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Documents (espagnol)


      

 

 

 

 

 

Arthur Rimbaud, Obra completa bilingüe, edición a cargo de Mauro Armiño, Atalanta, 2016, 1513 p.


     "Lire de la poésie en traduction, dit le poète japonais dans Paterson, le film de Jim Jarmusch, c'est comme prendre une douche avec un imperméable". Cela, Mauro Armiño le sait mieux que personne. N'empêche, l'édition rimbaldienne bilingue qu'il vient de publier, intégrale, pluriversionnelle et critique (225 pages de notes), représente pour le vaste lectorat ibérique et hispano-américain un moyen d'accès inédit à l'œuvre de Rimbaud. Rien n'existait jusqu'ici qui soit aussi fiable et aussi exhaustif. À titre personnel, l'entreprise m'intéressait surtout pour deux raisons. Éditer Rimbaud est tout un problème et nous sommes encore en attente, en France même, d'une édition véritablement satisfaisante. J'étais donc curieux d'observer les choix opérés par Mauro Armiño qui est un grand connaisseur de la littérature française et un traducteur émérite (Balzac, Proust, etc.). En outre, traduire c'est interpréter. Or, il y a dans l'œuvre de Rimbaud nombre d'écueils, notamment certains passages à double ou triple entente devant lesquels un traducteur, s'il ne trouve pas l'équivalent dans sa langue, est bien obligé de trancher. Et, là aussi, les choix opérés sont tout à fait intéressants à observer.

 

Principes d'édition

   Dans sa "Nota de edición", Mauro Armiño indique qu'il a suivi pour l'essentiel la Pléiade 2009 d'André Guyaux tant en ce qui concerne la présentation séparée des œuvres et de la correspondance que pour la succession des proses dans Les Illuminations. Il écrit :

   "La tendance inaugurée par Jean-Luc Steinmetz en 1989 d'éditer l'œuvre poétique accompagnée des lettres a conduit par la suite divers éditeurs à maintenir le principe d'entremêler la vie et l'œuvre en présentant lettres et poèmes à la date qui est la leur ou en ménageant une division en chapitres de vie et chapitres de poésie. À cette tradition chrono-biographique, qui ne laisse pas d'être intéressante dans une édition critique, j'ai préféré, suivant André Guyaux, la séparation entre la poésie et le témoignage offert par les lettres, tant sur la vie que sur le développement de la poétique rimbaldienne, surtout les lettres de 1870 à 1873, d'un intérêt essentiel pour apprécier cette évolution [...]" (p. CIV).

   Contrairement à André Guyaux, cependant, il place les "compositions en latin" en fin de volume dans les appendices, en même temps que les travaux scolaires, les brouillons d'Une saison en enfer, les documents sur l'affaire de Bruxelles et autres.

   Dans cette même déclaration de principes, Mauro Armiño signale l'insertion dans son appareil critique de notices présentant "les groupes de poèmes (Album zutique, Les Stupra, Les Déserts de l'amour, Proses évangéliques, etc.) et les livres (Une saison en enfer et Illuminations) en les situant dans leur contexte biographique, littéraire ou historique)." Il précise qu'il a souhaité refléter dans ses notes "la diversité des analyses, parfois si opposées qu'elles soulignent l'inintelligibilité rationnelle de nombreux passages rimbaldiens" (p. CVI). Les auteurs de ces analyses sont signalés le plus souvent entre parenthèses, le lecteur pouvant se reporter à la rubrique bibliographique de l'ouvrage pour une plus complète information.
 

La rubrique bibliographique

   Je n'ai le livre en mains que depuis quelques jours mais, à ce premier examen, l'édition procurée par Mauro Armiño démontre une assez bonne connaissance du commentaire rimbaldien en France. Son travail approfondi sur des segments de l'œuvre longtemps tenus pour mineurs comme l'Album zutique et Un cœur sous une soutane révèle un auteur bien informé. Cependant, on remarque en parcourant ses annotations, assez succinctes malgré tout, qu'il se réfère plus souvent à l'appareil critique des grandes éditions courantes (Bernard, Adam, Forestier, Steinmetz, Guyaux) qu'aux publications en revues ou aux recueils d'articles. Un auteur important, comme Bruno Claisse en tant que commentateur des Illuminations, n'est apparemment jamais cité (sauf pour le tome II de l'édition Champion). Les choix d'interprétation de Mauro Armiño paraissent souvent un peu datés. Quand il rend compte des "mains chasseresses de diptères" de Jeanne-Marie (ce n'est qu'un exemple), il préfère citer Antoine Adam que la bien meilleure glose récente d'Yves Reboul fondée sur La Sorcière de Michelet. Même quand il sait qu'une leçon du texte est aujourd'hui radicalement contestée comme "Chinois à bedaines" au vers 72 de L'Homme juste (cf. sa note de la p.1327), il n'hésite pas à l'adopter pour sa traduction : "chinos barrigones", chinois ventrus (p.239).

