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Antique (Illuminations, 1873-1875)

 

Panorama critique  La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.
                              
 

Leurs beaux ébats sont grands et gais. Pas de ces crises :
Vapeurs, nerfs. Non, des jeux courageux, puis d’heureux
Bras las autour du cou, pour de moins langoureux
Qu’étroits sommeils à deux, tout coupés de reprises.

Paul Verlaine, Ces passions qu'eux seuls... (Parallèlement)

Antique (le titre)
       Un "antique" est un objet d'art, œuvre d'un artiste de l'antiquité ou œuvre moderne conçue dans un style antique. Les éditeurs et commentateurs récents du poème (André Guyaux, Pierre Brunel, Louis Forestier) rappellent cette définition mais tendent à rejeter, à juste titre, l'idée qu'il pourrait s'agir, dans le texte de Rimbaud, de la description d'un objet de ce type, d'une statue que le poète aurait pu voir dans un musée ou un jardin public. Cette thèse, d'abord soutenue par Ernest Delahaye (op. cit. p.66-67) puis reprise par toute une tradition critique, ne tient pas : le personnage évoqué par le texte ne rappelle aucune oeuvre d'art connue (Brunel, op. cit. p. 138 et 140).
     Par contre, ces critiques maintiennent peu ou prou l'hypothèse que Rimbaud pourrait avoir créé avec ce texte ce que Pierre Brunel appelle "un faux antique" (op. cit. p.144) c'est-à-dire un être imaginaire qui aurait les caractéristiques, et notamment l'immobilité, des dieux sculptés dans le marbre que nous a légués l'Antiquité gréco-latine : "Le poète a rêvé une fois encore 'amours monstres et univers fantastiques'", écrit Pierre Brunel (p.140). Et André Guyaux explique que "Rimbaud réveille, crée, anime un être imaginaire qu'il appelle ou rappelle à la vie" (op. cit. p.105) "comme Pygmalion" (p.85).
     Ces gloses sont ingénieuses et poétiques, mais sont-elles vraiment nécessaires ? La présence d'un corps immobile implique-t-elle l'idée d'une statue ? Ce corps, d'ailleurs, n'est-il pas bien vivant, comme le montrent la mobilité des yeux et des joues, les "crocs" luisants, prêts à mordre (on pense au "faune effaré" de Tête de faune qui "montre ses deux yeux / Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches") ? Est-ce que le désir de voir ce corps s'animer, la mise en mouvement peut-être de ce corps, sur l'injonction de la voix entendue dans le texte, nécessitent vraiment une explication par le rêve ou le surnaturel ? La référence faunesque (le "gracieux fils de Pan") ne pourrait-elle pas caractériser métaphoriquement un être ou un type d'êtres bien réels et tout à fait contemporains ? L'appel au mythe est-il autre chose ici qu'une façon de travestir et/ou de magnifier (André Guyaux parle d'ailleurs de "blason", p.85) la célébration du corps masculin ? Le mot "antique", enfin, doit-il être obligatoirement compris comme un nom, désignant un objet ? Ne s'agit-il pas plutôt d'un adjectif qualificatif, comme "Mystique" et "Métropolitain" (autres titres des Illuminations), désignant une caractéristique de la scène décrite : une scène d'amour à l'antique par exemple ?
Gracieux fils de Pan !
       David Ducoffre (op. cit. p.511), Paul Claes (op. cit. p.9-10) voient ici une allusion à Silène, que les poètes de l'antiquité présentent effectivement parfois comme fils de Pan (ou d'Hermès). Silène est l'archétype du Satyre vieillissant, souvent représenté comme un homme laid et bedonnant, toujours ivre, mais d'une grande qualité d'âme. Il a été, dit-on, le précepteur du dieu Dionysos. Il est aussi, parfois, un symbole du Poète. Virgile met en scène ce personnage dans ce qui passe pour être un des plus beaux chapitres des Bucoliques, la sixième églogue. Le poète raconte comment Silène fut surpris, endormi dans une grotte, par la nymphe Églé et par deux bergers. Ces derniers barbouillent la bouche du satyre de jus de mûres pour se moquer de son ivrognerie et le ligotent dans des guirlandes de fleurs pour l'obliger à chanter le récit de la naissance du monde. Hugo s'inspire fortement de ce classique des études latines lorsqu'il compose Le Satyre, dans La Légende des siècles (1859).

