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RIMBAUD ET LA FABLE DE L'ADIEU

La politique de Rimbaud

 

À propos de « Rimbaud et l’adieu au politique », d’Éric Marty.

 

 
Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, 
nous entrerons aux splendides villes.
[1] Éric Marty, « Rimbaud et l’adieu au politique »,
Cahiers de littérature française n° II,
Spécial Rimbaud,
dirigé par André Guyaux,
Bergamo University Press,
Edizioni Sestante / L’Harmattan, octobre 2005.
 

 

 

 

 

 

[2] « […] l’époque en retard sur elle-même » ! Beau tour de passe-passe idéologique ! « Marx explique, nous dit E.M., comment l'événement politique est incapable de se représenter à lui-même sa propre nouveauté », « quand le politique est de face, c'est encore tout fumant d'idéologie qu'il se montre » (p.68) Marx, en effet, dans Le Dix-huit brumaire de Louis Bonaparte (1852) expliquait que les acteurs de la révolution de 1848 n’avaient pas perçu le caractère essentiellement prolétarien de l’événement et l’avaient théorisé sur le modèle dépassé de la Grande Révolution de 1789. La théorie est toujours en retard sur la pratique réelle, en quelque sorte. Bizarrement, notre critique s'appuie ici, explicitement, sur ce passage de Marx pour suggérer que les Communeux ont vainement répété un rituel révolutionnaire désuet. Marx, fidèle à sa méthode, expliqua exactement le contraire (dans La Guerre civile en France). Savoir qu’en croyant se lever pour défendre la République contre la restauration de la monarchie et contre l’ennemi extérieur, comme les Sans-culottes de 1792, les Communeux avaient en réalité inventé une forme autonome de gouvernement ouvrier : ils avaient donné un contenu concret au slogan de la République Sociale, ils avaient inventé la révolution communiste du futur. "L'époque" n'était donc pas "en retard sur elle-même" mais plutôt en avance sur la représentation que les acteurs s'en faisaient. 

     Dans la période récente, les études rimbaldiennes ont privilégié une approche historique qui a conduit certains chercheurs à promouvoir un Rimbaud politique. Ils ont mis en évidence la continuité d’une inspiration communarde, c'est-à-dire, au sens large, socialisante et/ou anarchisante, dans l'œuvre du poète. L'article d'Éric Marty[1] s'inscrit de façon implicitement polémique dans ce contexte. Son Rimbaud serait plutôt une sorte de pionnier de la post-modernité (au sens de la fin des grands récits d'émancipation, théorisée par Jean-François Lyotard). Il faudrait lire dans son œuvre un « adieu au politique ». Comprendre sous cette expression : l’adieu aux illusions du grand soir et du rôle messianique de la classe ouvrière dans la vision téléologique de l’Histoire (l’auteur dit plutôt « théologique », p.78) que nous avons héritée de Hegel et de Marx. Cet article peut intimider le lecteur rimbaldien par son langage volontiers philosophique (formules de style heideggerien, notions lacaniennes comme «forclusion du nom » (p.76), benjaminiennes comme « fantasmagorie », références plus ou moins explicites à Hegel et Marx), mais il a le grand intérêt d'aborder frontalement une question essentielle (la politique de Rimbaud) avec des arguments qui méritent d'être analysés et discutés.
     Une introduction générale élabore le concept annoncé par le titre. Elle éclaire ce que l’auteur entend par « l’adieu au politique », qui n’est pas du tout désintérêt pour la chose mais accession à une conception démystifiée :

« l’adieu au politique est l’acte paradoxal par lequel, en lui tournant le dos, ou en le regardant s’éloigner de dos, on voit enfin le politique à l’endroit, débarrassé des mystifications propres à l’événement, aux mille et une illusions qui le font briller, à ses acteurs qui s’en sont crus les sujets, à l’époque en retard sur elle-même[2] » (p.68).

Le mot « événement », ici, désigne la Commune. Rimbaud, en voyant s’éloigner l’espoir révolutionnaire représenté par l’insurrection parisienne de 1871, aurait ouvert les yeux sur le caractère utopique de la pensée socialiste, aurait compris que la révolution était une idée du passé et que la Commune n’avait été, de la part d’idéologues en retard d’une époque, qu’une vaine répétition des journées héroïques de 1789 ou des trois glorieuses de 1830. Après cette introduction, sur laquelle je reviendrai plus en détail, l’article s’organise en trois parties destinées à étayer par les textes la thèse centrale de l’auteur : il s’agit successivement de « Qu’est-ce pour nous mon cœur… » (« L’adieu lyrique », première partie), Une saison en enfer (« L’adieu métaphysique », deuxième partie), et quelques poèmes des Illuminations (« Poétique de l’adieu », troisième partie).

 

***

 

 

 

 

Rimbaud communard, jusqu'où, jusqu'à quand ?