   Enfin, sa bibliographie générale (p.XCIII-C) est parfois assez surprenante. Elle est divisée en deux sous-rubriques intitulées "Principales études récentes" et "Œuvres citées". La chose peut se concevoir, même si elle entraîne fatalement la répétition de certains titres relevant des deux catégories. Les Matériaux pour lire Rimbaud de Fongaro, par exemple, sont cités deux fois. Ce qui se comprend moins, par contre, dès lors, c'est que les livres de Murphy, largement présents dans les "Œuvres citées", n'apparaissent pas dans les "Principales études récentes", alors que de simples articles comme "Il faut être absolument moderne, un slogan [en moins] pour la modernité" ("en moins" a sauté dans le titre, regrettable coquille) de Meschonnic ou "Les Corbeaux, chef d'œuvre anti-clérical", de Christophe Bataillé (qui n'est pas cité dans la note consacrée à ce poème) y sont répertoriés. Je note aussi que Rimbaud dans son temps d'Yves Reboul est par erreur attribué à Alain Vaillant.


Du principe pluriversionnel dans la présentation des vers de Rimbaud

   Les récentes éditions françaises, celles de Brunel, Murphy, Guyaux, offrent au lecteur, de façon inégalement exhaustive, les différentes versions connues des poèmes de Rimbaud. L'œuvre en vers, sauf exceptions rarissimes, n'a jamais été imprimée sous le contrôle de son auteur et ne nous est parvenue que sous forme de manuscrits plus ou moins dispersés. Les éditeurs successifs ont opéré dans la transcription et la sélection de ces manuscrits, dans leur organisation en recueils, des arbitrages divers et pas toujours pertinents. Il est donc louable qu'on veuille placer sous les yeux du lecteur la totalité du matériau disponible. 

   Certes l’appareil complexe d’une édition pluriversionnelle (songeons que pour Les Effarés nous n’avons pas moins de six versions !) convient mal à des ouvrages destinés au grand public. Mais la recherche de la simplicité, de la maniabilité, si elle se comprend, n’est pas sans générer pour l’éditeur de grandes difficultés. Le choix d’une « meilleure version » est souvent délicat. Le critère traditionnel, le « dernier état du texte contrôlé par l’auteur », n’est pas toujours d’application aisée : outre la difficulté qu’on éprouve à définir la chronologie relative des versions, il arrive, chez Rimbaud, que le dernier état connu d'un poème soit un allographe ou une version imprimée que, pour cette raison, l’on devrait éliminer mais qui peut parfaitement avoir eu pour source un autographe disparu. Par ailleurs, il devient de plus en plus inconcevable, pour certaines pièces, de ne pas reproduire les versions alternatives en notre possession : imagine-t-on une bonne édition rimbaldienne, même destinée au « grand public », qui ne donnerait pas Famille maudite (premier état connu de Mémoire) ? Les éditions critiques universionnelles offrent certes, dans leur appareil de notes, un panorama plus ou moins complet des variantes existantes. Mais ces inventaires deviennent si volumineux, si laborieux à consulter, qu’on en vient à trouver plus légère et maniable, en fin de compte, la solution pluriversionnelle.

   L'éditeur espagnol a donc choisi, à juste titre, le principe pluriversionnel. Mais même un lecteur exigeant comme celui susceptible de consulter une édition bilingue complète de Rimbaud est généralement peu informé des complexités de l'édition rimbaldienne. Il faut donc le guider, dans la compréhension des textes bien sûr, mais, avant cela, dans l'identification des différentes versions proposées. Pour y parvenir, les éditeurs peuvent jouer sur deux claviers : le mode de présentation des textes et les notes.

    En ce qui concerne le mode de présentation des textes, les éditions pluriversionnelles françaises offraient à Mauro Armiño un panorama diversifié.