     Cette hypothèse est convaincante. La référence dionysiaque et faunesque, en tout cas, est incontestable (la couronne végétale, les "lies brunes", les "crocs"). Mais Silène n'était guère "gracieux" ! Sauf peut-être pour celui qui le regarderait avec les yeux de l'amour. Or, quelle est la voix que nous entendons dans le texte, sinon celle de l'Amant, aisément reconnaissable au style de romance ou de bergerade ("gracieux", "fleurettes"), aux comparaisons hyperboliques rappelant le "Cantique des cantiques" (les yeux comparés à des "boules précieuses", la poitrine à une "cithare"). Mièvreries feintes, bien sûr, que Rimbaud glisse dans son texte dans un esprit de parodie. 

 

Autour de ton front couronné de fleurettes et de baies tes yeux, des boules précieuses, remuent.
       Cette évocation du front et des yeux est le début d'une description du corps de l'Amant que les critiques ont comparée à un blason. Le regard semble s'y déplacer du haut vers le bas : "L'ordre descendant, écrit Pierre Brunel, est celui d'un blason du corps : front, yeux, joues, bras, cœur, ventre, sexe, cuisse, jambe." (p.146)

     Les compagnons de Bacchus se coiffaient traditionnellement d'une couronne végétale, faite de lierre ou de pampres (voir la représentation du dieu lui-même dans la peinture ou la sculpture). En employant le diminutif "fleurettes", il n'est pas impossible que Rimbaud ironise quelque peu, comme déjà dit ci-dessus. Les "baies" sont les menus fruits des arbustes et des arbrisseaux, comme en portent par exemple le lierre ou le laurier, dont les anciens ceignaient leurs fronts.

     Avec la comparaison des yeux du Silène à des "boules précieuses" commence à se manifester dans le texte le style "Cantique des cantiques" dont j'ai parlé ci-dessus, style caractérisé par une litanie énumérant de haut en bas les parties du corps et les décrivant par des comparaisons précieuses et hyperboliques. Exemple :

  • Mon bien-aimé est blanc et vermeil ;
    il se distingue entre dix mille.
  • Sa tête est de l’or pur ;
    ses boucles sont flottantes,
    noires comme le corbeau.
  • Ses yeux sont comme des colombes au bord des ruisseaux,
    se baignant dans le lait,
    reposant au sein de l’abondance.
  • Ses joues sont comme un parterre d’aromates,
    une couche de plantes odorantes ;
    ses lèvres sont des lis,
    d’où découle la myrrhe.
  • Ses mains sont des anneaux d’or,
    garnis de chrysolithes ;
    son corps est de l’ivoire poli,
    couvert de saphirs ;
  • Ses jambes sont des colonnes de marbre blanc,
    posées sur des bases d’or pur.
    Son aspect est comme le Liban,
    distingué comme les cèdres.
  • Son palais n’est que douceur,
    et toute sa personne est pleine de charme.
    Tel est mon bien-aimé, tel est mon ami,
    filles de Jérusalem !
  •      Le tutoiement de l'amant(e), tel que nous le trouvons dans le texte de Rimbaud,  est aussi une constante du chant d'amour sacré :

  • Que tu es belle, mon amie, que tu es belle !
    Tes yeux sont des colombes,
    derrière ton voile.
    Tes cheveux sont comme un troupeau de chèvres,
    suspendues aux flancs de la montagne de Galaad.
  • Tes dents sont comme un troupeau de brebis tondues,
    qui remontent de l’abreuvoir ;
    toutes portent des jumeaux,
    aucune d’elles n’est stérile.
  • etc.

          Ainsi que l'injonction, lancée au mode impératif, vers l'amant ou l'amante, les suppliant de céder au désir de celui qui parle :

  • Viens, mon bien-aimé, sortons dans les champs,
    demeurons dans les villages !
  • Dès le matin nous irons aux vignes,
    nous verrons si la vigne pousse, si la fleur s’ouvre,
    si les grenadiers fleurissent.
    Là je te donnerai mon amour. [...]
  • Mets-moi comme un sceau sur ton cœur,
    comme un sceau sur ton bras ;
    car l’amour est fort comme la mort, [...]
  • etc.

