307.
(8) Le mot vient d'Adieu, le dernier chapitre d'Une saison en enfer. (9) Cf. notamment la lettre de Verlaine à Rimbaud du 12 décembre 1875.
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Alchimie du verbe : autobiographie ou
fiction ? Tout récit de fiction, surtout quand il s'agit d'un récit à la première personne, mais même s'il est rédigé à la troisième, le plus conventionnel "roman-roman" comme disait Blaise Cendrars, suscite la curiosité du lecteur sur la part d'inspiration autobiographique qu'il pourrait receler. Il suffit d'avoir entendu trois interviews d'écrivains à la radio pour l'avoir observé. Aucun n'échappe à la question questionnante : "Est-ce que le personnage Untel, ce n'est pas un peu vous ?", "Il me semble que vous-même vous avez exercé telle profession comme votre personnage ?", etc. Tout auteur le sait d'avance et règle, par ses choix d'écriture, l'étiage de ses indiscrétions et le niveau de curiosité qu'il espère ou accepte d'éveiller chez son lecteur. Rimbaud, rédigeant Une saison en enfer, n'a pas agi autrement et l'on peut poser qu'il a tout fait, notamment dans Alchimie du verbe, pour qu'on attribue à l'auteur la confession désenchantée du narrateur. Les signes d'intelligence y sont distillés de manière à être perçus par le lecteur quelle que soit l'étendue de son information. Les very, very, happy few (une poignée d'amis tout au plus) qui ont eu à connaître du "Sonnet des voyelles" ou des poèmes de 1872 recyclés après transformation dans Alchimie du verbe (essentiellement ceux d'entre eux qu'on peut assimiler à des "chansons") auront sans difficulté perçu le message envoyé : les caractéristiques dénoncées par le narrateur, propension aux élans mystiques, forme bizarre, versification erratique, caractéristiques accentuées par les modifications opérées à l'été 1873, sont précisément celles qu'eux-mêmes désapprouvaient : "Rimbaud, écrit Michel Murat, a sans doute été mis en garde par la réaction de Verlaine, dont nous trouvons la trace dans Les Poètes maudits : disparition du « poète correct », fausse naïveté, régression poétique" (6). Il n'est donc pas étonnant que Verlaine, bien placé pour percevoir cet aspect de l'œuvre, l'ait caractérisée dans Les Poètes maudits comme une "espèce de prodigieuse autobiographie psychologique". Ceux, sensiblement plus nombreux, qui avaient eu vent des aventures sentimentales de l'auteur auront perçu toute la portée de l'allusion : "Ainsi, j'ai aimé un porc". Michel Murat écrit même :
Celui, enfin, qui n'avait aucune connaissance a priori de ce contexte, le lecteur lambda, s'il lui eût été donné de pouvoir lire l'œuvre ce qui, comme on sait, ne s'est pas produit, eût été induit par le choix de la première personne et la définition de cette personne comme un poète à confondre les deux instances du narrateur et de l'auteur. Mais sans doute aussi fût-il resté un peu perplexe, se trouvant sans moyens textuels décisifs de trancher la question. L'auteur, dans ce semblant d'autocritique en règle, offrait-il son propre portrait ? Ciblait-il ses propres productions, des poèmes qu'il aurait publiés ou rédigés lui-même dans le passé ? Avait-il au contraire imaginé camper, en lui donnant la parole, un personnage distinct de lui ? Certes, celui qui dit "je" dans le texte avait toute chance de renvoyer à cet Arthur Rimbaud qui signait le livre, mais ce pouvait être, aussi bien, un héros de fiction : un personnage construit sur le modèle de ces poètes romantiques et saturniens qui prennent volontiers la pose du Voyant, de l'halluciné, du magicien du verbe, amateurs de "correspondances", horizontales et verticales, de jeux avec les consonnes ou de "voyelles colorées" (ces derniers, forts nombreux, comme le montre André Guyaux dans sa note hyper documentée sur le fameux sonnet (7)), sujets aux "vœux extatiques d'anéantissement", auteurs de ballades mélancoliques, de chansons spirituelles et d'ariettes folâtres, dans le style ancien, populaire ou "opéradique", genres poétiques que l'auteur se serait amusé à parodier, non sans génie, pour les besoins de son récit. Quant à nous, lecteurs tardifs qui, grâce à la biographie du très regretté