   La séduisante édition des Œuvres complètes par Pierre Brunel, à la Pochothèque (1999) opte pour une structuration chrono-biographique : « I. Du temps qu’il était écolier ;  II. Les grandes vacances ; III. L’année de la Commune ; IV. Les Poèmes du printemps et de l’été 1872 […] ; VIII. L’adagio des vingt ans […]. » Ainsi présentée — textes et contextes, poèmes et lettres, notices et résumés chronologiques mêlés — l’œuvre poétique de Rimbaud se donne à lire comme un Bildungsroman ou plutôt un Künstlerroman. On y voit un jeune homme découvrir sa vocation de poète, enchaîner au pas de course épreuves et expériences — de vie et d’art — , et s’interroger bientôt sur le destin qu’une telle vocation lui fait.

   Un autre principe organisateur est celui qui consiste, au sein d'une chronologie la plus rigoureuse possible, à segmenter la présentation de l’œuvre un peu à la manière de Pierre Brunel en 1999 mais selon une méthode plus philologique que biographique, en suivant les projets successifs (de création et d’édition) qu’on peut y déceler, tous genres confondus (productions littéraires et travaux scolaires, latin et français, prose narrative et poétique, lettres et vers). C’est dans le tome IV (fac-similés) de l’édition Murphy chez Champion (2002) que ce système est appliqué de la façon la plus méthodique. La trajectoire de Rimbaud est jalonnée d’actes de transmission qui sont autant de gestes plus ou moins explicitement éditoriaux. Il s'agit presque toujours de mises au net soignées, en tout cas de copies destinées à la transmission et non de brouillons. Certaines concernent des manuscrits d’œuvres à part entière, comme Un cœur sous une soutane (manuscrit transmis par Rimbaud à Izambard et par Izambard à la postérité), Les Déserts de l’Amour (dont les manuscrits se sont transmis de compagnon de route à collectionneurs en suivant une filière Forain, Millanvoye, Barthou, Mendel-Mircea) ou les « Proses évangéliques » (dont les manuscrits ont été conservés à l’origine par Verlaine). Certaines, à l’instar du dossier des Illuminations, de celui remis à Demeny en 1870 ou du « Dossier Verlaine » (1871-début 1872), peuvent être considérés, sans crainte de se tromper, comme des projets de recueils poétiques. D’autres — le cycle des Fêtes de la patience donné à Jean Richepin ou les quatre poèmes de mai 1872 remis à Forain (Comédie de la Soif, Bonne pensée du matin, La rivière de Cassis, Larme) — ne furent sans doute dans l’esprit de Rimbaud que des communications pour lecture ou pour conservation, mais elles concernent des pièces liées entre elles par un thème commun et/ou qui témoignent d’un moment de sa création. Certaines, enfin, comme le « second dossier Verlaine », sont des regroupements plus contingents. Les manuscrits de ce « second dossier Verlaine » (c’est-à-dire cet ensemble de vers de 1872 (-1873 ?) qui se retrouveront entre les mains des éditeurs de La Vogue en 1886, mélangés aux proses des Illuminations) sont probablement ceux que Verlaine et Rimbaud gardaient par devers eux dans la période qui a suivi leur départ de Paris, le 7 juillet 1872. À quoi il faut ajouter bien sûr les lettres envoyées à Banville, Izambard ou Demeny qui contiennent souvent un ou plusieurs poèmes. Dans leur diversité, ces groupements anthologiques, lettres, dossiers ou recueils successivement mis en circulation par Rimbaud sont tous des jalons significatifs de sa trajectoire poétique et la présentation du corpus rimbaldien dans le cadre explicite de ces ensembles est, à mon point de vue, la meilleure que puisse souhaiter un lecteur.

   Une troisième option est celle adoptée par André Guyaux dans sa récente Pléiade (2009). Comme nous l'avons vu plus haut, c'est là l'option choisie par l'éditeur espagnol. Le principe en est strictement chronologique, sans subdivisions d’aucune sorte. Comme l'écrit Romain Jalabert dans sa recension du volume d'André Guyaux, « [cette] nouvelle Pléiade laisse au lecteur de soin de trier et de périodiser. »  (Romain Jalabert, « R. au plus près de ses œuvres », 31 mars 1999, http://www.fabula.org/revue/document4975.php). Il est cruel d'obliger ainsi le lecteur à trouver seul son chemin dans le maquis des vestiges rimbaldiens, avec le seul secours des notices et notes.

