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LA PARADE DES MASQUES

La présence élocutoire du poète dans l'œuvre de Rimbaud 

 
 « J'ai seul la clé de cette parade sauvage »
A.R, Parade.

« Je suis caché et je ne le suis pas »
  A.R, Nuit de l'enfer.
 

[1] « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative aux mots », Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Variations sur un sujet, Œuvres complètes, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1965, p. 366.

[2] « La puérile utopie de l'école de l'art pour l'art, en excluant la morale, et souvent même la passion, était nécessairement stérile » écrit Baudelaire en 1851 (Pléiade, OC, II, p.26). Mais, dans une lettre de 1858, on le voit revendiquer, par une sorte de pudeur, l'impersonnalité volontaire de son écriture : « J'ai laissé ces pièces sans titres et sans indications claires parce que j'ai horreur de prostituer les choses intimes de famille » (Pléiade, Correspondance, I, p.445). Voir aussi la lettre à Ancelle de 1866 que je cite à la fin de cet article.

     La deuxième moitié du XIXe siècle a vu l’essor d’une « modernité poétique » souvent décrite comme une « crise du lyrisme ». Cette crise, envisagée sous l'angle de l’énonciation, se traduit par une tendance à la « disparition élocutoire du poète »[1]. Les maîtres mots du Parnasse sont l'impersonnalité (refus de la confidence), l'impassibilité (refus de la passion), l'objectivité (choix d'un lyrisme tourné vers le monde extérieur, nourri de savoirs positifs, l'histoire par exemple), la neutralité (refus de l'utilité, de l'Art pour le Progrès cher à Hugo). Baudelaire même, qui pourfendait la doctrine de l'Art pour l'art au début des années cinquante, se rallie progressivement à l'idée d'un lyrisme impersonnel[2]. La poésie fin de siècle, bien qu'en rupture avec le Parnasse, n'en refuse pas moins l'inspiration personnelle au profit du symbolisme métaphysique et de l'onirisme désincarné. 

[3] Hugo Friedrich, Structure de la poésie moderne, L.P. Références, 1999, p.95. L'idée de « déshumanisation » est exposée à la page suivante : « La poésie, elle-même, est déshumanisée. Ne s'adressant à aucun lecteur, restant un pur monologue, ne cherchant pas à séduire, elle semble parler d'une voix qui ne serait portée par aucune personne réelle, surtout lorsque le moi imaginant s'efface et cède la place à un énoncé totalement impersonnel » (ibid., p.96).

     Les anathèmes lancés par les lettres dites du Voyant contre la « poésie subjective », leur dénonciation de la « signification fausse du Moi », leur célébration de la « poésie objective », montrent l'influence sur Rimbaud des antiromantismes des années 1850 (Leconte de Lisle en poésie, Flaubert pour le roman). On a vu dans le célèbre aphorisme « Je est un autre » une volonté de mettre le Moi hors-jeu dans le mécanisme de l’inspiration poétique (tout au moins le Moi conscient, policé, sublimé du romantisme). Hugo Friedrich perçoit même un processus de « déshumanisation » dans la poétique de Rimbaud. Dans ses stratégies d’écriture, il décèle une volonté de chasser le Moi du poème : « Avec Rimbaud, écrit le grand romaniste allemand, s'accomplit la séparation du sujet écrivant et du moi empirique »[3]. On ne saurait pourtant créditer l'auteur de L'Orgie parisienne ou de Credo in unam d'avoir banni de son œuvre, comme Flaubert le préconise dans sa correspondance, l' « éternelle personnalité déclamatoire » (27 mars 1852), ni celui d'Une saison en enfer d'en avoir chassé « l'intime, le personnel, le relatif » (ibid., 26 août 1853). La poésie de Rimbaud, d'ailleurs, reste largement fidèle, dans sa forme, au modèle de l’énonciation lyrique. C'est, en bonne partie, une poésie à la première personne. Mais la théorie littéraire nous a appris à y regarder de plus près. 
[4] « La poésie lyrique s’exprime au nom de l’auteur même », Mme de Staël, De l’Allemagne, I, GF, p.206.

 

[5] Sur cette notion, on lira avec profit le cours en ligne de Laurent Jenny : La Poésie. On y trouvera en outre une bibliographie.

http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements
/methodes/elyrique/elsommar.html

     La poésie lyrique accorde une place prééminente à la première personne du singulier. Dans la conception romantique, ce « je » s’identifie par principe avec l’auteur, dont il est sensé exprimer en toute sincérité et en toute transparence les sentiments[4]. La critique post-romantique, cependant, a mis l’accent sur ce qui distingue le sujet inscrit dans l’énoncé poétique, toujours plus ou moins reconstruit par l'écriture, du « moi empirique ». Elle a proposé d'appeler « sujet lyrique » le « Je » qui parle dans le poème, pour suggérer qu’il ne coïncide pas avec la personne de l’auteur[5]. Elle a montré la propension des poètes modernes à jouer de cet écart, à installer leur liberté créatrice dans cette tension permise entre vérité et fiction. Rimbaud est un bon exemple de cette tendance. Pour qui veut décrire par quels mécanismes un « sujet lyrique » se construit à travers l’écriture, son œuvre fournit un terrain d’observation privilégié.

[6] Yann Mortelette signale ce procédé comme un de ceux que brocarde le Parnassiculet contemporain, recueil satirique, publié en 1867, qui parodiait l'esthétique parnassienne : « Le Parnassiculet parodie les thèmes, les procédés et les formes métriques du Parnasse. « Avatar » se moque de l'impersonnalité parnassienne, qui consiste pour le poète à s'incarner dans des êtres divers » (Yann Mortelette, Histoire du Parnasse, Fayard, 2006, p. 214). On peut lire ce texte, dont l'auteur présumé est Paul Arène, dans la numérisation du Parnassiculet que propose la Bibliothèque de Lisieux : http://www.bmlisieux.com/archives/parnacic.htm

     Rimbaud aime à donner de lui une image mythique et, corrélativement, il gomme ou brouille dans ses poèmes les références biographiques propres à en éclairer le sens. Pourtant, le lecteur rimbaldien parvient à recomposer à partir des textes la figure unifiée d’un « auteur » (car la poésie de Rimbaud n’est « impersonnelle » qu’en apparence), mais c’est en apprenant à reconnaître les traits du poète sous les déguisements les plus divers (figures mythiques et idéalisées de soi-même, personnages identificatoires, auto-allégorisations ou « avatars du moi »[6]) et à travers les modalités d’énonciation les plus sophistiquées (effets de polyphonie, effets d’ironie, subtils changements d’énonciateur au sein d’un même texte, jeux savants avec le « je », le « tu », le « nous », le « vous », les déictiques, les tirets, les guillemets et toutes les ressources de la grammaire de l’énonciation).