      Bien qu'il ne rejette pas frontalement la thèse d'un Rimbaud communard, l'article d'Éric Marty est révélateur des résistances que provoque cette approche politique du poète, tant dans le domaine de l'interprétation des textes (« Bateau ivre », « Après le Déluge ») que dans celui de la biographie (question de sa participation effective à l'événement et de la pérennité de ses convictions). L’adieu de Rimbaud « au politique », c'est-à-dire, euphémise l’auteur, « l’adieu à ce qu’il a chéri quelque temps » (p.63), se prononce nécessairement voilé. Selon lui, un aveu explicite serait apparu aux amis (au poète lui-même, peut-être) comme une trahison. Rimbaud avancerait donc masqué, si bien qu’il est « très difficile d’établir objectivement l’adieu comme un fait » (p.64). C’est ce qui permet à certains critiques « qui veulent croire à un Rimbaud radical » de prétendre observer « partout et jusqu’au bout une persistance, jamais raturée, du politique dans son œuvre ». C’est qu’ils ne mesurent pas « la subtilité, voire l’ambivalence contenues dans le processus même de l’adieu », à quel point « l’adieu peut côtoyer de très prés l’engagement » (ibid.) 

 

[3] Les approches historiques de la poésie de Rimbaud conduites par des critiques comme Ascione, Chambon, Claisse, Denis, Fongaro, Murphy, Reboul, etc. aboutissent parfois à des systématisations excessives. Il faut cependant reconnaître que ce courant a contribué pour une part essentielle aux progrès réalisés, ces dernières décennies, dans l'interprétation des textes de Rimbaud. 

     On veut bien suivre Éric Marty dans une analyse fine des rapports de Rimbaud à la politique et reconnaître qu’une certaine critique contemporaine a un peu trop tendance à faire de l'auteur des Illuminations une sorte de poète engagé[3]. Mais il faudrait s’entendre sur la méthode !

     Par exemple, on ne peut pas accepter ce reproche : « ils ne manquent pas de s’appuyer sur Delahaye pour prétendre que « les yeux horribles des pontons », à la fin du « Bateau ivre », sont une allusion aux navires où l’on gardait les déportés de la Commune » (ibid). Vous avez dit « prétendre » ? Et quelle serait alors la signification de ces « pontons » ? Comment Éric Marty explique-t-il que Rimbaud ait placé à cet endroit stratégique (le dernier mot du poème) une allusion transparente aux répressions « versaillaises », sinon par la volonté de souffler au lecteur une interprétation politique de son « Bateau ivre » ? On sait en effet que ceux qui n’avaient pas été fusillés par les Versaillais au cours des derniers jours de la Commune (fin mai 1871), ou lors des procès sommaires qui suivirent, furent entassés dans ces prisons flottantes qu’étaient les « pontons ». Du coup, il n’est pas impossible, il est même probable que l’allusion au mois de mai sur laquelle s’achève la strophe précédente soit aussi une allusion à la Commune. Le « bateau frêle comme un papillon de mai » peut être interprété comme le symbole d’un double effondrement : celui du fragile rêve d’évasion maritime qui vient de s’achever, celui de l’éphémère printemps communard. Ces connotations politiques de la fin du poème projettent rétrospectivement leur éclairage sur le texte dans son ensemble. Parvenu au dénouement de la fable, le lecteur comprend que cette allégorie du désir d'émancipation et de la révolte qu'est « Le Bateau ivre » ne fonctionne pas seulement au plan psychologique (la révolte de l'adolescence) et au plan esthétique (l'aventure poétique, la quête du Nouveau, du dérèglement des sens, des visions d'Inconnu) mais aussi au plan politique. Les adeptes de la lecture communarde du « Bateau ivre » font valoir, non sans quelque raison, que le mot « houle », chez Hugo et autres poètes romantiques, rime souvent avec « foule » et que Rimbaud a fort bien pu voir dans l'Océan, entre autres, une métaphore du Peuple en rébellion. Et il n'est pas impossible non plus qu'à travers son rafiot ivre de liberté, dont le vers 41 nous dit qu’il a « suivi, des mois pleins, […] la houle à l’assaut des récifs », le jeune poète de Charleville ait voulu se représenter lui-même en spectateur passif (verbe « suivre ») mais enthousiaste de l’épisode révolutionnaire.
   
 
    
Un peu plus loin dans son article, Éric Marty soupçonne les mêmes commentateurs rimbaldiens de ne voir dans le déluge d’« Après le Déluge » « qu’un prête-nom ordinaire » (ibid.) de la Commune. Certains exégètes, avouons-le, donnent l'impression d'appliquer la grille communarde comme un code, une clé ésotérique. Il ne me paraît donc pas inutile, si telle est bien l'intention d'Éric Marty, de rappeler à ces commentateurs qu’une allégorie poétique ne se réduit jamais à un chiffre, à un simple signifié. Le déluge de Rimbaud est aussi celui de la Bible, un symbole polysémique de la révolte, individuelle et collective, bref une image, qui engage tout un imaginaire et qui, à ce titre, mérite une approche subtile et nuancée. Mais, du moins, Éric Marty est-il d’accord pour dire qu’ « Après le Déluge » raconte à sa manière le rétablissement de l’ordre bourgeois après la Commune ? Ce n’est pas bien certain ! Il semble même suggérer le contraire ! À nier l’évidence, on risque de ne pas convaincre grand monde ! Quand je parle d'évidence, il ne s'agit pas d'évidence spontanée à première lecture mais de cette conviction à laquelle le lecteur informé accède sur la base des analyses convergentes et des preuves accumulées par toute une tradition critique (voir la page de ce site consacrée à Après le Déluge).