   Encore faut-il que cet appareil critique soit suffisamment documenté et clair. Or, sur ce plan, je suis curieux de connaître la réaction du lecteur espagnol. La réception initiale dans la presse a été dithyrambique mais qu'en sera-t-il du vrai lecteur, celui qui entendra véritablement exploiter le travail de Mauro Armiño ? Le bouquin, en effet, n'est pas d'un usage facile. Je n'ai pas encore eu le temps de l'explorer dans ses moindres recoins mais j'avoue que, pour le moment, j'ai cherché en vain un exposé général de la méthode suivie dans l'ordre de présentation des différentes versions d'un même texte. Cet ordre n'est manifestement pas chronologique. Si je consulte la note concernant le premier poème pourvu de deux versions concurrentes, Sensation (p. 10-11 / 1259-1260), j'apprends que la version placée en tête est celle du dossier Demeny d'octobre 1871, l'autre provenant de la lettre à Banville du 24 mai 1870. Je pourrais donc en déduire que l'auteur place systématiquement en tête la dernière version connue. Or, tel n'est pas le cas puisque Mauro Armiño qui, en réalité, suit rigoureusement la Pléiade d'André Guyaux, placera parfois en tête, comme ce dernier, non l'ultime version connue mais un état antérieur jugé plus authentique parce que correspondant à un manuscrit autographe (la dernière version connue est en effet parfois un imprimé douteux ou une copie de la main de Verlaine). On peut n'être pas d'accord avec cette méthode mais Guyaux a au moins le mérite de l'exposer avec clarté : cf. sa "Note sur la présente édition" (p.XLV). Où l'éditeur espagnol fournit-il l'information équivalente ? Guyaux, d'ailleurs, n'exige pas du lecteur de se reporter en fin de volume pour connaître le statut et l'origine des différentes versions : il les indique en italiques au bas de chaque texte, ce que ne fait pas son disciple espagnol. Mais revenons à la note sur Sensation : elle ne précise pas non plus, par exemple, pourquoi la version ultime est datée (par Rimbaud, peut-on supposer) de mars 1870 alors que la version antérieure est datée d'avril de la même année. La raison en est simple mais l'absence d'explication sur ce détail tout bête est de nature à perturber, je suppose, un lecteur novice : qui a inscrit ces dates, pourquoi sont-elles différentes, pourquoi sont-elles apparemment contradictoires avec l'ordre connu des versions, etc. Il va sans dire, pour conclure, que Sensation n'est pas la pièce dont l'édition convenable pose le plus de problèmes, ce qui laisse imaginer les maux de tête que ne manqueront pas d'éprouver, dans la suite du volume, les (heureux quand même) possesseurs du Rimbaud de Mauro Armiño.

 

De quelques énigmes rimbaldiennes et des solutions proposées par Mauro Armiño

   Évidemment, je me suis précipité sur Dévotion, objet le plus récent de mes élucubrations. Comment le traducteur espagnol allait-il rendre compte de "— Mais plus alors" ? Les deux mots "plus" et "alors" sont en effet des cas typiques de polysémie génératrice d'ambiguïté. La solution choisie par Armiño est d'autant plus curieuse que, dans ce cas, le castillan lui donnait je crois la possibilité d'une traduction littérale toute simple, herméneutiquement neutre, qu'il signale d'ailleurs dans sa note de la page 1454 : "Pero más entonces". "Entonces", en espagnol, comme "alors" en français, est susceptible de revêtir soit le sens d'un adverbe de temps, soit la valeur logique de "dans ce cas". Mais sans doute le traducteur a-t-il jugé cette solution insuffisamment claire ou trop contradictoire avec l'interprétation la plus répandue chez les commentateurs et éditeurs français, bien représentée par cette paraphrase de Louis Forestier (qu'Armiño cite dans la même note) : "alors, il ne faut plus de dévotion" (Rimbaud, Œuvres complètes, Bouquins. 2004, p.417). Aussi nous propose-t-il carrément :

"Pero no más ahora"

Il a donc opté pour une solution doublement clarificatrice dans son esprit, c'est-à-dire doublement abusive : elle impose la lecture temporelle de "alors" ("ahora" signifie maintenant) et donc exclut l'interprétation qui, selon moi, est la bonne de "dans ce cas" ; elle impose aussi la lecture négative de "plus" et donc exclut la valeur intensive (plus = davantage) qui, selon moi, est la bonne (voir mes notes sur ce texte). Ici, le traducteur ne se contente pas de l'imperméable : il ajoute le parapluie ! 