Un "moi" façonné par l'écriture  

     Si l’on relevait les caractéristiques des « sujets » désignés par un « je » dans les poèmes de 1870 (« Sensation », « Soleil et chair », « À la musique », « Au Cabaret-Vert », « Ma Bohême », « Rêvé pour l'hiver » etc.) on aurait tôt fait d’établir un profil correspondant à ce que nous savons du sujet biographique Arthur Rimbaud. Un profil conforme, par exemple, à ce que le poète dit de lui-même dans les lettres destinées à ses premiers lecteurs, Izambard, Demeny, Banville : désir d’évasion, montée de sève printanière, amour passionné pour la Muse et la « liberté libre » … L’utilisation d’un matériau biographique est donc incontestable (il en sera d’ailleurs de même jusque dans Une saison en enfer et les Illuminations, avec les allusions qu’on peut y trouver à la vie commune avec Verlaine, notamment).   

 

 

 

 

 

[7] Steve Murphy, dans un article récent, livre quelques réflexions intéressantes sur cette lettre à Banville de 1870, en tentant d'en tirer des conclusions pour l'analyse de la thématique de l'enfance, chez Rimbaud ("Logiques du Bateau ivre", Littératures n° 54 : Rimbaud dans le texte, Presses universitaires du Mirail, 2006, p.82-83) : "On sait comment il a pu jouer sur son âge dans les lettres à Banville, d'une manière si naïve que l'on ne peut qu'y reconnaître une feinte sardonique [...] Dans sa lettre de 1870, nous apprend une note, Rimbaud barre si visiblement "presque" avant "dix-sept ans" que Banville n'a pu qu'être frappé par la modification".
   Il n'y a, dans cette imposture qui se laisse deviner en feignant de se cacher, qu'une contradiction apparente. Sans doute Rimbaud ressentait-il le besoin de se vieillir pour revendiquer avec plus de poids auprès de Banville une place parmi les Parnassiens. Il était probablement anxieux, nous dit Murphy, de l'impression que pouvait donner son allure d'enfant (enfant que Rimbaud "a conscience d'être toujours, physiquement, mais non pas intellectuellement", en 1871, au moment du Bateau ivre). Sans doute fallait-il encore, de son point de vue, tenter d'accorder sa biographie à la maturité, politique et érotique, de ses textes. Mais, d'un autre côté, il s'agissait pour lui, en dévoilant son extrême jeunesse, de pouvoir jouer sur sa précocité extraordinaire (dont il était bien conscient). "D'où un discours, poursuit Murphy en faisant allusion entre autres au Bateau ivre, qui fait miroiter devant les Parnassiens des abîmes de perversité (des "corruptions inouïes" dira Valade), mais aussi une capacité rhétorique et formelle déconcertante [pour un auteur qui, selon le même Valade, avait encore la figure d'un enfant de treize ans]." 
   Le même paradoxe se décèle dans le thème de l'enfance, si constant dans l'œuvre de Rimbaud : le sujet lyrique ne cesse d'y être présenté comme un "enfant" dont les poèmes épousent partiellement la vision des choses  mais c'est pour mieux s'en désolidariser "par une sorte de mimesis du vieillissement qui confère au sujet une maturité, une expérience (de la mer, de la vie) que Rimbaud ne possède que par l'esprit et l'imagination". Il me semble que cette "mimesis du vieillissement" dont parle Steve Murphy à propos du Bateau ivre rend bien compte aussi de ce qui se joue autour du thème de l'enfance dans le "Rimbaud tardif" des Illuminations. Avec des différences, bien sûr, tenant au fait que ce "vieillissement" (dont la désillusion, autre leitmotiv, est un des stigmates) est réellement à l'œuvre dans l'expérience vécue, à ce stade là de son parcours poétique.
   Qu'on me permette, incidemment, de regretter que Steve Murphy se croie obligé (signe des temps) d'introduire ces considérations lumineuses en présentant ses excuses concernant la méthode psychologiste "et sans doute beuvienne" qu'on ne manquera pas de leur reprocher ! 

 

    Pour autant, on voit bien ce qui distingue cette figure de jeune homme élaborée par le travail poétique de ce qu’aurait pu être, de la part du même auteur, une démarche de type autobiographique. Le poète supprime toute allusion, ou presque, à des circonstances précises, et surtout il isole et met en valeur quelques traits bien particuliers dont on peut se demander s’ils correspondent à une réalité objective ou s'ils ne représentent pas plutôt un type (l’éternel adolescent) et une identité convoitée. On a noté comment Rimbaud, qui n’a encore que quinze ans, a tendance à se vieillir (il prétend avoir 17 ans dans la lettre à Banville), à se donner de faux airs de maturité, à s'inventer (probablement) des intrigues amoureuses, à se portraiturer en va-nu-pieds, en coureur de chemins...[7] Bref, il fabrique son image tout autant qu’il la dévoile. Ce rôle de l’imagination dans la constitution du sujet énonçant le poème, Rimbaud le confesse lui-même dans l’un des textes des Illuminations : « Enfance IV », où l’on voit le poète endosser successivement plusieurs personnalités imaginaires en se demandant quelle est celle qui lui convient le mieux.

     « Ma Bohême », qui évoque les fugues de l'automne 1870, occupe une place à part dans les premières poésies de Rimbaud. Cette pièce justement célèbre semble représenter le moment où le jeune poète prend conscience des virtualités mythiques de son expérience récente et commence à construire délibérément sa propre légende. Rimbaud s'y peint comme un enfant-vagabond, un troubadour en guenilles, un "clochard céleste" selon l'expression de Jack Kerouac, auteur américain de la « Beat Generation ». Il ébauche en peu de mots toute une thématique que l'on retrouve dans l'œuvre entière : la révolte, l'attrait du voyage, le choix de la pauvreté, l'enfance orpheline, la mère-nature, les amours inventées, la métamorphose magique du quotidien, la poésie comme projet de vie, comme projet pour changer la vie

     Plusieurs années plus tard, dans « Enfance IV », Rimbaud retournera vers cette naissance symbolique de « Ma Bohême » pour valider a posteriori l'image qu'elle a façonnée de lui et qui, désormais, est devenue lui : « Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l'allée dont le front touche le ciel. »     

     Entre temps, cette image mythique de soi aura été soumise à un traitement dramatique, avec les motifs récurrents de l'échec devant l'absolu, du désenchantement après l'extase, de l'adieu au monde et à la poésie même. Au terme d'une rude initiation, l'enfant-poète sera devenu le Voyant "rendu au sol", l'artiste désabusé sur le compte de son art, évolution sans aucun doute conforme à l'expérience vécue du jeune homme mais stylisée, systématisée. 