Jean-Jacques Lefrère, connaissons la vie de Rimbaud presque aussi bien que ses poèmes, le caractère autobiographique d'Alchimie du verbe ne nous saute plus autant aux yeux. Prenons par exemple ce que Michel Murat appelle le "voyage à fonction de cure psychique" ("Je dus voyager, etc."). Cette péripétie d'Alchimie du verbe ne rappelle aucune donnée biographique : "Rimbaud est bien allé en Angleterre mais pas sur ordre médical" (Murat 2015 p.101). Indice parmi d'autres que l'argument narratif d'Alchimie du verbe correspond à un "type". Il renvoie à l'image cliché du poète et de son destin propre au XIXe siècle. Le "voyage à fonction de cure psychique" est un épisode célèbre de la jeunesse de Baudelaire. Parmi les héros de la littérature romantique, on pourrait citer le René de Chateaubriand qui se déplace jusqu'en Amérique, chez les indiens Natchez, pour soigner son mal de vivre (le fameux "mal du siècle", alias "vague des passions"). L'adéquation du portrait offert par Alchimie du verbe avec ce que nous savons aujourd'hui de la vie et de la personnalité de Rimbaud est ainsi loin d'être toujours évidente. Il n'est pas avéré que Rimbaud ait été, comme le narrateur-personnage de sa Saison en enfer selon certains exégètes, bourrelé de remords moraux et agité d'inquiétudes métaphysiques. Si, de Verlaine et de lui, pendant leur "combat spirituel" (8), l'un des deux éprouvait un violent sentiment de culpabilité au point d'être fin prêt pour un retour en religion, c'était assurément la Vierge folle plus que l'Époux infernal. C'est du moins ce qui ressort de Vagabonds, dans Les Illuminations, comme de la correspondance de Verlaine (9), et que la suite (la conversion de Sagesse) a confirmé. On ne sache pas non plus que Rimbaud, dit encore Michel Murat, se soit jamais considéré lui-même comme un personnage "délirant", fou de "la folie qu'on enferme" :
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(10) Voir par exemple le chapitre : "Je devins un opéra fabuleux", p.92-95, dans Georges Kliebenstein, Steve Murphy, Rimbaud. Poésies, Une saison en enfer, Atlande, 2009. (11) Voir, pour le "coureur de chemins" : Sensation, Ma Bohème, Enfance IV... ; pour l'"enfant touché par le doigt de la muse" : la lettre à Banville du 24 mai 1870, Les Poètes de sept ans ; pour le "maudit" : la lettre du 15 mai 1871, L'Homme juste ; pour le "voyant" : la même lettre de 1871.
(13) André Guyaux, "Alchimie du verbe", in Duplicités de Rimbaud, Champion Slatkine, 1991, p.31-41.
(14) La formule vient de Vies dans
Les Illuminations
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Alchimie du verbe : les cibles de l'autocritique rimbaldienne. Le narrateur d'Alchimie du verbe est donc en grande partie une construction littéraire, mais cela n'interdit pas de penser que Rimbaud, à travers ce personnage inventé, parle aussi de lui. La chose est habituelle. Rimbaud parle bien certainement de lui dans son œuvre mais presque toujours au travers du mythe. Ce détour, dit Steve Murphy (10), s'explique par le discrédit du "subjectif", de la littérature du moi, de l'épanchement romantique, dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Rimbaud aime notamment à se mouler dans quelque type conventionnel de poète : par exemple le coureur de chemins inspiré (le modèle hugolien du "rêveur", rousseauiste du "promeneur solitaire"), l'"enfant touché par le doigt de la muse", le "maudit", le "voyant", etc. (11). Parmi ces avatars, le personnage du nouvel Icare bientôt "rendu au sol", vaincu d'avance comme tout bon héros romantique par la hauteur démesurée de sa quête, est un des stéréotypes dans lesquels il préfère se projeter. Le Bateau ivre, déjà, est l'histoire d'un chercheur d'Inconnu, d'un conquérant de l'Impossible, fatalement vaincu, et qui se repent. Alchimie du verbe et, de façon plus générale, Une saison en enfer ne racontent rien d'autre. On est encore en plein dans la convention, le readymade mythologique. Sauf qu'au travers de ce schéma préconçu, Rimbaud sait depuis toujours — confer ses "lettres du voyant" — qu'il peut et pourra parler à mots couverts de lui-même, de sa dépravation revendiquée ("Maintenant, je m'encrapule le