[4] Vermersch lui-même, d'ailleurs, s'est mis à l'abri chez un cafetier de la rue Monsieur-le-Prince pendant la Semaine sanglante. Quand Vuillaume, son collaborateur du Père Duchêne (l'un des journaux de l'extrême-gauche communarde), lui reprochera sa défection devant l’ennemi, il répondra en septembre 1871 : « Je ne serai jamais le soldat d’une cause désespérée. Je serai bien de l’action le jour de l’insurrection, mais non le jour de la défaite. Je serai à l’heure du en avant mais non à celle du sauve qui peut ».      Où il n’est pas davantage possible de suivre Éric Marty, c’est lorsqu’il croit pouvoir s’appuyer sur la lettre à Izambard du 13 mai 1871 pour déclarer qu’« il faut peut-être, face aux enlisements biographiques, avoir l’audace d’admettre que l’adieu, à défaut de clôturer quoi que ce soit, est peut-être déjà quasi originaire » (p.65). En clair, Rimbaud ne s’est, au fond, jamais engagé. En effet, dans cette lettre connue de tous, le jeune homme explique à son ancien professeur que des « colères folles le poussent vers la bataille de Paris » mais que son désir d’être, un jour futur, « un travailleur » (du vers), créateur d’une « poésie objective », le retient d’aller se mêler au combat révolutionnaire « où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris !» Au terme d’une argumentation quelque peu contournée, Éric Marty décèle dans cette déclaration au sens pourtant transparent la preuve que Rimbaud « diverge en profondeur du socle idéologique alors à l’œuvre chez les Communards » (p.66). Il situerait son idéal dans un futur incertain, un « temps eschatologique », et non dans la révolution ici et maintenant. Allons donc ! Rimbaud sait tout simplement que s’il se rend à Paris, il a de fortes chances de ne pas être utile à grand-chose, qu’il risque surtout d’y laisser sa peau, que c’est en se faisant poète qu’il pourra devenir un « multiplicateur de progrès » (selon la formule employée par lui dans l’autre « lettre du voyant »), plus certainement qu’en allant s’exposer sur les barricades au moment où le sort de l'insurrection est déjà scellé. Et, ma foi, qui pourrait le lui reprocher ? Dire que Rimbaud a été un partisan passionné de la Commune, ce n’est pas déclarer qu’il s’est trouvé en première ligne sur le front, ou qu’il aurait dû s’y trouver. Rimbaud, c’est bien évident, n’a été ni Vallès, ni Vermersch[4]. Il ne fut pas, au plein sens du mot, un militant ! Ou alors, très épisodiquement, pendant l’été 70. C’est en tant que poète qu’il est politique, communard, engagé à sa manière, oui, si l’on veut.
 

Une « transformation du politique »

    Éric Marty l'admet tout de même : Rimbaud a écrit, dans les années 1870-1871, des poèmes indiscutablement communards. Mais, selon lui, ces poèmes de combat « manifestent, naïvement ou non, par la reprise de stéréotypes et par leur conformisme prosodique, une soumission au politique » (p.66). 
    On n’est pas tenu de partager ce mépris. Rédigés dans un style pamphlétaire forgé sur le modèle des Châtiments de Victor Hugo, ces textes contiennent quelques-uns des plus puissants cris de révolte contre le despotisme et la répression d’état que nous ait donnés la littérature française.
     Dés ses premiers poèmes, Rimbaud prend pour cible « l’Empereur ». Et l’imprécation anti-bonapartiste, « Empereur, vieille démangeaison », résonne encore en 1873, dans Une saison en enfer. L’anti-bonapartisme a été la première école politique de Rimbaud. Selon son ancien professeur, Georges Izambard, le jeune homme lui remit le 18 juillet 1870 le poème intitulé « Morts de Quatre-vingt-douze ». Ce poème répondait à une harangue patriotique parue le 16 juillet dans un journal pro-gouvernemental, au lendemain de la stupide déclaration de guerre contre la Prusse (15 juillet 1870). Il s’insurgeait contre la tentative de susciter un réflexe patriotique en comparant une guerre sans légitimité, inspirée par un trouble conflit dynastique, avec le combat héroïque des sans-culottes pour défendre la République.
    