    Source : Cantique des cantiques (Wikipedia)

         Nous rencontrerons une telle injonction à la fin du texte de Rimbaud avec le verbe à l'impératif : "promène-toi".

         Nous ne connaissons "Antique" (comme tous les autres textes des Illuminations) que par un unique manuscrit. Celui d'"Antique" présente une rature et une surcharge insérée dans l'interligne, comme ci-dessous :

                                                  Antique
     
                       Gracieux fils de Pan ! Autour de ton front
    couronné de fleurettes et de baies tes yeux, des boules

            remuent. Tachées de lies brunes, tes joues se creusent. Tes crocs luisent. 

    précieuses, luisent. Ta poitrine ressemble à une
    cithare, des tintements circulent dans tes bras blonds [...].

    André Guyaux (Poétique du fragment, p.42-43) diagnostique là une erreur de copie. Rimbaud aurait sauté par inadvertance les deux phrases insérées en italique, donnant par distraction au sujet "tes yeux" le prédicat "luisent" (op. cit. 1985, p.42). L'hypothèse d'une addition tardive, après mise au propre du texte, me paraît malgré tout possible. Le verbe "luisent" est nettement plus attendu pour "tes yeux" que le verbe "remuent" et il serait tout à fait envisageable que Rimbaud ait d'abord écrit "tes yeux [...] luisent", déplaçant ensuite ce verbe soit parce qu'il lui semblait convenir mieux pour "les crocs", soit pour appliquer aux "yeux" une idée de mouvement ("remuent") de préférence à l'idée de lumière jugée trop banale.

         Le principal argument d'André Guyaux est qu'on trouve le même phénomène d'anticipation à deux reprises dans une autre "copie" des Illuminations : "Promontoire". Ce critique, toutefois, note une différence. Dans "Promontoire", Rimbaud s'est avisé tout de suite de son erreur, a biffé le ou les mots anticipés, et les a remplacés, à la suite, sur la même ligne, par la version correcte du texte. Dans "Antique", toutefois, "c'est probablement après la copie qu'il s'en est rendu compte" (p.43). D'où l'interligne.

         J'imagine Rimbaud en train de recopier son brouillon : faut-il qu'il soit étourdi pour copier jusqu'au bout son texte avant de se rendre compte qu'il a oublié deux phrases essentielles !

         Ces deux phrases "oubliées" sont essentielles pour de multiples raisons :
    - parce que le texte, comme l'indique Guyaux fort bien, développe une sorte de blason du corps de haut en bas : front > yeux > joue > dents (crocs) > poitrine, etc.
    - parce que la mention des taches de lies brunes est importante pour la caractérisation faunesque du personnage
    - parce que le verbe "remuent" introduit pour la première fois une isotopie du mouvement qui va s'avérer essentielle dans la suite du texte
    - parce que le mot "crocs" introduit pour la première fois une notion d'animalité, voire de monstruosité qui va s'avérer plus loin un des enjeux sémantiques du texte avec le double sexe et les trois jambes du voyageur nocturne.

         Comment, donc, Rimbaud peut-il être assez inconscient des effets de sens et de forme recherchés ou produits, pour recopier son texte en entier sans s'apercevoir de ce manque ? Or, ce qui nous paraît essentiel dans ces phrases, nous qui connaissons le texte, et qui l'est en effet a posteriori, peut très bien être venu à l'esprit de Rimbaud après coup et avoir été introduit dans son texte pour en approfondir la logique, pour y accentuer seulement des effets de sens et de forme qui s'y trouvaient déjà. Un ajout donc, peut-être, plutôt qu'un oubli ?

        

    Tachées de lies brunes, tes joues se creusent.
            Il s'agit donc de la première des deux phrases ajoutées par Rimbaud en surcharge, dans l'interligne.

         Albert Py fait remarquer que le mot "lie" s'emploie habituellement au singulier pour désigner le dépôt formé par les matières en suspension dans le vin. Rimbaud l'emploie au pluriel, sans doute avec le sens de taches de lie de vin (op. cit. p.99).
        