   Ensuite, j'ai regardé la pièce des Illuminations intitulée Démocratie, pour laquelle j'avais déjà dans le passé, consulté diverses traductions, anglaises, italiennes et espagnoles (voir ma page). Il s'agit du membre de phrase : "la crevaison pour le monde qui va". Mauro Armiño traduit "le monde qui va" par "el mundo que avanza". Une fois encore, c'est une interprétation. Une traduction littérale était-elle impossible ? En tout cas, la traduction supprime l'effet de sens voulu par le poète. "Aller", dans son idée, c'est aller sans but, de façon erratique, le contraire donc d'"avancer" avec la connotation progressiste qui accompagne ce mot en contexte politique. Il est bien possible que Rimbaud se soit souvenu ici de l'emploi de ce verbe par Victor Hugo dans une célèbre tirade d'Hernani :

Oh ! par pitié pour toi, fuis !... Tu me crois peut-être,
Un homme comme sont tous les autres, un être
Intelligent, qui court droit au but qu'il rêva.
Détrompe-toi. Je suis une force qui va !
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres !

Il s'agit pour Rimbaud de dénoncer l'idée que le monde, l'humanité, par le progrès (et notamment ici par la colonisation dont son époque vantait quasi unanimement la valeur civilisatrice), "avance" et c'est pourquoi, en lieu et place de la formule consacrée, il dit qu'il "va". Concernant maintenant le mot "crevaison" ... Sans doute était-il impossible de procéder à une traduction littérale. Le substantif "crevaison" doit s'entendre ici à partir du sens argotique du verbe "crever" en français : "mourir". Littéralement, cela veut donc dire : "la mort pour le monde qui va". Mais que veulent dire les "conscrits du bon vouloir" qui parlent dans ce poème, ces soldats à "la philosophie féroce" dont la mission, nous dit Rimbaud, est de "massacrer les révoltes logiques [...] au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires", quand ils s'écrient : "la mort pour le monde qui va". Disent-ils que le monde, tel qu'il "avance", doit éclater, comme nous l'explique la traduction de Mauro Armiño : "que reviente el mundo que avanza" (qu'éclate le monde qui avance) ? Bizarre, non ? Ils pourraient aussi bien vouloir dire qu'ils sont prêts à crever "pour le monde qui va" ou au contraire qu'ils enragent de crever "pour le monde qui va" ou encore que, dans leur "philosophie féroce" ils sont prêts à crever leurs ennemis, à donner la mort, "pour le monde qui va" (c'est-à-dire à "massacrer les révoltes logiques"). On le voit, la formule rimbaldienne, avec sa tournure nominale, est parfaitement opaque et polysémique ce qui n'est pas le cas de la phrase verbale du traducteur, une fois de plus pris en flagrant délit de surinterprétation.

    Peut-on reprocher à l'éditeur ces transpositions hasardeuses ? Peut-être un peu dans la mesure où il existait des possibilités de traduction littérale ou des solutions ménageant davantage l'ambiguïté volontaire du texte. Mais dans d'autres cas, par exemple quand, dans Mémoire, l'auteur traduit "souci d'eau" par "nenúfar" en détruisant l'ambivalence du mot français "souci" (fleur / sentiment d'inquiétude) et "fils du travail" par "hijos del trabajo" en abandonnant toute allusion possible aux "fils de la Vierge" (hilos de la Virgen), ou quand il supprime toute l'ambiguïté du mot "pavillon" dans Barbare en le traduisant par "bandera" (drapeau), on ne voit pas comment il aurait pu faire autrement. Dans ces derniers cas, d'ailleurs, des notes (p.1389 et 1447) signalent les effets intraduisibles de calembour (par homonymie ou polysémie) ou les hypothèses de sens divergentes que la critique a envisagées pour ces mots.

    Mais il n'en est pas toujours ainsi. Dans Ville, par exemple, la dernière phrase du texte commence par un énigmatique "Aussi comme" qui divise les commentateurs. Certains analysent cette phrase comme une proposition comparative qui ne trouve jamais sa principale ou perçoivent dans cet "aussi comme" une tournure comparative archaïque ("de la même façon"). Cf. Olivier Bivort, « Rimbaud agrammatical » (in L’« Alchimie du verbe » d’Arthur R., éd. Sergio Sacchi, Alexandrie, Edizioni dell’Orso, 1992, p. 39-55). Une meilleure tradition interprétative, me semble-t-il, a été initiée par C.A. Hackett dans son édition des œuvres de Rimbaud à l'Imprimerie Nationale, p.344, 1986. Elle voit dans "comme" un intensif (l'équivalent de "combien"), régissant une phrase exclamative qui omettrait le point d'exclamation final. Mauro Armiño semble opter pour la solution comparative, il traduit : "Igual que, desde mi ventana [...]" (p.587). Je regrette que sa note des p.1434-1435 reste muette sur le problème.