     Rimbaud est le Poète en proie à la désillusion comme Mallarmé, par exemple, est le Poète de l'impuissance ou Baudelaire celui de la déchéance (sous le double joug de l'Ennui et du Péché). Cette identité en partie fabriquée, double lyrique de l'auteur, est l'outil dont chacun d'entre eux eut besoin pour faire de sa vie un destin, noué autour d'une tragédie intime, digne sujet de poésie. Elle fut leur moyen d'accéder à la stature du Poète maudit, figure imposée des grands lyriques de ce temps.       

   

Le lyrisme à la troisième personne

     On peut donc dire du « je » rimbaldien qu'il est souvent bien proche d'un « il », un personnage au sens quasi-romanesque du terme. Aussi n’est-il pas étonnant de voir l'auteur, parfois, poursuivre sa quête de soi à travers la troisième personne. Certains textes mettent en scène des personnages fictifs qui semblent incarner tel ou tel aspect de sa personnalité, en les isolant et les mettant en valeur : l'Enfant, le Prince, l'Époux infernal... Rimbaud se projette souvent dans la figure archétypale de « l’enfant » : l’enfant rêveur et sensuel (« Les Chercheuses de poux » , « Aube ») ; l’enfant-poète, révolté, habité par un désir d'évasion (« Après le Déluge », « Les Poètes de sept ans ») ; « l'enfant gêneur » de « Honte » (figure de l'adolescent en souffrance). Le « Prince » de « Conte » propose une image humoristique, burlesque presque, du sentiment de toute puissance propre à l'enfant ou à l'individu immature. À travers « l’Époux infernal » de « Délires I » (Une saison en enfer), Rimbaud tente de se voir dans le regard plein d'incompréhension de l'Autre (la « Vierge folle », c'est à dire Verlaine), et se peint en « Satan adolescent » (selon la formule de Verlaine dans « Crimen Amoris »).

[8] Steve Murphy, « Logiques du Bateau ivre », Littératures n° 54 : Rimbaud dans le texte, Presses universitaires du Mirail, 2006, p.40.

     C'est même sous ce masque de la troisième personne que Rimbaud parle le plus librement, le plus intimement de lui, ainsi que le remarque Steve Murphy : « Dans sa production de 1870, et davantage encore en 1871, les poèmes à la première personne sont le plus souvent assez légers ou bien pourvu d'un je plus ou moins dépersonnalisé tandis que les poèmes qui portent le plus à conséquence dans la représentation de ce que le poète voudrait exprimer et analyser de sa vie psychique la plus intime, comme « Les Poètes de sept ans » ou « Les Premières Communions », se font à la troisième personne, avec des personnages permettant d'extérioriser les préoccupations subjectives, de les conférer à des « répondants allégoriques du poète » (J. Starobinski) que l'on ne peut simplement prendre pour des évocations autobiographiques directes. »[8]

      La distance qu'autorise ce procédé répond tantôt à un souci de pudeur, tantôt à une intention ironique. Pudeur : lorsque Rimbaud, se conformant au goût du jour pour l'impersonnalité, exploite le détour de la troisième personne pour se livrer, sans paraître tomber dans les vices de la poésie subjective. Seule une telle retenue peut encore permettre au poète de son temps de toucher un public lassé, comme il l'est lui-même, des excès de l'émotivité romantique. Ironie : lorsque la « disparition élocutoire du poète » ouvre la voie à un jugement critique de l'auteur sur lui-même, comme c'est le cas dans plusieurs des exemples mentionnés : « Honte », « Conte », « Délires I ».    

     Dans « Honte », Rimbaud parle de lui avec une telle sévérité de jugement qu'il donne véritablement l'impression de parler d'un autre. C'est au point que des commentateurs se sont crus obligés de supposer un énonciateur virtuel distinct de l'auteur : Verlaine ou Madame Rimbaud, peut-être. Mais une telle sophistication interprétative n'apparaît pas nécessaire quand on se rappelle « Mauvais sang » dans Une saison en enfer, œuvre pourtant présentée implicitement comme une autobiographie sui generis, où l'auteur-narrateur se présente lui-même comme un personnage déprécié et haï.

     « Aube » pourrait être considéré comme une variante, plus légère et ludique, du genre d'effets auto-ironiques qu'autorise l'usage de la troisième personne. Car il s'agit d'un récit conduit à la première personne jusqu'au dénouement  qui est une chute, et même un échec , moment choisi par l'auteur pour faire surgir derrière le « je » un héros à la troisième personne : « l'enfant ». Ce pas en arrière du narrateur mime la dissipation de l'illusion lyrique. Il constitue une variante particulièrement symptomatique de ces baisser de rideaux que Rimbaud affectionne, effets de clôture lui permettant de marquer une distance ironique du « sujet de l'énonciation » (l'auteur) à l'égard du « sujet de l'énoncé » : le contemplateur, le rêveur, le naïf, l'enfant, le poète (voir aussi, par exemple, Les Ponts). Mutatis mutandis, il rappelle aussi ces poèmes de Rimbaud où le dénouement fait soudain apparaître au sein de la rêverie le rêveur lui-même en train de rêver, autrement dit le sujet qui jusque là était absent : "l'enfant plein de tristesse" lâchant son "bateau frêle" à la fin du "Bateau ivre", le "je" enchaîné avec son "canot immobile" à la fin de "Mémoire", procédés de dédoublement et de mise en abîme par lesquels l'auteur se met en scène et se regarde lui-même, avec compassion ou ironie.

 

 

Représentations allégoriques du "moi"

     Une autre façon de se regarder à distance et de se poser comme un objet consiste à donner à des figures allégoriques la place du sujet lyrique (s’exprimant, donc, à la première personne : c'est ce qui les distingue des exemples précédents). Une idée (la révolte, l'émancipation, la malédiction, l'errance, la misère, etc.) s'incarne dans une chose ou un personnage qui la représente. Ainsi, le « bateau » du « Bateau ivre », le vagabond de « Vagabonds », ou ces hyperboliques figures du malheur que sont « le Maudit » (dans « L’Homme juste »), « le damné » (dans Une saison en enfer). On reconnaît aisément l'auteur derrière ces répondants allégoriques : « Je suis caché et je ne le suis pas », dit Rimbaud lui-même dans « Nuit de l'enfer ». D'autres poèmes, plus énigmatiques, comme « Le Cœur supplicié », « Ouvriers », donnent la parole à des personnages que certains indices empêchent d’identifier avec l’auteur mais qui semblent bien le peindre sous un angle particulier, dont ils assurent la figuration symbolique.   