    L'image du visage barbouillé de lie de vin est traditionnellement attachée à la représentation des cérémonies dionysiaques de l'Antiquité. Horace rapporte que Thespis, l'un des premiers auteurs tragiques, faisait réciter ses pièces par des acteurs barbouillés de lie de vin, qu'il promenait sur un chariot découvert. Boileau, dans son Art poétique, reprend le thème :

    Thespis fut le premier qui, barbouillé de lie,
     Promena par les bourgs cette heureuse folie [la tragédie]

    On a rencontré ci-dessus un exemple comparable dans la sixième églogue des Bucoliques de Virgile, où le jus des mûres remplace celui du raisin sur les joues de Silène.

         La plupart des commentateurs rapprochent cette phrase d'"Antique" du second quatrain de Tête de Faune, où l'on remarque la même couleur ("brunie") et la même allusion aux taches de vin sur le visage du faune :

    Un faune effaré montre ses deux yeux
    Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches
    Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux
    Sa lèvre éclate en rires sous les branches.

          Les commentaires sont rares concernant ces joues qui "se creusent". Faut-il y voir simplement l'amorce du jeu de physionomie décrit par la phrase suivante : des fossettes se creusant lorsque la bouche (ou la gueule) s'entrouvre pour montrer ses "crocs" ? Faut-il aller jusqu'à y voir une sorte de métamorphose du gracieux silène initial en un inquiétant satyre au sourire de loup ? En tout cas, voici une seconde notation de vie ou de mouvement qui confirme l'intention que nous avons perçue dans le verbe "remuent", à la clausule de la phrase précédente. La série constituée par les verbes "circulent", "bat", "mouvant", "promène-toi", prolonge cet effet de mouvement dans la suite du texte.

        

    Tes crocs luisent.
          Rapprochant le "fils de Pan" d'"Antique" du "faune" de "Tête de faune", Antoine Fongaro commente : "Les 'dents blanches' du faune deviennent 'tes crocs luisent' pour le 'fils de Pan' ; ce qui accentue l'animalité de celui-ci." (op. cit. p.146).

        "Crocs" appartient au vocabulaire du règne animal. Dans le contexte, il rappelle les traits d'animalité que la mythologie accordait aux compagnons de Dionysos (satyres et silènes) : ils avaient, selon les auteurs et les périodes, des pieds de chèvres ou de boucs, des queues et des oreilles d'équidés. Mais ces traits sont quasiment absents dans ce texte et on doit probablement comprendre les "crocs" de notre fils de Pan comme une image suggérant une physionomie farouche ou truculente, une gueule ouverte et prête à mordre, comme celle du "faune effaré" de Tête de faune qui "mord les fleurs rouges de ses dents blanches."

        Comme nous l'avons déjà noté, il y a là une transfiguration de l'amant en un personnage assez inquiétant, potentiellement monstrueux. Une vision de l'amour qui n'est plus celle de la bergerade mais celle d'un rite cruel et violent.

     

    Ta poitrine ressemble à une cithare, des tintements circulent dans tes bras blonds.
          La cithare était une sorte de grande lyre, dont la forme de trapèze inversé pouvait, en effet, se comparer à celle d'un buste athlétique. Ce genre de comparaisons entre une partie du corps et un élément remarquable pour son charme ou pour sa beauté est fréquent dans les chants d'amour sacrés comme le Cantique des cantiques. Ici, l'image introduit en outre un motif musical qui va être développé dans la proposition juxtaposée : la description du corps comme une sorte d'instrument de musique où les pulsations du sang circulent et résonnent (tintent).

         Albert Py fait remarquer "la correspondance du son et du mouvement dans 'des tintements circulent'" (op. cit. p.99-100). La référence aux battements du coeur, dans la phrase suivante, permet d'affirmer que le mot "circulation" est là pour évoquer le sang et que l'image synesthésique du "tintement" suggère, par son sens comme par la phonétique du mot, les vibrations régulières du cœur.  
         André Guyaux
    a finement commenté la valeur structurante de l'allitération en /t/ qui, reliant la deuxième personne du singulier ("tu", "te", "toi" ...) au mot "tintements", contribue à la métamorphose merveilleuse de l'objet du désir en une sorte de corps musical, vibrant au rythme du cœur ("Ton cœur bat dans ce ventre ou dort le double sexe") :

         "La deuxième personne martèle à coups de "t" l'espace de cette évocation-invocation, elle y résonne comme une allitération qui la dépasse :

         Autour de ton front [...] Tachées [...] tes joues [...] Tes crocs [...] Ta poitrine [...] des tintements [...] dans tes bras [...] Ton cœur [...] toi [...]