plus possible"), de sa chute programmée ("Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d'autres horribles travailleurs [...]"), il raconte entre les lignes, voir Le Bateau ivre, son chemin de rébellion personnel et sa déception douloureuse après l'échec de la Commune, et il règle ses comptes, avec son époque ("qui a sombré" comme il le déclare dans Génie), avec les dominants dont il dresse la liste dans la section 5 de Mauvais sang : prêtre, professeur, maître, marchand, magistrat, général, empereur ("vieille démangeaison"), mais aussi avec les dissidents : "saltimbanque, mendiant, artiste, bandit" dont les solutions lui paraissent si chimériques qu'il les place désormais sur le même plan que le "prêtre" (L'Éclair) et qu'il les appelle "les amis de la mort" (Adieu) — et avec Verlaine naturellement (voir en particulier Délires I - Vierge folle. L'Époux infernal). D'où la question : Rimbaud, à travers le récit autocritique du narrateur, exprime-t-il dans Alchimie du verbe sa propre désaffection pour les "espèces de romances" élaborées en symbiose avec Verlaine, pendant leur période de compagnonnage littéraire ? Il ne craint pas, parfois, d'en donner l'apparence. Difficile d'expliquer autrement, par exemple, la fameuse imprécation de Nuit de l'enfer : "Assez !... Des erreurs qu'on me souffle, magies, parfums faux, musiques puériles." (12) Cependant, comme l'a expliqué André Guyaux dès 1991 (13), Rimbaud n'aurait pas consacré à ses "chansons" cette espèce d'anthologie commentée qu'est Alchimie du verbe s'il les avait reniées en bloc, forme et fond. Il y a fort à parier que Rimbaud évaluait à sa juste valeur l'exceptionnelle réussite de ces textes dans ce qu'on a appelé, parlant de Verlaine, "la poétique du mineur" et se considérait, en tant que leur créateur, comme "un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui [l'avaient] précédé" (14). Sans doute était-il conscient de la voie nouvelle qu'ouvraient ses "vers mauvais" (15) de 1872, et plus encore leur version radicalisée d'Alchimie du verbe, celle "d'une poésie versifiée non métrique, ou post-métrique" (16). Et probablement ne nourrissait-il pas à leur égard le genre de réticences qu'on sent percer au milieu des éloges, dans Les Poètes maudits :
Comme le dit Steve Murphy dans son article de 2014 (17) : "la palinodie d'Alchimie
du verbe ne suppose en rien la dévalorisation des vers inclus". |
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(19) Voir Nakaji 2015, p.98-99.
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Mais si la cible visée par Rimbaud ne réside pas dans ses vers de 1872, quelle est-elle ? Car la présence d'éléments d'autocritique et d'une volonté de rupture ne fait malgré tout aucun doute. Il faut beaucoup, beaucoup de bonne volonté pour détecter une forme de fin ouverte dans la formule conclusive du texte : "Je sais aujourd'hui saluer la beauté" (18). À quoi donc, finalement, Rimbaud donne-t-il congé dans Alchimie du verbe ? Sans doute à une certaine image ou conception du poète, celle à laquelle il a adhéré au moment de ses "lettres du voyant" : prométhéenne ("Donc le poète est vraiment voleur de feu") et/ou faustienne ("le grand maudit, — et le suprême Savant !). Comme son narrateur, il juge désormais cette conception chimérique ("je croyais à tous les enchantements"), prétentieuse ("je me vantais de posséder tous les paysages possibles"), histrionique ("je prenais une expression bouffonne et égarée") et autodestructrice ("Oh! le moucheron[...]"). La critique assumée par Rimbaud, au moment de la Saison, à l'égard de cette "éthique autodestructrice" du "devenir poète" inclut logiquement le rejet du type d'inspiration poétique qui la reflète, celle qui transparaît dans les "chansons" de 1872, sans que ces vers, en eux-mêmes, soient dépréciés. C'est essentiellement l'idéologie véhiculée que visent les sarcasmes de l'auteur.
De là à supposer que Rimbaud a été
effectivement conduit par son adhésion à cette conception autodestructrice de
l'entreprise poétique jusqu'aux limites de "la folie qu'on enferme", c'est un pas que
personnellement j'hésiterais à franchir et, en réalité, nous n'en savons rien.