L’adolescent (n’oublions pas qu’il n’a pas encore seize ans) adopte face à la guerre de 1870 une attitude crânement pacifiste. Sa lettre à Izambard du 25 août 1870 en offre un réjouissant témoignage. Quelques jours après cette lettre, le 2 septembre, Napoléon III et Mac Mahon, assiégés à Sedan, capitulent. L’Empereur est fait prisonnier et amené en captivité au château de Whilelmshöhe, en Prusse. C’est là que Rimbaud le peint sarcastiquement dans « Rages de Césars », songeant à ses palais perdus et au « Compère en lunettes », Émile Ollivier, son premier ministre, qui vient d’être chassé du pouvoir par une insurrection parisienne, le 4 septembre.
     Rien d’étonnant, donc, à ce que la Commune ait trouvé en notre jeune réfractaire un partisan enthousiaste. Sa sympathie est acquise dès le départ à ceux que le parti de l’ordre appelle « les Barbares ». Du 25 février au 10 mars, Arthur séjourne à Paris où il visite les librairies et cherche à prendre contact avec certains milieux journalistiques et littéraires. On sait (par sa lettre du 17 avril à Paul Demeny) qu’il cherche notamment à y rencontrer Eugène Vermersch, poète et journaliste au Cri du peuple, l’un des principaux journaux de l’extrême-gauche. 
    
L’écrasement de la Commune, quelques semaines plus tard, inspire à Rimbaud un poème vengeur : « L'Orgie parisienne ou Paris se repeuple ». Écrit selon toute vraisemblance dans les jours qui suivirent la Semaine sanglante (21-28 mai 1871), ce poème dresse un tableau satirique de la restauration de l'ordre bourgeois dans la capitale. Rimbaud décrit la ville livrée à la prostitution, morte, ou plutôt semblable à un corps en putréfaction, grouillant de « vers livides », c'est à dire, en réalité, vivante, agitée par «l'immense remuement des forces » qui annonce sa résurrection prochaine. Les strophes du poète elles-mêmes, nouvelles pétroleuses, bondissent à la gorge des « bandits »
     C’est, aux dires de Verlaine, en février 1872 que Rimbaud écrivit cet autre tombeau de la Commune : « 
Les Mains de Jeanne-Marie ». Hymne à la gloire des communardes, « Les Mains de Jeanne-Marie » célèbre la femme révoltée brutale et douce, terrible et désirée. Suppliciée par les troupes gouvernementales (les « Versaillais »), traitée d'hystérique par les détenteurs de l'ordre moral, Jeanne-Marie la « pétroleuse » apparaît à Rimbaud comme une réincarnation moderne de la sorcière du Moyen Age. Il la voit, telle que la peint l'historien Jules Michelet dans La Sorcière, véritable médecin du peuple, collectant des simples, chassant de sa main les insectes dont les aurores bleues sont toutes bourdonnantes, autour des fleurs : 

Mains chasseresses des diptères
Dont bombinent les bleuisons
Aurorales, vers les nectaires ?
Mains décanteuses de poisons ? 

Oh ! quel Rêve les a saisies
Dans les pandiculations ?
Un rêve inouï des Asies,
Des Khenghavars ou des Sions ?

[...]

L'éclat de ces mains amoureuses
Tourne le crâne des brebis !
Dans leurs phalanges savoureuses
Le grand soleil met un rubis !

Une tache de populace
Les brunit comme un sein d'hier ;
Le dos de ces Mains est la place
Qu'en baisa tout Révolté fier !

Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d'amour chargé,
Sur le bronze des mitrailleuses
À travers Paris insurgé !

[...]

                                                   Etc. 

Magnifique ! Sublime, non ? 

    On ne peut nier, en tous cas, qu'il y ait là un Rimbaud communard ! Éric Marty ne s'y hasarde certes pas. Mais, d'une part, il conteste la valeur littéraire de cet aspect de la production du poète, d'autre part, il soutient que Rimbaud a rapidement abandonné ou dépassé cette « soumission au politique ». Admettant qu'il est difficile de démontrer la réalité d'une rupture dans la continuité de l'œuvre et d'en repérer le moment précis, il propose une sorte de renversement dialectique. Plutôt que d’essayer de trouver dans les textes un insaisissable « adieu au politique », il nous engage à penser cet adieu non comme un abandon mais comme une « transformation du politique » (p.67). Qu’entendre par là ? La page 68 nous en donne successivement deux définitions. « Le sujet Rimbaud, dans son adieu au politique, ne redevient pas tel qu’il était avant le politique mais il transforme le politique : l’adieu au politique serait l’acte paradoxal par où Rimbaud transforme le politique en poème ». Jusque là, je ne vois pas où est le paradoxe : rien de plus naturel en somme, pour un poète, que de dire le monde poétiquement ! Mais on comprend plus loin ce que l’auteur veut dire : c’est la seconde définition, celle que je reproduisais au tout début de ce texte. Le poème, en « accueillant » après coup l’ « événement » qui s’éloigne, le considère « de dos ». Ce n’est plus « tout fumant d’idéologie que l’ « événement » se montre » mais « débarrassé de ses mystifications », dans la distance du travail de deuil et de l’ironie. Tels sont les registres qu’Éric Marty nous invite à reconnaître dans les textes rimbaldiens qu’il va maintenant commenter.