    On dirait alors que d'autres mots que les possessifs signifient le même appel et que tout le texte fait écho à l'autorité du fantasme" (op. cit. 1985, p.203).

     

    Ton cœur bat dans ce ventre où dort le double sexe.
           Cette phrase a la structure rythmique d'un alexandrin. "Le rythme s'affermit, écrit André Guyaux, jusqu'à entrer dans un moule rythmique." (op. cit. 1991, p.103). C'est le début d'une série de segments syntaxiques présentant une remarquable régularité rythmique, jusqu'à la fin du texte : 6 - 6 / 6 - 9 (3-3-3) - 6 - 7.

    6 - 6 Ton cœur bat dans ce ventr(e) / où dort le double sex(e).
    6 - 9 (3-3-3) Promène-toi, la nuit, / en mouvant - doucement - cette cuiss(e), /
    6 - 7 cette seconde cuiss(e) / et cette jambe de gauch(e).

    Rimbaud procède de la même façon à la fin de Génie pour soutenir l'intensité oratoire du sommet lyrique du poème.

         Le mot "cœur" a parfois, chez Rimbaud, un sens sexuel. C'est notamment le cas dans Un cœur sous une soutane, Le Châtiment de Tartufe et dans Le Cœur supplicié. Il n'y a pas lieu, par conséquent, d'être trop étonné de l'emplacement de ce cœur, qui bat pourtant un peu bas, dans le ventre du satyre. Mais peut-être s'agit-il seulement d'évoquer les battements du cœur, les pulsations du sang, qui parcourent le corps de haut en bas.

         L'adjectif démonstratif, à partir de cette phrase, remplace l'adjectif possessif devant les noms désignant les parties du corps ("ce ventre", "cette cuisse", "cette seconde cuisse", "cette jambe de gauche"). L'effet produit est celui d'une présence accrue, d'une proximité plus grande entre le personnage décrit et la voix qui semble désormais murmurer à son oreille.

         Il ne sera sans doute pas nécessaire d'expliquer ce qu'est un sexe qui dort. Par contre, l'expression "double sexe" est énigmatique. C'est sur elle que se fondent les partisans de la thèse de l'Hermaphrodite. André Guyaux et Pierre Brunel argumentent longuement cette lecture, je renvoie à leurs deux articles, qui constituent la bibliographie essentielle concernant cette illumination. Mais je me range, personnellement, à la réfutation qu'en ébauche Antoine Fongaro (op. cit. p.146) :

         "Ce 'double sexe' n'implique pas, contrairement à ce qu'écrivent à peu près tous les commentateurs, que le 'gracieux fils de Pan' est un hermaphrodite. Si on en croit Sade, Verlaine, Proust, les journaux, etc., la plupart des homosexuels sont aptes à l'activité et à la passivité. Cf. Ces passions qu'eux seuls... de Verlaine (Parallèlement) :

    Et pour combler leurs vœux, chacun d’eux tour à tour
    Fait l’action suprême, a la parfaite extase,
    — Tantôt la coupe ou la bouche et tantôt le vase —
    Pâmé comme la nuit, fervent comme le jour."

         Le lecteur désireux de bien comprendre "Antique" aura d'ailleurs intérêt à lire (ou relire) entièrement ce poème de Verlaine qui célèbre dans l'homosexualité essentiellement son caractère viril. Aux amours banales, Verlaine oppose les passions homosexuelles : "plus qu’elles et mieux qu’elles héroïques, / Elles se parent de splendeurs d’âme et de sang / Telles qu’au prix d’elles les amours dans le rang / Ne sont que Ris et Jeux ou besoins érotiques." Ce sont les amours des forts et leur passion les comble de plénitude, ajoute-t-il, graveleux : "Comme ce sont les forts et les forts, l’habitude / De la force les rend invaincus au déduit. [...] Leurs beaux ébats sont grands et gais. Pas de ces crises : / Vapeurs, nerfs. Non, des jeux courageux, puis d’heureux / Bras las autour du cou, pour de moins langoureux / Qu’étroits sommeils à deux, tout coupés de reprises." Et il conclut : "Ah ! les pauvres amours banales [...] Peuvent dire ceux-là que sacre le haut Rite".