Sur ce plan,
je ne suis guère convaincu par l'argument opposé par Yoshikazu Nakaji à
Michel Murat et Steve Murphy dans son article de 2015 (19). Le "délire" qui donne son titre au chapitre,
dit-il, s'il est "un des
fils principaux de la construction narrative" et, à ce titre, lui-même une construction
littéraire, voire un cliché du romantisme (cf. citation de Murat supra), a été aussi pour Rimbaud un
engagement existentiel clairement proclamé dans la lettre à Demeny de juin 1871, une méthode visant à
"dérégler tous les sens", cultiver "toutes les formes [...] de
folies", pour libérer l'imagination créatrice. C'est cette "poétique de la
folie" qu'il condamne dans Alchimie du verbe comme
une "pratique dévastatrice". Et il conclut : "Ainsi, la modalité de l'entreprise poétique engageant la crise
psychique était déjà parfaitement dessinée dans les lettres de 1871". Raison de
plus, a-t-on envie de lui répondre, pour douter du caractère
autobiographique de la crise narrée dans Une saison enfer. Ce schéma de
crise "si parfaitement dessiné[e] dans les lettres de 1871" n'avait point
besoin, pour se retrouver illustré tel quel dans
Alchimie du verbe, d'avoir été préalablement vécu. Rimbaud le connaissait
d'avance et on pourrait à la rigueur n'y voir que la répétition en mode
rétrospectif d'une théorie
connue. Une théorie dont Rimbaud a fait un projet de vie en 1871 mais
au sujet de laquelle nous ignorons par quels moyens et
jusqu'où il l'a mise en pratique, dans la réalité vécue. |
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(20) L'épithète désigne Steve Murphy, mais d'autres se sentiront visés.
(21) Pensons seulement à Voyelles qui est, parmi les poèmes de Rimbaud, l'un des plus beaux et, à la fois, un des plus "fumistes", pour le dire comme Verlaine.
(24) Robert Faurisson, A-t-on lu Rimbaud, Bizarre 21-22, 4e trimestre 1961, chap.XX, p.39. |
En conséquence de quoi je ne vois pas bien la nécessité des concessions faites par Michel Murat à Yoshikazu Nakaji dans les "notes après-coup" publiées à la suite de l'article de ce dernier. "Nakaji a raison, dit-il, de reprocher à Steve Murphy d'évacuer presque entièrement cette dimension [celle du témoignage personnel] pour en faire la construction d'une image idéal-typique, celle du poète romantique dont le « délire » se trouve critiqué." Et, pour justifier cette palinodie sienne (car, pour le coup, j'ai l'impression que c'en est une) il affirme avec assurance beaucoup de choses qu'en réalité il ne sait pas :
Ce qu'on sait, de par leur propre aveu réitéré, c'est que Verlaine et Rimbaud fréquentèrent assidûment les débits de boissons pendant leurs années de compagnonnage, mais pas spécialement pour y puiser l'hallucination créatrice. Si l'on en croit la lettre de Jumphe 72 (l'une des plus belles qu'il nous ait laissées et l'unique où il se décrive à sa table de travail), Rimbaud écrivait d'abord ...
... et se saoulait ensuite :
L'image du "moucheron enivré à la pissotière de l'auberge [...] que dissout un rayon" peut donc être considérée comme un témoignage fidèle du mode de vie du poète pendant ces années-là et, probablement, l'un des éléments véritables d'"autocritique" introduits dans Alchimie du verbe. Elle rappelle le tableau peu ragoûtant de l'ivresse qu'on trouve dans cette même lettre :
Comme on peut en juger, on est assez loin, ici, du raisonné dérèglement de tous les sens développé à l'aide des psychotropes qu'allègue Michel Murat. Combien ce dernier a-t-il raison, par contre, d'ajouter lui-même, en conclusion de son évocation de l'expérience rimbaldienne de la folie (ibid. p.102) : "[...]ce qui se dégage souverainement, c'est la légende". En effet !! Mais on n'est pas obligé de le suivre sur ce terrain.