   Ces quelques coups de sonde ciblés, aux résultats trop prévisibles, ne sauraient en tout cas constituer une critique d'ensemble du travail de traduction de Mauro Armiño. D'autant que, d'une part, je ne suis pas juge, mes compétences en langue castillane étant fort limitées, et que, d'autre part, comme dit le poète japonais dans Paterson, le film de Jim Jarmusch, etc., etc.


Le cahier iconographique

   Je ne sais pas vous mais moi, quand j'ouvre pour la première fois un livre offrant en son milieu un substantiel dossier d'images, je commence par les images. C'est bêta, sans doute, mais c'est comme ça. Avis aux éditeurs. Et sur ce point le volume Rimbaud des éditions Atalanta est une catastrophe. Je suppose que Mauro Armiño n'y est pour rien, sauf qu'il aurait dû surveiller sa maison d'édition.

  • La deuxième page du cahier offre comme étant une photographie de "Vitalie Cuif, madre de Arthur" un portrait bien connu d'Isabelle Rimbaud, sœur du poète, datant de 1897.

  • La troisième page consacrée à la fameuse photo des frères Rimbaud vêtus en premiers communiants coupe la partie de l'image où apparaît Frédéric, frère aîné du poète.

  • Quelques pages plus loin, le célèbre croquis de Rimbaud marchant la pipe au bec, intitulé par Verlaine "Arthur Rimbaud juin 1872", est légendé d'une formule laissant à penser que le dessin date de 1872. Il aurait été bon de signaler qu'il n'est apparu pour la première fois qu'en 1895, dans l'édition Vanier des Poésies, et qu'on n'est pas du tout certain qu'il ait été réalisé avant cette date. Verlaine précise d'ailleurs en marge de son son dessin original : "De Mémoire", inscription qui a disparu sur la reproduction donnée ici. L'autre croquis verlainien de l'édition Vanier est daté de décembre 1886.

  • Le tableau d'Arthur alité après le coup de pistolet de Bruxelles, œuvre d'un certain Jeff Rosman, n'est plus dans la collection Henri Matarasso comme indiqué par erreur ici mais dans celle du Musée Rimbaud de Charleville-Mézières.

  • Last but not least, l'image ci-dessous, présentée de manière à ce qu'on la prenne pour une photo authentique, n'est en réalité qu'un montage fait à partir des deux plus célèbres portraits de Rimbaud et Verlaine, canular de provenance inconnue et d'autant plus invérifiable qu'il n'est fait mention nulle part de crédits photographiques dans le volume (sauf en p.VII pour la couverture et les pages de garde). Ou bien alors, c'est que je n'ai pas su les trouver.        

 

Montage photographique abusivement
 légendé : "Rimbaud con Verlaine, ca. 1871"

 

Et, pour finir ... le "Prologue"

   Le volume s'ouvre sur un riche essai introductif de 41 pages intitulé "Prólogo". On y trouve en premier lieu un résumé du destin hors-norme d'Arthur Rimbaud. Non sans une certaine emphase qui eût paru suspecte à Étiemble, Mauro Armiño fait ressortir la concordance entre un comportement sauvagement anti-social, source d'un "scandale constant, jusque dans le cercle des poètes bohèmes" (p.XI) et l'invention d'une poétique révolutionnaire qui "réduit en cendres la poésie parnassienne" (p.XI). Le comble du scandale sera atteint quand, après avoir "détruit, pour l'évolution de sa poésie, l'écriture de l'avant-garde du moment" Rimbaud donnera congé à la littérature, se transformant en cet "homme aux semelles de vent qui, dans l'oubli de tout, se perd en voyages vers l'inconnu, à la fin de 1878 [...]" (p.XV). Suit un récit plus circonstancié de ce qu'on appelle la vie littéraire de Rimbaud permettant à l'auteur de présenter, dans leur rapport avec celle-ci, les étapes successives de l'œuvre.