             

    Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche.
             Le lecteur ressent puissamment la sensualité du texte, en particulier dans cette fin de poème. Ce pouvoir de suggestion se trouve renforcé par le travail de Rimbaud sur les aspects phonétiques (notamment la répétition des sons /ã/ et /wi/) et rythmiques (voir la note précédente) de la langue.
        
    Antoine Raybaud écrit : "Ce texte-ci semble annoncer, d'entrée, son objet : "Gracieux fils de Pan !" Mais il tourne, quittant le plan sémantique, pour jouer de sa trame sonore, issue des termes mêmes de l'annonce, et sur laquelle vont se composer les termes de la fable :

         Gracieux - tes yeux - précieuses - se creusent ;
         fils - luisent - nuit - cuisse - cuisse;
         Pan - ressemble - tintements - ventre - mouvant - doucement - jambe

         Trois suites phoniques font chaîne, après avoir fait leur entrée dans le texte en trois temps, dans l'ordre même de l'annonce, elles se déploient ou se composent, et même modulent (précieuses - creusent - luisent) : la thématique musicale (tintement ; cithare), avant toute légitimité de comparaison ou de référence, figure le travail même du texte qui la dit et qu'elle dit, et, de la sorte, ne se comprend que dans le travail de ce texte, qui la rend possible et la présente" (op. cit., p.13-14). On ne voit guère en quoi ce texte, comme l'affirme le critique, quitterait "le plan sémantique", la première phrase ayant été proférée, si ce n'est en vertu d'une méthode critique "textualiste" (c'est-à-dire exclusivement fondée sur l'analyse du travail du texte, celui-ci étant supposé déployer la trame sonore et évocatoire des mots sans visée référentielle). Mais l'analyse des réseaux phonétiques est pertinente et traduit bien l'impression de musicalité et de suavité lascive produite par le poème.

         Il n'échappera à personne que ce "Promène-toi, la nuit" est une trouvaille de poète. Le verbe "promener" ne désigne, à prosaïquement parler, que le va-et-vient du sexe enfin réveillé mais il suggère superbement la douceur que la voix demande pour cet exercice ("en mouvant doucement cette cuisse"). Quant au complément circonstanciel de temps, il indique d'abord le moment habituel et banal de ces "étroits sommeils à deux, tout coupés de reprise" qu'évoque Verlaine. Cependant, venant après le verbe "se promener" et l'appel au bestiaire fantastique du culte de Dionysos (le "fils de Pan", les "crocs luisants"), la référence à la "nuit" s'enrichit de suggestions romanesques. Ce n'est pas seulement un dormeur qui s'éveille, c'est un fantôme qui se lève, un inquiétant loup-garou rôdant dans les ténèbres, un amant désirable et inquiétant à la fois.