Le risque, selon Murat, dans la remise
en cause des légendes du rimbaldisme par "l'historicisme radical" (20),
c'est que "toute la réception de Rimbaud, tout son effet sur la poésie du siècle
suivant, se trouvent taxés de contresens ou ravalés au rang de mythe" (ibid.
p.102). Je ne partage pas cette crainte. Mieux pénétrer ce que Steve Murphy
appelle les "stratégies de Rimbaud" n'inhibe pas le plaisir poétique. Au
contraire, non seulement la jouissance du texte est intacte mais elle s'augmente
du sentiment de complicité qui accompagne celui de comprendre. De même que la
perception d'une dimension ironique ou parodique dans tant de textes rimbaldiens
n'empêche pas d'en sentir le charme (21), de même,
voir ce qu'il y a d'élabaration purement littéraire dans Alchimie du verbe
ou, de façon plus générale, dans l'œuvre de Rimbaud,
n'empêche pas de comprendre l'attraction que cet auteur a exercée sur tant de poètes et artistes du
XXe siècle, l'inspiration qu'a trouvée un
Robert Delaunay dans
"sorcellerie évocatoire"
des voyelles colorées, Valentine Hugo dans le
mythe du Voyant,
André
Breton dans la figure mystérieuse de Léonie Aubois d'Ashby ou
Aragon dans le "système" de "l'hallucination simple" pour transformer Paris en
"un beau jeu de constructions" (Anicet ou le Panorama,
1921, chap.1 :
lire l'extrait pages 11,
dernier alinéa, et 12).
Quant à Aragon, il présente ouvertement son pastiche de "l'hallucination simple" rimbaldienne comme un "jeu". La réception de Rimbaud par les artistes et les poètes, au XXe siècle, ne produit pas des "contresens" : consciemment ou pas, elle continue le jeu, voilà tout.
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(26) Définition due à Étiemble. Cf. « Sur les "Chansons spirituelles" », dans Lectures de Rimbaud, Revue de l'Université de Bruxelles, 1/2, 1982. Repris dans : Étiemble, Rimbaud, système solaire ou trou noir?, PUF, p. 20-27, 1984. (27) La formule est de Nakaji.
(28) La formule se trouve dans Adieu.
(29) Lettre du 2 novembre 1870
(34) La formule vient de Jeunesse, dans Les llluminations. |
Alchimie du verbe : anthologie critique ou anthologie parodique ? Car si nous admettons que nous ne savons pas dans quelle mesure Rimbaud "a cru" à l'éthique du "devenir fou" pour "devenir poète" proclamée en 1871 et jusqu'où il l'a effectivement pratiquée, si nous supposons même une part de pose non dénuée de malice dans cette adhésion revendiquée au romantisme le plus flamboyant, nous devons aussi nous interroger sur la part du jeu, de l'auto-ironie, de la parodie, dans le texte rimbaldien lui-même. La critique assumée par Rimbaud, au moment de la Saison, à l'égard de cette "éthique" (25) se répercute logiquement, nous l'avons vu plus haut, sur la sorte d'inspiration poétique qui la reflète : celle qu'illustrent les "chansons spirituelles" (26) insérées dans Alchimie du verbe. Mais Rimbaud avait déjà laissé entrevoir, dés avant Une saison en enfer, une ironique distance par rapport à la "poétique de la folie" (27), ou, pour en revenir à cet exemple, à l'égard du "moucheron enivré à la pissotière de l'auberge [...] que dissout un rayon" (le vœu de la mort solaire). J'en donnerai comme illustration le poème de 1872 qui, semble-t-il, a servi de matrice au passage cité au début de cette note, poème que Rimbaud n'a pas reproduit dans Alchimie du verbe, peut-être précisément parce qu'il n'avait rien à lui reprocher. Il s'agit de Patience (Bannières de mai). Certes, comme le fait remarquer, après André Guyaux, Kazuki Hamanaga, Bannières de mai est partiellement intégré à Alchimie du verbe sous la forme des trois paragraphes évoquant le dieu de feu, le général soleil et le moucheron. Ceci paraît fournir une raison suffisante à la non reproduction du poème en tant que tel. Mais on remarquera aussi que cette prosification de Bannières de mai ne concerne que les deux premières strophes de la pièce. Et cette différence est d'une grande conséquence, comme je vais l'expliquer. Après avoir moqué, dans la première strophe du poème, la célébration conventionnelle et naïve du soleil printanier, c'est-à-dire l'ancestrale patience des "gens qui meurent sur les saisons" (28), Rimbaud prend ses distances avec l'impatiente mort mystique, représentée, dans la strophe 2, par l'envol-ravissement du poète sur le char du général soleil (plus exactement le "char de fortune" de "l'été dramatique"). Il sait illusoire, hélas, cette prise de congé radicale qui relève peut-être de ce qu'Alchimie du verbe appellera "les sophismes de la folie". Il opte donc (strophe troisième et dernière) pour une philosophie à mi-chemin de ces deux extrêmes : la patience pure, l'impatience pure. Il choisit la "liberté libre" (29), dont il sait désormais qu'elle ne préserve pas de "l'infortune". Mais il supplie la Nature de lui réserver, pour assouvir (imparfaitement) sa "faim" et sa "soif", ces "influx de vigueur et de tendresse réelle" (Adieu), ces moments (au moins) d'intensité qui font que la vie mérite d'être vécue. C'est ce qu'il appellera dans l'Adieu d'Une Saison en enfer l'"ardente patience" :