[9] « Je voillage vertigineusement », billet adressé à Lepelletier, juillet 1872. Voir : Correspondance générale de Verlaine, établie et annotée par Michael Pakenham, Fayard, 2005, tome I, p.239.      La stratégie d'écriture suivie par Rimbaud dans « Ouvriers » illustre bien ce procédé. Un couple d'ouvriers se promène dans une campagne suburbaine ravagée par les intempéries. Le narrateur (qui est l'homme du couple) se livre à une longue et précise description des vêtements vieillots de sa compagne, réalisme tout à fait insolite dans un poème de Rimbaud. Le vent du sud et la chaleur intempestive de cette matinée d'hiver lui inspirent une violente aspiration à un ailleurs ("Ô l'autre monde") — désir barré, aussitôt qu'exprimé, par le souvenir, charrié par ce même vent du sud, d'une enfance troublée ("incidents misérables de mon enfance"), de "ses désespoirs d'été", de son peu de force, de son ignorance. Le voilà malgré tout décidé à réagir contre cet état de faiblesse (à durcir son bras) en quittant "cet avare pays" et la triste compagne qu'il "traîne" comme un fardeau. En bref, cet ouvrier déprimé a toute l'apparence d'un personnage de roman naturaliste, selon la mode du temps. Mais la présence récurrente de la thématique intime de l'auteur et les allusions de la fin du texte au ménage un peu particulier formé par les deux protagonistes (deux "orphelins fiancés" et non pas des époux comme suggéré quelques lignes plus haut) poussent à voir dans ce couple d'"indigents absurdes" un travestissement du couple homosexuel formé par Verlaine et Rimbaud, pendant leur exil londonien. La stratégie d'écriture utilisée par Rimbaud prend dès lors tout son sens : l'autoportrait de l'artiste en personnage naturaliste sert à figurer (et à inscrire dans le style même du texte) le regard objectif que l'auteur tente de porter sur sa situation présente. Objectivement, semble dire Rimbaud, voilà ce que nous sommes : non pas deux poètes qui « voillagent vertigineusement », comme Verlaine le claironne dans sa correspondance[9], mais deux misérables, deux prolétaires.  

"Je" héros impersonnel d'une action purement symbolique

     D'autres fois, le "je" qui parle dans le poème se trouve engagé dans une narration assimilable à un conte, un apologue, une allégorie (à la rigueur : un rêve, si l'on veut à tout prix rabattre l'imagination poétique dans la sphère du vraisemblable), types de récits excluant tout cadre figuratif réaliste, toute circonstance compatible avec une lecture biographique. C'est un mode d'énonciation fréquent chez Baudelaire qui conduit très souvent ses textes du point de vue d'un sujet abstrait, centre vide du poème (cf. par exemple sa série des « Spleen » ou un récit allégorique comme le « Voyage à Cythère »). Dans un tel contexte, bien que le « je » ne soit caractérisé par aucun indice le différenciant a priori de la personne de l'auteur, il apparaît comme le héros impersonnel d'une action purement symbolique. Diverses Illuminations pourraient être analysées dans ce cadre-là : « Aube », « Bottom », « Nocturne vulgaire », « Après le Déluge » (même si, dans ce dernier cas, la première personne n'apparaît que de façon ponctuelle).

 

     « Nocturne vulgaire », par exemple, peut être considéré comme un apologue de portée générale sur le caractère dérisoire et trompeur de l'illusion poétique. C'est le récit d'une échappée dans l'imaginaire : le lecteur peut penser à un rêve ("corbillard de mon sommeil" ; "bêtes de songe") aussi bien qu'à une hallucination provoquée par l'alcool ("boissons répandues"). Un "souffle", celui de la création plus que celui de la tempête, abolit soudain tout ce qui enferme et limite : "cloisons", "toits"... Le narrateur, pris de vertige (tout "vire", "pivote", "tournoie" devant ses yeux), s'échappe par cette "brèche", saute en somnambule par la fenêtre et, nouvelle Cendrillon, se retrouve dans un carrosse de contes de fées. Mais ce narrateur, qui est cultivé, n'a pas Charles Perrault comme seule référence : il se rappelle les "sophas contournés" de la littérature libertine du XVIIIe, les "corbillards" de Baudelaire, les "figures lunaires" des Pierrots de Verlaine. Il raille, au passage, cet archétype du "transport" lyrique romantique : la "Maison du Berger" de Vigny ("maison de berger de ma niaiserie") ... Bref, le récit progresse en exploitant toute une tradition littéraire du "nocturne", de la fête galante, de l'évasion romantique, jusqu'à ce que ... l'angoisse d'un dénouement cauchemardesque s'empare du rêveur. Que lui réserve maintenant le maître des images ? Que lui réserve cet organisateur secret de la scène du rêve qui, d'un coup de sifflet, comme un régisseur de théâtre, commande aux machinistes les changements du décor ? Et si c'était l'orage qui enlève (Chateaubriand) ou qui ravage (Baudelaire), les Apocalypses promises à Sodome et à Solyme, ou encore le très rimbaldien naufrage de soi dans les "eaux clapotantes" ou la "source de soie" ? Mais tout cela n'est que littérature : conventions romanesques, artifices de théâtre ! Comme souvent chez Rimbaud, le "dégagement rêvé" semble plombé par l'inconséquence des moyens dont il dispose, inconséquence ici dénoncée par les références à l'illusion théâtrale ("opéradiques", "va-t-on siffler", "source de soie") et l'exploitation à satiété, intentionnellement parodique, des clichés du romantisme. 