 

« Qu’est-ce pour nous mon cœur…  » : un exemple bien choisi, mais quid du contre-exemple de « Soir historique » ? 

     Éric Marty a choisi le bon exemple pour servir sa thèse. En effet, « Qu’est-ce pour nous mon cœur  » mime ce qu’on pourrait appeler trois moments d’un mouvement psychique (ou d’une rêverie, ou d’un débat intérieur, comme on voudra). Le premier de ces moments est typiquement celui de l’ « adieu au politique » : « Qu’est-ce pour nous, mon cœur que ces nappes de sang… [le sang versé des communeux, l’impératif moral de fidélité et de « vengeance » qui s’impose aux survivants] : Rien ! » Le désir intime de se détacher de « l’événement », et même de l’oublier, ne peut pas s’exprimer plus clairement. Cependant, dans un second mouvement du texte, sa partie centrale, l’esprit se rebelle contre cette trahison : « Mais si, toute encore, nous la voulons [la vengeance] ! ». Suit alors une ruée furieuse contre l’ordre établi (« Industriels, princes, sénats, / Périssez !»), dont la motivation profonde semble moins résider dans l’espoir d’une victoire que dans la nécessité de répondre à un sentiment indéfectible de solidarité et de fraternité révolutionnaire (« mon cœur, c’est sûr, ils sont des frères »). Enfin, dans un troisième mouvement, le poète se réveille au moment même où le rêve épique tourne au cauchemar : « Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours » (sur la terre, qui n’a pas fondu, contrairement à ce que le sujet énonciateur imaginait, dans sa vision apocalyptique de la révolution). Le motif de la catastrophe cosmique (la terre a explosé sous les effets conjugués d'une éruption volcanique et d'une raz de marée, entraînant dans sa perte le narrateur et ses « romanesques amis ») apparaît ici pour la première fois dans l'œuvre de Rimbaud. Il deviendra récurrent dans les Illuminations. Le contexte du poème conduit à l'interpréter comme une métaphore de la Révolution, signification politique que ce motif conservera, selon toute apparence, dans les textes ultérieurs. 

     L’autodérision de ce dénouement, évidente pour moi (certains la contestent), le scepticisme qui semble s’y exprimer, ne peuvent manquer de nous interroger sur le rapport exact de Rimbaud à la politique, plus précisément : à l’idéologie communarde (ou aux idéologies communardes). Il est légitime de se demander si cette dérision vise le grand Christ rouge de la Révolution (pour parler comme les littérateurs), pressenti comme une décharge périodique et rituelle de violence prolétarienne, sympathique au poète mais inefficace et inexorablement vouée à l’écrasement, ou si elle pourrait avoir pour cible la duplicité du poète lui-même, trop manifestement soulagé de se retrouver parmi les vivants après avoir cédé au vertige de la colère et à l’exaltation du sacrifice, mais de façon imaginaire et sans frais. Dans un cas, nous aurions là une critique implicite de l’idéologie révolutionnaire ; dans l’autre, nous aurions plutôt une sorte d’aveu d’impuissance de la part de Rimbaud face à la question de l’engagement, comme lorsqu’il s’exclame, dans « Le cœur supplicié » : « Comment agir, ô cœur volé ! » ou lorsqu’il fait dire au narrateur de « Mauvais sang » : « Je ne comprends pas la révolte ». Le dénouement d'un autre poème de 1872, « Michel et Christine », présente, me semble-t-il, les mêmes caractéristiques auto-ironiques (une moquerie de Rimbaud à l'égard de ses propres emballements révolutionnaires). 

      Quand on lit l'analyse de « Qu’est-ce pour nous mon cœur  » par Éric Marty, on a d'abord le sentiment d’un commentaire brillant certes mais difficile (peut-être est-ce le lecteur, trop peu philosophe, qui se trouve ici quelque peu déficient !). Ensuite, on est surpris par certaines gloses : le « Rien » du second quatrain n’est-il pas peu ou prou commenté comme l’expression d’une destruction, d’un nihilisme, ce qui n’a guère de rapport avec sa fonction dans le discours du poème (p.70) ? Les « noirs inconnus » du sixième quatrain ne semblent-ils pas représenter, pour Éric Marty, des « Africains » (p.71), ce qui me paraît impossible dans le contexte ? Le critique, enfin, n’évoque-t-il pas la dernière phrase du poème d’un allusif : « Puis le fameux : Ce n’est rien ! j’y suis ! j’y suis toujours ! » (p.72) sans dire comment il comprend lui-même ce dénouement au sens controversé, dont dépend pourtant l'interprétation de la fable ? Ces approximations, avouons-le, ne facilitent pas l'adhésion du lecteur. 