La libre infortune est la réponse lucide et mélancolique que Rimbaud oppose parfois (dans Génie par exemple : le "chant clair des malheurs nouveaux") à "la dent, douce à la mort" du "Bonheur" (30), c'est-à-dire à l'exigence despotique du Bonheur et, notamment, à l'Espérance chrétienne qui rend douce la mort à ceux en qui elle a planté sa dent (31). Il y aurait une thèse à faire sur le goût de Rimbaud pour l'antithèse (le chant clair des malheurs, la dent du Bonheur, douce à la mort, "et libre soit cette infortune"), l'oxymore ("ardente patience") et leur contraire la tautologie ("liberté libre"). Rimbaud n'a donc pas attendu Une saison en enfer pour manifester ironie et distance à l'égard des "élans mystiques" qui caractérisent les poèmes de 1872 sélectionnés pour Alchimie du verbe, tendance au mysticisme (de style chrétien, parfois, ou païen dans leur variante solaire) que les modifications apportées en 1873 se sont chargées d'aggraver (il faudrait, certes, le démontrer, ce sera pour une autre fois). Ce type d'inspiration n'a d'ailleurs peut-être été pour Rimbaud, et ce, dès les "lettres du voyant", qu'une manière de faire comme, de mimer avec humour, voire de façon parodique (et donc critique) un certain romantisme qu'il appréciait en tant que lecteur, chez ses poètes préférés, mais sans y adhérer tout à fait. Le "sonnet des Voyelles" en serait un bon exemple (32). Robert Delaunay, Délires. Alchimie du verbe, 1914.
Bannières de mai, autre poème de 1872 qui, comme nous l'avons vu plus haut, moquait plaisamment (dans les deux premières strophes) ce type d'inspiration et incluait en son sein (dans la troisième) son propre mouvement de rétractation (sa "palinodie"), tend à confirmer la duplicité constitutive de l'écriture rimbaldienne. Alchimie du verbe serait moins, dans cette perspective, une anthologie critique (autocritique) qu'une "anthologie parodique". C'est la thèse assez convaincante que défend Steve Murphy dans son article de 2014 :
Alchimie du verbe : anthologie critique ou anthologie parodique ? Le débat est ouvert, il est intéressant. * En conclusion, si "palinodie" il y a dans Alchimie du verbe, celle-ci n'est que relative. Nous l'avons vu, Rimbaud n'aurait pas consacré à ses vers de 1872 cette forme d'anthologie qu'est Alchimie du verbe s'il les avait reniés. Ces poèmes, Rimbaud les revendique, mais il les revendique comme autant d'éloquents échantillons de la "parade sauvage". Il les donne comme une illustration de la folie des poètes. Des poètes, tels que le romantisme les concevait, du moins, avec une tendance marquée aux "élans mystiques". Une folie qui le tient, bien entendu, lui aussi, mais vis à vis de laquelle il a toujours montré une dose salutaire d'esprit critique. Du reste, ainsi qu'il le déclare à Satan dans le prologue de l'œuvre, notre Faust mal repenti sait qu'il récidivera :
Rimbaud le poète ne conclut pas, jamais. L'Adieu qui boucle la Saison sur la perspective d'une entrée triomphale dans les "splendides villes" n'est à l'évidence qu'un impossible adieu à l'utopie et à l'illusion. De même, à la fin du Bateau ivre, comme le montre la merveilleuse image du "bateau frêle comme un papillon de mai", celui qui, disait-il, "lassé des pôles et des zones", "regrett[ait]" les "anciens parapets", poursuit en réalité la chimère d’une régression vers l’enfance, période "plein[e] de tristesse", certes, mais où ses rêves d’évasion étaient encore intacts. Comme l'indique un titre du brouillon de la Saison, la conversion, chez Rimbaud, est toujours une "fausse conversion". Rimbaud le poète ne conclut pas. Rimbaud l'homme, l'"homme de constitution ordinaire" (34), ... ce sera une autre histoire. Comme on sait. Février 2016
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