   L'expérience scolaire, explique Mauro Armiño, imprègne Rimbaud d' "un mélange d'ironie et de réalisme qui va marquer sa poésie" (p.XVI). Ce trait se manifeste notamment dans Un cœur sous une soutane, œuvre trop négligée jusqu'en 1971, mais qui a été réhabilitée par la critique et a connu pas moins de six adaptations théâtrales entre 1977 et 2010 (p.XVII). Les désirs d'évasion, loin du "triste trou" où il il est contraint de vivre, marque avec insistance les premiers poèmes de Rimbaud (ceux, notamment, appartenant à l'ensemble de 22 poèmes dit du "Cahier de Douai"). Corrélativement, se manifeste en lui une "propension à se faire connaître", à se lancer dans la carrière (publications en revues, lettres intéressées à Banville), qui n'empêche pas un souci constant de se démarquer de ses aînés alors même qu'il s'inspire d'eux (Banville, Baudelaire, Hugo, Gautier).

   L'étape suivante commence, selon Armiño (voir p.XXIII et note 17), avec Les Corbeaux, à la fin de 1870 (cette datation des Corbeaux, jadis soutenue par certains spécialistes, est aujourd'hui tenue pour peu vraisemblable, vu l'allusion de ce texte à la Commune de Paris, voir ma page). C'est l'année de la Commune et de la radicalisation du projet poétique tel que théorisé dans les "lettres du voyant". Les poèmes de cette époque traduisent une révolte généralisée "mais sans adhésion à un parti, des idées générales d'émancipation sociale". Cependant, "Rimbaud ne tarde pas à laisser de côté cet engagement direct et politiquement agressif, pour se tourner vers un art nouveau accompagné d'une vie nouvelle, d'un temps nouveau" (p.XXVIII-XXIX). Cette thèse suggérant une dépolitisation accélérée, passée l'année 1871, nous est bien connue. Elle est datée et largement erronée (voir notamment les travaux de Steve Murphy et Yves Reboul).

   Les deux années du "drôle de ménage" ("La extraña pareja", p. XXX à XLII) offrent à l'auteur l'occasion d'un portrait quelque peu à sens unique de Verlaine et Rimbaud au cours de leur compagnonnage amoureux et littéraire. Se référant plus que nécessaire, me semble-t-il, aux Mémoires de ma vie de l'épouse de Verlaine, insistant sur le "caractère revêche et sauvage" de Rimbaud, sur l'"ébriété constante" d'un Verlaine incapable d'assumer ses "devoirs familiaux", parlant d'"opéra bouffe" à propos du premier épisode bruxellois  (juin 1872) et d'"épisode digne d'un feuilleton" à propos du second (juillet 1873), l'auteur donne l'impression d'un certain manque d'empathie à l'égard de nos deux poètes. Disons qu'il insiste beaucoup sur le côté "voyou" de Rimbaud (qui existe, c'est certain) et pas assez peut-être sur les aspects sympathiques, et même émouvants, du personnage, tel qu'il apparaît dans ses textes :  le réfractaire qui sait de quelle vie il ne veut pas mais hésite entre les autres vies possibles, entre les divers "moi" possibles ; le mal aimé qui sait où l'amour lui a manqué mais hésite devant les multiples autres dévotions possibles ; l'adolescent oscillant entre espoirs et angoisse, pris de vertige au seuil des choix décisifs. Le résultat est un résumé insolite d'Une saison en enfer en tant que bilan de la relation entre les deux amis :

"Le sort était jeté pour chacun d'entre eux. Dans le cas de Rimbaud, ces presque deux ans d'amitié avec Verlaine avaient été un enfer dans lequel même le "cher Satan" avait la prunelle trop irritée ; le précepte "changer la vie" consiste à retourner au sang dont il procède, à ses ancêtres gaulois, brûleurs de bêtes, idolâtres [...]. Verlaine n'a pas cette virulence, il se limite à se repentir : en prison, il se reconvertit à la religion [...]" (p.XLI).

Il ne m'avait pas semblé que, pour celui qui dit "je" dans la Saison, "changer la vie" signifiât retourner à l'état de barbare ! "Mauvais sang" n'est pas la conclusion d'Une saison en enfer. Et, même dans "Mauvais sang", l'identité païenne revendiquée ne saurait être réduite à une sauvagerie native complaisamment assumée.