    Malgré ces critiques, je dois reconnaître qu'Éric Marty touche juste sur deux points essentiels, qui constituent d’ailleurs les principales insistances de son argumentation : quand il commente le « allons ! allons !» du sixième quatrain en y décelant une secrète ironie à l’égard  des stéréotypes du discours militant, voire une allusion goguenarde à la Marseillaise ; quand il note l’étrange glissement qui s’opère au niveau du langage, dans le poème, entre le vocabulaire du politique et celui du mythe :

« Mais cette plus grande rationalité idéologique, qui n’est qu’apparence, est le point de départ d’une vraie liquidation. Très vite, il ne s’agit plus de faire périr les protagonistes de l’événement réel (« industriels, princes, sénats ») mais de faire disparaître les « républiques de ce monde », c'est-à-dire le dernier mot de la politique comme salut, et dans le même mouvement de faire disparaître tout ce qui permet de nommer politiquement ce monde : empereur, régiments, colons, peuples, puis les trois continents fondamentaux (dernière trinité), Europe, Asie, Amérique. Et c’est dans ce contexte qu’il est fait appel alors aux forces telluriques et souterraines de la Nature […] L’adieu au politique, c’est aussi le renoncement à ce qui constitue son essence discursive : la nomination » (p.70-71).

[5] Bruno Claisse a montré de façon convaincante que Rimbaud pastiche, dans « Soir historique », l'apocalypse sur laquelle s'achève «Solvet Seclum », pièce finale des Poèmes barbares (1862), du très anti-communard Leconte de Lisle (« Soir historique et l'illusoire », Parade sauvage, Colloque n°5, septembre 2004, Musée-Bibliothèque Arthur Rimbaud de Charleville-Mézières, p.561).

     L’observation d’Éric Marty sur ce point du langage ou de la « nomination » est d’autant plus intéressante que l’on voit Rimbaud, à plusieurs reprises, dans « Michel et Christine » ou dans « Soir historique » par exemple, s’interroger lui-même sur les implications de son vocabulaire (et/ou de son imaginaire) politique. Dans « Michel et Christine », l'auteur interrompt abruptement et rageusement la vision révolutionnaire déployée par le poème au moment où il prend conscience qu'il ne parvient à évoquer son idylle gauloise que dans un langage contaminé par la mythologie chrétienne. Il se découvre piégé idéologiquement par ses propres métaphores (le nouvel amour représenté sous la forme sulpicienne de la Sainte Famille) et par son vocabulaire même (la présence du mot « Christ » dans le prénom « Christine »). Rimbaud a tendance à représenter la révolte sous les traits du Déluge ou de l’Ange exterminateur ou des cavaliers de l’Apocalypse (« Michel et Christine »). Cette représentation n'est-elle pas frappée d'irréalité par le vocabulaire mythique (voire religieux) qu'elle utilise ? Cette vision panique de la révolution n'est-elle pas davantage celle du bourgeois qui la redoute que celle de l'activiste qui la souhaite ? Rimbaud lui-même, en tous cas, en vient à critiquer ce radicalisme métaphorique de poète dans « Soir historique ». Il s'agit d'un poème tout entier dirigé contre la niaiserie poétique, et plus précisément contre celui qui incarne aux yeux de Rimbaud le dilettantisme et l’esthétisme de l’homme de lettres, Paul Verlaine. Opposant l’« être sérieux » au « touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques » (l’homme de lettres replié sur lui-même, son art, la sphère privée), Rimbaud évoque une fois de plus dans son œuvre le grand soir (le  « soir historique » du titre) sous la forme d’une apocalypse : « Le moment de l’étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains, de la planète emportée, et des exterminations conséquentes, certitudes si peu malignement indiquées par la Bible et par les Nornes et qu’il sera donné à l’être sérieux de surveiller ». Mais il ajoute en conclusion : « Cependant ce ne sera point un effet de légende ! » Il est donc loisible de penser, comme Éric Marty, qu’il y a dans le langage imagé habituel du poète quelque chose qui n’est pas réductible à de simples « prête-noms » substituables aux concepts politiques traditionnels, que l'imaginaire dont ce vocabulaire est porteur constitue un « élargissement » en direction d’un « Temps eschatologique », un déplacement hors de la sphère du politique, voire un « renoncement » au politique. Encore faudrait-il prendre acte de ce que ce poncif littéraire[5] fait question pour Rimbaud lui-même, et que celui-ci annonce dans l’un de ses derniers poèmes une volonté de dépassement du (faux) poétique vers le politique (tout le contraire d’un « adieu », donc) et son intention de guetter, dans la sphère du réel, l’avènement d’un « soir historique ». 
 

 

 

 

[6] Alain Badiou, « La méthode Rimbaud », dans Conditions, Éditions du Seuil, 1992, p.135-136. « Rimbaud a capté pour toujours, sans hélas l'anéantir, sous les thèmes de la race, du travail et de l'enracinement, ce qu'on pourrait appeler la vision pétainiste du monde […] » Sans l’anéantir ? Bien sûr ! Sans la critiquer ? Certainement pas ! Sans parvenir à s’en détacher durablement ? Peut-être. Tel est sans doute le reproche que Badiou pense pouvoir adresser à Rimbaud.