         Antoine Fongaro a montré en s'appuyant sur diverses citations bibliques que le mot "cuisse", comme son équivalent latin "femur", désignent dans certains contextes le membre viril (op. cit. p.141-149).
         Ce même auteur pense que la formule apposée "cette seconde cuisse" désigne aussi le sexe masculin. Quant à la "jambe de gauche", ce serait une nouvelle apposition, la conjonction "et" n'ayant pas ici un sens d'addition. On pourrait comprendre "de gauche" (qui rappelle, si je comprends bien Antoine Fongaro, les formules : "lire de la main gauche", "se marier de la main gauche", "se lever du pied gauche" ...) comme une allusion à la nature illicite, clandestine ou libertine de l'action décrite.
         Il faudrait donc lire quelque chose comme : Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse. Je veux dire : cette seconde cuisse, autre que la cuisse du langage ordinaire. Ou, comme on pourrait dire encore : cette cuisse de gauche.
         Claude Jeancolas ne donne pas la même explication mais comprend à peu près la même chose. Il écrit : "Expression étrange. On peut la rapprocher de 'la jambe, la troisième jambe' selon le Dictionnaire érotique de Delvau (1864) et qui désigne le membre viril." (op. cit. p.340).
         Cette dernière glose paraît être la bonne. Elle a le mérite de la simplicité. J'ajouterais seulement que l'astuce de Rimbaud a été de remplacer une plaisanterie somme toute banale et assez facilement compréhensible par ce que les anglais appellent un "nonsense", c'est-à-dire un trait d'humour absurde. Le lecteur, ayant déjà vu s'agiter deux "cuisses", est amené à supposer que celle "de gauche" faisait forcément déjà partie du lot. Il en conclut que la phrase de l'auteur ne veut strictement rien dire. Ruse enfantine, dira-t-on, mais qui a bien trompé son monde, comme le prouvent les considérations savantes que l'on peut lire ici ou là concernant le "mouvement décomposé" (Steinmetz, op. cit. p.151), "les membres du jeune dieu qui se multiplient" (Guyaux, 1981, p.490), le système de redoublement des membres inférieurs qui correspond à l'être double qu'est l'Hermaphrodite, ce qui fait "quatre membres inférieurs" (Brunel, op. cit. p.146). L'hypothèse d'une allusion au mythe platonicien de l'Androgyne (espèce archaïque d'êtres humains de forme ronde, dotés de quatre bras, quatre jambes et deux sexes de signes opposés, coupés par Zeus en deux moitiés qui depuis cherchent à se réunir) n'est naturellement pas à écarter et on ne saurait reprocher aux commentateurs de signaler ce genre de références intertextuelles. À condition, toutefois, qu'ils ne fassent pas l'impasse sur le sens sexuel évident de la formule.
        
         Il existe un article de Thorsten Greiner, en langue allemande, auquel je n'ai pas eu accès, dont le titre est "La Métamorphose du satyre. Contribution à l'interprétation d'un texte de Rimbaud : 'Antique'". Voici comment l'article est résumé dans le catalogue CAT. INIST du CNRS :

    "L'analyse de la syntaxe, du vocabulaire, du rythme, de la consonance, permettent de dégager la cohérence interne de cette pièce des Illuminations et les différences fondamentales avec deux autres textes de R. traitant du thème du faune : 'Soleil et chair' et 'Tête de faune'. Rupture de l'harmonie qui souligne l'apparition de la menace et de la violence derrière la grâce."

    Cette évaluation de la tonalité du texte me paraît juste. Resterait à se demander quel sens il convient de donner à cet assombrissement de l'approche rimbaldienne dans le domaine de la sexualité. Faut-il y déceler une évolution psychologique liée à une expérience personnelle décevante, en rapprochant "Antique" de textes comme Parade ou Vagabonds ? Faut-il plutôt alléguer un malaise général et d'ailleurs ancien (voir Le Cœur supplicié, poème de 1871) face aux choses du sexe et, en particulier, face à la sodomie (qu'on se rappelle l'allusion amère de Parade aux jeunes gens qu'"on" envoie "prendre du dos en ville") ? Faut-il au contraire constater ici, comme dans le poème de Verlaine cité plus haut, un attrait pour ce que Verlaine appelle les "jeux courageux" des "forts", pour ces amours hors-norme qui "se parent de splendeurs d’âme et de sang", "amours monstres", comme les nomme Rimbaud de son côté dans L'Éclair, dont il célèbrerait les prouesses viriles sans en dissimuler la part d'ombre, mystérieuse, inquiétante ? Difficile de trancher, mais j'opterais plutôt pour la dernière de ces hypothèses. Car ce qui me paraît l'emporter ici, c'est l'évocation sensuelle d'une certaine pratique érotique. Ou, pour reprendre le titre d'une pièce célèbre des Illuminations, l'adhésion émue à une forme particulière de "dévotion".

        

    Février 2009       

     

    Bibliographie
      Rimbaud, Œuvres, éd. Suzanne Bernard, Garnier, 1960, p.488-490, éd. révisée par A.Guyaux, 1981, p.490-492.
      Rimbaud, Illuminations, éd. critique par Albert Py, Droz, 1969, p.99-100.
      Thorstein Greiner, "Die Verwandlung des Satyrs. Zum Verständnis eines Rimbaud-Textes (Antique)", Romanistisches Jahrbuch Berlin, 1979, vol. 30, p. 100-111.
      André Guyaux, Poétique du fragment, Essai sur les Illuminations, À la Baconnière, 1985, p.42-43, 103-105.
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