[10] Baudelaire demandait à l'art, comme à l'amour, de lui permettre de vivre dans une consolante illusion. Il se contentait de l'« apparence » et des « paradis artificiels » (cf. « L'amour du mensonge » dans Les Fleurs du mal, « Le goût de l'infini » dans les Paradis artificiels). Le Rimbaud des années 73-74, par contre, dénonce l'activité artistique comme une dangereuse illusion. La poésie n'est plus pour lui ce sublime échec que célébrait la lettre « du voyant », ce « glorieux mensonge » qu'il était pour le Mallarmé de 1866 et pour tous les « bons parnassiens ». Pour le narrateur de la Saison, en tout cas, « l'art est une sottise », les artistes sont à ranger avec les prêtres parmi « les amis de la mort » (« Adieu ») et le 'je' qui raconte sa vie se « révolte contre la mort » (« L'Éclair »). Sigmund Freud apporte une caution théorique à cette posture d'artiste quelque peu paradoxale (et désespérée) lorsqu'il écrit, dans Le Malaise dans la culture : « La douce narcose dans laquelle nous plonge l'art ne fait pas plus que soustraire fugitivement aux nécessités de la vie et n'est pas suffisamment forte pour faire oublier une misère réelle » (PUF, 2000, p.24). L'Art représente en effet, pour le père de la Psychanalyse, une forme parmi d'autres, de déplacement libidinal. C'est à dire une activité destinée à combler le sentiment primordial de manque (de « séparation d'avec le tout », écrit Freud) qui accompagne chez le petit enfant l'accès à la conscience individuelle. Et la pratique ou la contemplation de l'Art n'autorisent à l'homme qu'une satisfaction libidinale incomplète. Rimbaud exprime très exactement cette idée, à sa manière, à la fin de « Conte » : « La musique savante manque à notre désir ». Art par excellence, le plus voluptueux, le plus propre peut-être à provoquer chez l'homme les ravissements de l'extase (cf. le symbolisme érotique lié à la musique dans "Barbare"), le plus abstrait aussi et, à ce titre, celui qui résume le mieux l'aspiration du poète à se dégager de la réalité, à déconstruire et reconstruire à sa fantaisie le spectacle du monde, souvent évoqué en termes musicaux ("accords", dans "Ponts" ; "harmoniques", dans "Jeunesse IV" ...), la Musique (même sous sa forme la plus "savante") n'échappe pas à la loi. La "musique savante" fonctionne donc dans cet énoncé comme un symbole de l'Art, et plus généralement de toute activité déployée par l'homme en vue de satisfaire son aspiration illusoire à la vérité et au bonheur. La "moralité" de cet autre conte qu'est « Nocturne vulgaire » nous paraît être, à peu de choses près, la même.

 

 

 

 

 

 

 

     Dans un poème comme celui-ci, « je » est moins Rimbaud lui-même que le Poète en général, l'Artiste, créateur d'un univers de faux-semblants et victime dégrisée de ses propres illusions. Le « je » qui parle dans « Nocturne vulgaire » est donc tout à fait « impersonnel », si l'on veut, sans pour autant cesser d'inclure dans son champ de signification la personne de l'auteur. Car il serait erroné de ne voir dans « Nocturne vulgaire » qu'une satire du romantisme ou de quelque poétique désuète à laquelle l'auteur lui-même croirait échapper. C'est la Poésie en tant que telle qui est visée. On ne saurait oublier que, pour Rimbaud, « l’art est une sottise » (brouillons de la Saison) et « la musique savante manque à notre désir » (« Conte »)[10].

Entre le personnel et l'universel

     De façon générale, la figure centrale du « Poète » telle que le lyrisme la construit, en la présentant au lecteur comme la figure même de l'auteur, échappe au biographique dans la mesure où elle exprime des sentiments universels, dans lesquels tout homme peut se reconnaître. Cette identification du lecteur est évidemment facilitée si le sujet lyrique apparaît décontextualisé. Chez Rimbaud, l’on sent partout que l’intention du poète n’est pas de se cantonner aux faits anecdotiques de l'expérience personnelle (quand bien même ils seraient à la racine du discours, ce qui est parfois le cas) mais de faire de soi l’allégorie de la condition humaine dans ce qu’elle a de plus général : la quête d’absolu toujours déçue, la mélancolie des illusions perdues, l'attente inquiète de l'âge adulte chez le jeune homme, la confrontation de l’individu avec la société, de l’homme avec la femme, la question du bien et du mal, le choix entre la dissidence et les « communs élans » (« L'Éternité»), l’interrogation angoissée du destin personnel. 

     La coexistence du personnel et de l'universel se traduit parfois par un flottement entre le je et le nous. Dans cette prose des Illuminations que Rimbaud a intitulée « Angoisse », le poète indique clairement qu'il parle de lui : « Jeunesse de cet être-ci ; moi ! ». Il y expose, me semble-t-il, comme dans Une saison en enfer, le dilemme existentiel (le choix angoissant : c'est le sens que je donnerais volontiers au mot du titre) devant lequel il pense être placé : rentrer dans le rang (céder à « la Vampire qui nous rend gentils ») ou bien persévérer dans la révolte, et continuer à souffrir. « Se peut-il », se demande Rimbaud, que l'avenir me réserve une réparation pour mes malheurs ? Mais, comme pour éviter une confidence trop claire, l'auteur masque d'abord son propos par l'assimilation du fatum à une maléfique divinité féminine, à l'identité impénétrable (qui est « Elle » : la Vie, la Société, la Mère... ? qui est « la Vampire » ?). Puis, il substitue de façon inattendue un « nous » au « je » qui assumait le discours au début du poème :

     Se peut-il qu'Elle me fasse pardonner les ambitions continuellement écrasées, qu'une fin aisée répare les âges d'indigence, qu'un jour de succès nous endorme sur la honte de notre inhabileté fatale, [...]
     Mais la Vampire qui nous rend gentils commande que nous nous amusions avec ce qu'elle nous laisse, ou qu'autrement nous soyons plus drôles. 

De même, nombre de ses poèmes semblent flotter de façon indécise (et contradictoire, souvent, selon qui les commente) entre le témoignage autobiographique et la fable métaphysique. Pensons aux différentes gloses qu’ont pu susciter les « chansons spirituelles », comme les appelait Étiemble, de l’année 1872.  