 

 

Une saison en enfer : les dangers d’une lecture monophonique


     
Plus que l’œuvre dans son ensemble, Éric Marty nous avertit qu’il va commenter le chapitre intitulé « Mauvais sang » :

« Je voudrais  m’arrêter à la décision capitale de Rimbaud de produire sa propre généalogie autour d’une filiation du sang et de la race, ce que le philosophe Alain Badiou appelle, sans rire, une « vision pétainiste du monde » [6] et qu’on appellera, quant à nous et faute de mieux, une athéologie politique. Le génie de Rimbaud, son génie de l’adieu, tient dans le mouvement par lequel il tente, par une généalogie de la race, de s’excepter de la grande dialectique de l’Esprit et du sujet dont Hegel a fait la synthèse [….] » (p.73).

En se décrivant comme un barbare, étranger à toute civilisation, Rimbaud, selon Éric Marty, serait l’initiateur d’une « anti-philosophie du sujet et de l’histoire, un scénario anti-hégélien, qui va contre la vulgate qui fait du XIXe siècle un siècle politique » (p.54).

 

 

 

 

 

 

[7] Voir par exemple sur le Net les articles :
Loïc Rignol, "Augustin Thierry et la politique de l’histoire. Genèse et principes d’un système de pensée".
http://rh19.revues.org/document423.html
Patrick Garcia, "Les régimes d’historicité : un outil pour les historiens ? Une étude de cas : la « guerre des races »"

http://rh19.revues.org/document418.html

 

 

 

 

 

 

 

 

    On sait que dans la mythologie personnelle de Rimbaud, l'état sauvage et le paganisme se trouvent souvent revendiqués par opposition à un ordre social, une religion, une civilisation occidentale qu'il rejette. Selon les textes, le sauvage est parfois le « nègre » (le premier titre imaginé pour Une saison en enfer fut Livre nègre), parfois le « barbare ». Dans la section d'Une saison en enfer intitulée « Délires II », l'Époux infernal, c'est à dire Rimbaud, déclare que ses pères, « de race lointaine », étaient « scandinaves ». Dans « Mauvais sang », le narrateur explique son caractère par son ascendance gauloise : 

« J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte. Je trouve mon habillement aussi barbare que le leur. Mais je ne beurre pas ma chevelure. / Les Gaulois étaient les écorcheurs de bêtes, les brûleurs d'herbes les plus ineptes de leur temps. / D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège ; − oh! tous les vices, colère, luxure, − magnifique la luxure; − surtout mensonge et paresse. [...] »

En s’inventant une généalogie mythique qui le rattache à une lointaine origine gauloise, Rimbaud tente-t-il, comme le croit Éric Marty, de se soustraire à la dialectique hégélienne du Maître et de l’Esclave ? Tout au contraire, il s’y fait une place, il s’y construit une identité sociale déterminée. Rimbaud, dans « Mauvais sang » se perçoit comme le produit d'un double déterminisme, racial (les gaulois) et social (la classe qui est la sienne, celle des roturiers : « maîtres et valets, tous [...] ignobles » (« ignobles » au sens étymologique de non-nobles ?  ). Lorsqu’il déclare : « Il m'est bien évident que j'ai toujours été de race inférieure », c’est évidemment sa « classe » qu’il définit. Sa race est celle des « fils de famille », dit-il encore, expression qui n’a pas du tout chez Rimbaud le sens qu’on lui donne aujourd’hui mais qui désigne au contraire les fils du Peuple, ceux « qui tiennent tout de la déclaration des Droits de l'Homme ». Cet amalgame des notions de race et de classe n’est pas du tout étrange à l’époque de Rimbaud. Il vient en droite ligne de l'historiographie libérale de la première moitié du XIXe siècle (Augustin Thierry notamment) qui décrivait la Révolution comme le dénouement d'une légitime lutte multiséculaire des Gaulois (le peuple conquis, les serfs, les ancêtres du Tiers-état) contre les Francs (les conquérants, les nobles) [7].
     On voit donc par là toute l’étendue de l’erreur commise par Éric Marty. Car, non seulement la référence gauloise est pour Rimbaud une façon de s’inscrire dans l’Histoire avec une place sociale déterminée, celle de l’Esclave, mais en outre cette identité n’est guère valorisée. Elle apparaît davantage comme une malheureuse fatalité, une infériorité subie, que comme un effort de sa part (« par lequel il tente[rait] […] de s’excepter de la grande dialectique de l’Esprit et du sujet dont Hegel a fait la synthèse »). Les élites bourgeoises utilisaient souvent les catégories « racialistes » de l’historiographie romantique, en inversant les pôles, pour dévaloriser les « classes dangereuses ». Les révoltés de Juillet (1830), de juin 48, de la Commune étaient les nouveaux Gaulois, les nouveaux barbares. De même, Rimbaud se dit issu d'une race qui « ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée ». Il déclare : « Je ne puis comprendre la révolte ». Dans ce lointain passé médiéval où il tente de se représenter dans « 
Mauvais sang », Rimbaud s'imagine voué à une agressivité toute instinctive, à la rapine, à la jacquerie, en deçà de toute révolte rationnelle. Il retourne contre lui-même, non sans ironie sans doute, le discours réactionnaire courant de son époque. Discours « pétainiste » avant la lettre ? Pourquoi pas ? L'erreur de Badiou est surtout ici, selon moi, de prendre tout ça au pied de la lettre sans se demander qui parle exactement à travers le narrateur de la Saison. Mais Marty ne fait-il pas au fond la même erreur ?