    S'appuyant sur les propos dépréciatifs de Verlaine à l'égard de la production rimbaldienne de l'année 1872 dans Les Poètes maudits ("le poète disparaissait. — Nous entendons parler du poète correct dans le sens un peu spécial du mot") Armiño détecte dans les "vers nouveaux et chansons" une liberté de facture (sur le plan de la poésie) et "un songe de liberté infinie" (sur le plan de la morale) que Verlaine, "attaché à ses vieilles valeurs sociales [...] n'était pas préparé à comprendre" (p. XLIII). Il attribue à cette double incompréhension de 1872 l'origine de la rupture dont Une saison en enfer sera la relation. Bizarrement, d'ailleurs, il observe une "moindre audace formelle" dans les poèmes écrits en dernier, selon lui, cette année-là (en réalité, poèmes non datés que les éditeurs ne placent que par convention à la fin de cette période créative, dans les éditions françaises). Certains d'entre eux sont pourtant les plus irréguliers qu'ait jamais écrits Rimbaud (notamment dans le traitement de l'alexandrin). Cet assagissement montrerait que l'autocritique d'Alchimie du verbe est déjà en train d'opérer ses effets :

"Des poèmes comme Entends comme brame..., Honte,  Qu'est-ce pour nous mon cœur..., Mémoire et Michel et Christine, surtout, donnent malgré tout l'impression, du fait de leur moindre audace formelle, d'être marqués par le ton d'Alchimie du verbe" (p. XLIV-XLV).

Car Alchimie du verbe constitue de la part de Rimbaud, selon Armiño, conformément à une tradition interprétative aujourd'hui battue en brèche dans la critique française, un désaveu plein de moquerie à l'égard de sa poésie récente (p. XLVI). Voir sur ce point mon compte rendu d'articles récents sur Alchimie du verbe.

   Mais le plus contestable dans le tableau que l'éditeur espagnol brosse du parcours poétique de Rimbaud, c'est sa lecture des Illuminations. Le caractère ultérieur des Illuminations par rapport à la Saison en enfer montre selon lui que Claudel s'est trompé en voyant dans cette dernière le combat d'une âme tentée par Satan et secourue victorieusement par la grâce. Une saison en enfer ne saurait être interprétée comme "l'acte de conversion religieuse du voyant révolutionnaire qui s'était cru Dieu" (p.XLIX). Car Les Illuminations, dont le titre doit être interprété dans son sens français,  et non à la manière de Verlaine comme un synonyme de l'anglais coloured plates, "franchit un pas de plus dans la marche et sur le chemin du voyant, qui paraît se transformer en un démiurge capable, comme Yahvé dans la Genèse, de créer la lumière. C'est pourquoi Fénéon situe en tête du livre Après le Déluge, séparé graphiquement par un trait du reste des poèmes ; succédant à la destruction du monde, une nouvelle création, une nouvelle Genèse ; une musique nouvelle, un monde qui renaît au sein du chaos polaire (Barbare)" (XLIX-L).

   Les Illuminations s'inscriraient donc dans le cadre d'un projet faustien continué. Ou luciférien, le poète prétendant s'égaler à Dieu comme le mauvais ange. C'est une sorte d'inversion de l'interprétation chrétienne de Claudel mais qui, au fond, ne s'en éloigne guère, car elle enferme la lecture de l'œuvre dans une problématique religieuse (théologique ou contre-théologique). Cette approche des Illuminations, qui doit sans doute beaucoup au Brunel le moins convaincant (celui de Rimbaud ou l'éclatant désastre), est désuète. Logiquement, elle conduit son partisan au contresens caractérisé quand il veut ramener à elle un poème essentiellement politique comme Démocratie. La "philosophie féroce" des "conscrits du bon vouloir" (conscrits dont la mission, nous dit Rimbaud, est de "massacrer les révoltes logiques [...] au service des plus monstrueuses exploitations industrielles ou militaires") n'est rien d'autre selon Armiño que le travail de destruction du vieux monde (de la "démocratie", ce "paysage immonde") nécessaire au poète pour l'édification de son monde nouveau :

"L'illuminisme social avait placé dans la démocratie son aurore, un "paysage immonde" auquel on appliquera une "philosophie féroce", dans le but "qu'éclate le monde qui avance". La nouvelle création ne laisse pas d'être enthousiasmante et alarmante, stimulante et menaçante" (p.L).

Comme on l'a vu plus haut, "qu'éclate le monde qui avance" est la traduction procurée par l'auteur pour "la crevaison pour le monde qui va". Je renvoie le lecteur aux pages consacrées dans ce site à Démocratie s'il veut se convaincre du caractère farfelu de ce discours interprétatif. 

 

10/01/2017