    « Chanson de la plus haute tour » nous en fournira une illustration. Les commentateurs notent la présence dans ce poème d'une religiosité latente (mentions de la prière et de la Vierge Marie), d'un vocabulaire spiritualiste ("plus hautes joies"; "auguste retraite") et du thème mystique de l'adieu au monde. Mais la résignation qui s'y exprime est-elle littéraire (renoncement à l'ambition littéraire, selon Izambart), éthico-religieuse (Antoine Adam et Yves Bonnefoy décèlent dans ce poème un retour vers la religion), ou ironique et circonstancielle (renoncement à voir Verlaine ... pendant quelque temps) ? Selon Ernest Delahaye, en effet, cette pièce pourrait fort bien décrire l'état d'esprit de Rimbaud au moment où il quitte Paris, en mars 72, pour permettre à Verlaine de se rapprocher de sa femme Mathilde et de sauver son ménage chancelant. Revenu à Charleville, l'amant malheureux s'enferme dans sa "plus haute tour" (cliché de tant de romances médiévales ou médiévalisantes) d'où il jette un regard rétrospectif et critique sur les mois écoulés et d'où il guette un avenir meilleur : "Ah! Que le temps vienne / Où les cœurs s'éprennent". Il a l'impression d'avoir été, en s'effaçant devant l'épouse légitime, trop respectueux des "bonnes mœurs" ("jeunesse / à tout asservie"), et trop prévenant à l'égard de son ami ("Par délicatesse / J'ai perdu ma vie"). Le second sizain raconte avec une distance ironique l'"auguste retraite" à laquelle le narrateur a dû se résigner. Le troisième dresse de cet exil volontaire un bilan contradictoire : il a certes favorisé l'"oubli", mais il livre le poète à "la soif malsaine". Le quatrième file une métaphore comparant la situation du poète à celle d'une prairie laissée à l'abandon. Le cinquième et dernier sizain exprime non sans ironie la compassion de l'exilé pour son ancien compagnon, qui trouve son seul secours dans la religion (à moins que ne se cache derrière ces dévotions à la "vierge Marie" tout autre chose que des pratiques religieuses) ! On le voit, l'"impersonnalité" rimbaldienne est, dans certains cas, fort relative. 

[11] La critique rimbaldienne a bien vu cet aspect prospectif et fréquemment autofictionnel de la représentation de soi chez Rimbaud. C'est notamment le cas de Jean-Luc Steinmetz dans son article intitulé « L'anabiographe ». Rimbaud, explique l'auteur, est un anabiographe « c'est à dire quelqu'un qui dispose sa biographie selon une certaine projection par laquelle, déformée, elle n'en présente pas moins sa vérité la plus évanouie, son nom secret ». De son côté, dans un article intitulé « Rimbaud autoportraitiste », le grand rimbaldien japonais Yoshikazu Nakaji écrit : « La figure dans laquelle il [Rimbaud] se projette n'est pas forcément faite à son image. Elle est volontairement décalée de son modèle, à moins qu'elle n'en soit carrément le renversement. Ainsi l'autoportrait de Rimbaud est-il le plus souvent un anti-autoportrait ou un autoportrait à l'envers ». Remarque fort juste mais un peu excessive dans sa volonté de généralisation. L'auteur va trop loin, selon moi, lorsqu'il postule la prépondérance, chez Rimbaud, de ce type d'autofiction tournée vers l'avenir par rapport à la démarche autobiographique traditionnelle, fondée sur le souvenir et l'analyse du passé. Il écrit par exemple : « Qu'elle donne à voir le poète plongeant dans ses souvenirs, questionnant son sort ou rêvant sur lui-même, l'autobiographie est un aspect important de son oeuvre. Mais par cette démarche, exception faite de quelques textes comme les 'Poètes de sept ans', Rimbaud ne vise pas simplement à reconstituer le passé pour y interroger ce qui l'a fait tel qu'il est ; c'est bien plutôt à une projection qu'il se livre, sur le mode de l'identification à une figure imaginaire, et son autobiographie se fait autobiographie fictive. C'est que l'enjeu n'en est pas dans le passé mais dans l'avenir. Rimbaud tâtonne pour trouver une issue à son enfermement. » Voilà qui décrit fort bien le type de démarche autobiographique à l'œuvre dans Une saison en enfer et quelques autres textes. Mais s'il y a là, assurément, un des aspects les plus surprenants, les plus novateurs de l'énonciation lyrique rimbaldienne, il me semble excessif d'y déceler une constante ou même une dominante de la représentation de soi chez notre poète. De nombreux exemples contraires dans la présente étude en apportent la preuve. Même dans « Enfance IV », que NAKAJI célèbre comme « l'une des plus belles réussites de la poétique de l'autoportrait fictif chez Rimbaud », je ne suis pas loin de penser que les divers avatars du moi (le saint, le savant, le piéton de la grand route) doivent être compris non comme des projections du locuteur mais comme des fantasmes issus du passé, rêves héroïques de l'enfance, projets d'avenirs chimériques aujourd'hui abandonnés. Si l'on accepte cette interprétation (qui est développée dans la page de ce site consacrée à ce poème) même Enfance IV apparaît relever d'une entreprise autobiographique classique, essentiellement occupée à faire le bilan du passé (rien de plus logique, d'ailleurs, quand on considère son titre). On observe à l'occasion chez Jean-Luc Steinmetz la même tendance à réduire ce qu'il appelle « l'anabiographie » à l'invention de vies imaginaires permettant au poète de réaliser dans la fiction ses désirs, son idéal du moi, alors qu'elle n'est parfois qu'une autobiographie masquée. Ainsi est-il un peu surprenant de lire (Steinmetz, op. cit. p.48) que dans « Ouvriers », « Rimbaud feint le biographique », c'est à dire qu'il s'invente une vie des plus banales et quotidiennes, où il aurait une épouse comme tout le monde... une vie qui n'est pas la sienne, du faux biographique, donc. Mais c'est en réalité plutôt le contraire : Rimbaud, dans « Ouvriers » raconte sa vraie vie, en la déguisant (à peine), il feint le « non-biographique » pour masquer une démarche autobiographique (cf. ci-dessus la lecture que je propose pour ce texte).  

Voir : bibliographie

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un sujet problématique en quête d'identité

     L’identité du sujet énonciateur, dans les poèmes de Rimbaud, est une identité qui se cherche, une identité en débat, comme on peut l'observer dans ces textes nombreux où le discours à la première personne revêt la forme du monologue intérieur ou du dialogue entre plusieurs voix : « Comédie de la soif », « Âge d'or », « Qu’est-ce pour nous mon cœur » ; de nombreux passages d'Une saison en enfer ; « Angoisse », « Jeunesse », ... dans les Illuminations. On peut y observer un locuteur en train de s'interroger, de délibérer dans son for intérieur, se contredisant, mettant à l’épreuve plusieurs solutions à un problème existentiel, plusieurs choix de vie et finalement plusieurs « moi » possibles, comme dans « Enfance IV ». Dans « Mauvais sang » on croirait voir parfois les différentes virtualités du Moi s’incarner à titre expérimental dans des rôles de théâtre : le « fils de famille », le forçat, le colon, le conscrit, le nègre … Dans l' « Adieu » d'Une saison en enfer, le narrateur convalescent, repenti, positif, presque optimiste, qui déclare de façon insolite sa foi en la justice divine et son adhésion inconditionnelle à la modernité (c'est à dire à la réalité comme elle est), qui entrevoit déjà la possibilité de « posséder la vérité dans une âme et un corps » (expression superlative de la réconciliation), paraît être une pure fiction, un personnage sans grand rapport avec l'auteur tourmenté et atrocement sceptique (cf. « Vies II») que nous connaissons. Jamais la « séparation du sujet écrivant et du moi empirique », dont parle Hugo Friedrich, n'a paru aussi évidente que dans ce happy end d'Une saison en enfer. On a l'impression que Rimbaud y met en scène un Moi optionnel, ayant rompu avec la poésie (« une belle gloire d'artiste et de conteur emportée »), un Moi qu'il n'a certes pas choisi d'être (il travaillera encore aux Illuminations en 1874, 1875, et on ne sache pas qu'il soit jamais revenu en religion) mais qu'il contemple comme un remède possible à ses maux[11].

     Le monologue intérieur rimbaldien, dans Une saison en enfer, dans les Illuminations et déjà dans certains poèmes de 1872, porte en effet très souvent sur la question de savoir s’il faut se convertir au « bien » (la « vie française, le chemin de l’honneur ») ou s’il faut persévérer dans la révolte, la poésie, le « dérèglement », la voie maudite … Tantôt, c’est la première solution qui semble l’emporter : « Mauvais sang », « Adieu ». Tantôt, c’est la seconde : « Angoisse », « Honte ». La question rebondit sans cesse : le sujet lyrique se montre las de lui-même, las de ses colères et de ses souffrances (« Honte », « Mauvais sang ») ; il voudrait que les « nappes de sang et de braises » (de la Commune ?), les « mille meurtres » et les désirs de « vengeance » ne lui soient plus « rien », il voudrait les oublier (« Qu’est-ce pour nous mon cœur ») ; il croit s’être détaché, il se croit loin de tout ça, guéri, « remis des vieilles fanfares d'héroïsme — qui nous attaquent encore le cœur et la tête — loin des anciens assassins — » (« Barbare »). Mais quelque chose en lui refuse de se plier, refuse d’oublier … et c’est le retour des vieilles obsessions. Dans ces textes, on a l'impression d'un Moi qui se dédouble pour s'observer, écouter « la symphonie [qui] fait son remuement dans les profondeurs » (lettre à Demeny du 15.05.1871).  
     Souvent, la polyphonie n'est pas explicite. Elle se laisse seulement pressentir à travers l'ironie. Dans « Ville » par exemple, le « je » pensant et discourant professe une adhésion conventionnelle à la Modernité que de nombreux passages du texte ridiculisent en sous-main, si bien qu'on a l'impression d'entendre alternativement deux voix distinctes. Bien que Rimbaud maintienne une constante ambiguïté, les opinions du « je » qui parle dans le poème paraissent si inattendues de la part de l'auteur qu'on croit y déceler un autre individu : quelque « touriste naïf » (comme dans Soir historique), « éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue moderne », malheureuse victime de l'idéologie du Progrès. À moins qu'il ne s'agisse pour Rimbaud de mettre en scène un ridicule dont il se sent lui-même menacé, afin de le conjurer. On trouve constamment ce genre de duplicité énonciative dans Une saison en enfer.  

     Au contraire, dans « Démocratie » : le poète indique clairement au lecteur, en ouvrant les guillemets, qu'il attribue le discours du texte à d'autres que lui, un "nous" dont il fait le procès. Ce sont les « conscrits du bon vouloir», massacreurs de « révoltes logiques», nouveaux croisés des guerres coloniales. Mais, dans les derniers mots du texte, voilà que la voix de Rimbaud semble se mêler au chœur de ses personnages, comme s'il envisageait la possibilité, pour lui, d'un tel destin, comme s'il n'ignorait pas que tout jeune français peut se retrouver enrôlé dans les sales guerres de la République, qu'il y a un peu d'eux en lui, de lui en eux. On retrouve dans cette fin de texte le thème obsessionnel de la "marche" en avant, du départ vers les pays d'outremer (cf. "Mauvais sang"). Un slogan comme "Au revoir ici, n'importe où." évoque davantage une idée d'évasion au hasard de la marche que la destination précise et stratégiquement prédéfinie d'une expédition coloniale (il rappelle d'ailleurs un peu la formule "Anywhere out of de world" qui sert de titre à un célèbre poème en prose de Baudelaire). C'est Rimbaud qui parle là, tout autant que les "conscrits du bon vouloir".  

     Le choix d'un dispositif d'énonciation est manifestement devenu pour l'auteur des Illuminations une sorte de jeu, dont il explore avec méthode les multiples combinaisons possibles.   

     

Je est un autre (soi-même)

     Ce jeu de masques, au travers duquel le sujet écrivant « cherche son âme » en la façonnant, trouve évidemment son origine dans la biographie de l'auteur, dans la quête d’identité de l’adolescent Arthur Rimbaud. Le « moi lyrique » n’est donc pas une fiction pure. Il est dans une certaine mesure l’ « expression » de l’individu réel, impliqué dans les circonstances réelles de sa vie et dans un contexte socio-historique donné.   

     Il s'agit d'une « expression », certes, décalée, représentant par rapport à la vérité biographique un écart difficile à mesurer pour le lecteur. C'est ce coefficient d'incertitude qui justifie en dernière analyse l’emploi d’une formule comme celle du « sujet lyrique ». Mais de là à dire, comme on le lit parfois, que l' « impersonnalité » du « je » rimbaldien suffit à invalider toute critique biographiste et historiciste, c'est un pas que, personnellement, je ne saurais franchir. Tout ce qui précède en aura probablement averti le lecteur.   
     Car encore faut-il pouvoir lire Rimbaud et je doute qu'on puisse le faire sans resituer son œuvre dans ce que fut, au sens large, sa vie (sa biographie et les témoignages que nous en avons, ses lectures et les sources qu'on peut y trouver, son contexte historique et les allusions qu'il peut y faire, le vocabulaire de son temps et la façon dont il s'en sert, ses méthodes de création telles qu'on peut les reconstituer en étudiant ses brouillons, etc.). C'est au prix d'un tel travail d'interprétation, travail qui s'accomplit déjà spontanément, quoique de façon embryonnaire, dans la lecture cursive, que le lecteur rimbaldien parvient à construire le sens de ce qu'il lit. 

     Encore faut-il vouloir lire Rimbaud, avec ses jeux formels ... et leur enjeu réel. Or cet enjeu est clairement indiqué par l'auteur dans la lettre dite « du voyant» du 15 mai 1871 :

La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente, l'apprend.

C'est en partant à la recherche de son vrai moi que le poète découvre que « Je est un autre » : un autre soi-même, naturellement. Il ne s'agit certes pas de réduire la célèbre formule rimbaldienne à une banalité vide de sens, de diminuer sa portée existentielle, d'oublier avec quelle détermination le jeune auteur de la lettre du voyant s'est appliqué à libérer en lui, de façon effective et pratique, l'« âme monstrueuse » dont il s'était deviné porteur. Il n'en reste pas moins que, comme l'écrit Emmanuel Levinas : « Le moi est identique jusque dans ses altérations » (Totalité et infini, p.25). Comme le Prince de « Conte », le poète sait bien que son double mystérieux et lui ne sont qu'une seule et même personne : « Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince. »

     Si polyphonique que soit l'énoncé lyrique chez Rimbaud, si hermétique même, parfois, faute de références précises à la circonstance biographique ou au contexte socio-historique qui pourrait lui donner sens, il n'est pas un discours abstrait hors de la réalité, il conserve toujours une visée référentielle. Et si problématique, clivé, séparé du « sujet empirique » que nous découvrions le « sujet lyrique » tel qu'il se construit à travers le poème, celui-ci n'en reste pas moins toujours une figure de l'auteur.  
     Ce fameux « sujet empirique » est-il d'ailleurs plus stable et plus monophonique que le moi de papier que trament les poèmes ? Le « vrai Moi » n'est-il pas lui-même un moi en construction, surtout lorsque le sujet concerné n'a pas encore vingt ans. Qu'est-ce que « Moi », enfin, sinon une identité mouvante, soumise aux variations d'espace et de temps ? Et même, peut-être : une succession de masques ? « La vie est la farce à mener par tous » (« Mauvais sang »). On sait cela ! La vie est une comédie, une « Parade » pour citer ce poème des Illuminations qui pourrait d'ailleurs être considéré comme un résumé de la poétique de Rimbaud, sous l'angle que nous venons d'explorer. Dans ce texte emblématique, Rimbaud fait parader sur un théâtre imaginaire des personnages dont il nous cache l'identité. Mais on finit par deviner à peu près qu'à travers ces tristes pitres Rimbaud nous parle au fond de lui. De lui et de ses frères en utopie : les réfractaires, les artistes, ceux notamment qu’on appelait au XIXe siècle la bohème, ceux qui se mettent délibérément en marge pour expérimenter une liberté que la morale commune réprouve et réprime (liberté sexuelle, entre autres).

Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve ils jouent des complaintes, des tragédies de malandrins et de demi-dieux spirituels comme l'histoire ou les religions ne l'ont jamais été. Chinois, Hottentots, bohémiens, niais, hyènes, Molochs, vieilles démences, démons sinistres, ils mêlent les tours populaires, maternels, avec les poses et les tendresses bestiales. Ils interpréteraient des pièces nouvelles et des chansons "bonnes filles". Maîtres jongleurs, ils transforment le lieu et les personnes, et usent de la comédie magnétique [...]

Ils affectionnent donc tout ce qui s’écarte de la norme sociale, tout ce qui est étranger (« chinois »), barbare, sauvage (« Hottentots »), vagabond (« bohémiens »), naïf, enfantin (« niais »), violent (« hyènes »), fou (« vieilles démences »), pervers (« tendresses bestiales »), païen (« Molochs »), satanique (« démons sinistres »). Il serait fastidieux mais nullement impossible de faire figurer dix citations de Rimbaud, notamment d’Une saison en enfer, en face de chacune de ces caractéristiques ! C’est son portrait, ni plus ni moins, que Rimbaud exécute dans ce passage. Ce sont ses meilleurs rôles, ses avatars les plus courants qui défilent sous nos yeux. La parade des masques, la « parade sauvage », pour Rimbaud, ce n'est pas seulement une métaphore (qui serait un peu conventionnelle) de la vie comme théâtre, c'est la formule même de sa poésie. Et, s'il nous dit qu'il est seul à en détenir la clé, c'est que, cette clé, c'est lui.

[12] Charles Baudelaire, Correspondance, II, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, p.611.

 

 

[13] « Tout est dans la richesse inouïe du pouvoir de confession, et l’inépuisable imprévu des images toujours adéquates. Dans ce sens, il est le seul isomère de Baudelaire. » Jules Laforgue, Note sur Rimbaud, Entretiens politiques et littéraires, juillet 1891, p.16-17 : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k206268r

 

     Dans une lettre de 1866, Baudelaire rejette violemment la littérature du moi : « À propos du sentiment, du cœur, et autres saloperies féminines, souvenez-vous du mot profond de Leconte de Lisle : Tous les Élégiaques sont des canailles »[12]. Ce qui ne l'empêche pas d'avouer, dans la même lettre, parlant des Fleurs du mal : « Faut-il vous dire, à vous qui ne l'avez pas plus deviné que les autres, que dans ce livre atroce, j'ai mis tout mon cœur, toute ma tendresse, toute ma religion (travestie), toute ma haine ? Il est vrai que j'écrirai le contraire, que je jurerai mes grands Dieux que c'est un livre d'art pur, de singerie, de jonglerie ; et je mentirai comme un arracheur de dents » (ibid. p.610). Chez Rimbaud, disait Jules Laforgue, « tout est dans la richesse inouïe du pouvoir de confession »[13]. Jugement très juste, il me semble. Comme Baudelaire, Rimbaud aurait, bien sûr, refusé une telle définition de sa poésie, si quelqu'un l'avait soutenue devant lui. Il aurait juré ses grands dieux qu'il vomissait les épanchements du cœur, la confidence, le lyrisme personnel, qu'il écrivait une poésie strictement « objective », ... et il aurait menti comme un arracheur de dents.

Novembre 2006

 

Bibliographie

Jean-Luc Steinmetz, La poésie et ses raisons, Corti, 1990.
Notamment les trois premiers articles sur Rimbaud : 
   « Le chant traverse l'identité » (p.15-28, sur le dialogue à plusieurs voix dans les poèmes de 1872) , 
   « Rimbaud et le roman » (p.29-42, sur la tentation de la fiction romanesque chez Rimbaud), 
   « L'anabiographe » (p.43-58).

Yoshikazu Nakaji, « Rimbaud autoportraitiste », Arthur Rimbaud à l'aube d'un nouveau siècle, Actes du colloque de Kyoto, Klincksieck, 2006, p.165-173.

Nathalie Watteyne, « Les fictions du sujet poétique dans Une saison en enfer de Rimbaud », Modernités n°24, Presses universitaires de Bordeaux, janvier 2007, L'irressemblance, Poésie et autobiographie, p.129-137. Article partiellement lisible sur Google Books.

Michel Collot, « Autobiographie et Fiction », Rimbaud vivant n°47, juin 2007.

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