 

 

 

 

     Il est curieux qu'Éric Marty, dans le commentaire qu’il livre de ce chapitre, ne se demande jamais quel est le statut énonciatif exact du discours, quelle est la voix que l’on entend dans ce réquisitoire contre soi-même ! Goût pour le sacrilège et la luxure (§3), dégoût égal pour le travail honnête (défini comme une domesticité) et pour le crime (§4) bêtise, brutalité. Rimbaud nous invite à considérer comme habileté rhétorique de sa part tout argument destiné à justifier sa paresse, pour la sauvegarder (§5). En se décrivant « plus oisif que le crapaud », conformément au portrait insultant que certains amis de Verlaine faisaient de lui, il admet implicitement le bien-fondé de cette accusation. La seule excuse que le poète semble prêt à se trouver, à la fin du §5, c'est que tous les « fils de famille » ont les mêmes vices que lui. On le sent : le procès qui est instruit dans ces lignes n'est pas seulement celui de l'individu Arthur Rimbaud, c'est celui du Peuple en général : « La race inférieure a tout couvert — le peuple, comme on dit, la raison ; la nation et la science. » Ce n’est pas la voix personnelle de Rimbaud que nous entendons mais, à travers elle, celle de la Réaction bourgeoise, celle de l’Ordre moral.
     Enfin, si le narrateur de « 
Mauvais sang » allègue une appartenance barbare, ce n’est certes pas pour se soustraire à une quelconque dialectique historique mais au contraire pour se défendre et se justifier devant le tribunal de l’Histoire. En reprenant à son compte le discours accusateur de la réaction anti-communarde, Rimbaud, dans ce moment de crise où il rédige Une saison en enfer, se laisse peut-être envahir par la honte et la fatigue de soi. Mais surtout, se sentant accusé, coupable peut-être, se voyant en imagination traîné devant les tribunaux, insulté par la foule, et injustement condamné à mort, il allègue ses origines païennes pour mieux démontrer son innocence : il est étranger à la morale et à la religion chrétiennes, il ne saurait être condamné au nom de valeurs qui ne sont pas les siennes. Cette étrangeté absolue, cette extériorité à l'égard de la civilisation occidentale, Rimbaud la résume par le mot « nègre » : Je suis une bête, un nègre. Ce qui ne veut pas dire qu’il se considère lui-même comme un sauvage, mais seulement que ses accusateurs ne devraient pas lui reprocher son comportement puisque eux le croient tel. Rimbaud ne revendique une filiation barbare que pour retourner l’argument contre ses ennemis de classe, dialectiquement.
 

 

[8] Voir notamment : Henri Meschonnic, Modernité Modernité, article « "Il faut être absolument moderne", un slogan en moins pour la modernité », Lagrasse, Verdier, 1988 (repris en Folio Essais). Dans cet article, l'auteur tente de montrer que, chez Rimbaud, toujours, « la valeur du mot 'moderne' est péjorative » et que ses « il faut » indiquent de façon constante une obligation s'imposant au sujet, une contrainte extérieure. En vertu de quoi il attribue à la formule un sens de « dérision » et y diagnostique « un constat de défaite » : « l'acceptation amère du monde moderne ». Dans le contexte d'optimisme volontariste de l'« Adieu » d'Une saison en enfer, je pense au contraire que l'adjectif « moderne » répond au nom « arriérés » utilisé dans le paragraphe précédent pour désigner les anciens compagnons d'enfer (les marginaux, les idéalistes,  les marchands de rêve : « saltimbanque, mendiant, artiste, bandit,  prêtre ! »). Ceux-ci étaient à leur insu accrochés au passé, retranchés du monde réel comme « le touriste naïf, retiré de nos horreurs économiques » de Soir historique, périphrase désignant sans doute les poètes frileusement réfugiés dans leur art, Verlaine particulièrement. Et donc, comme pour « l'être sérieux » de Soir historique, je crois qu'il s'agit pour le narrateur de la Saison de se tourner résolument vers l'avenir. Comme le locuteur de Soir historique ou celui de Génie, il doit se faire le veilleur, le guetteur messianique d'une promesse incertaine et sans nom que Rimbaud appelle alternativement le « nouveau », l'« inconnu » ou, ici, l'« absolument moderne » (que symbolisent aussi les « splendides villes »).

[9] « Ouvriers » met en scène le couple Verlaine-Rimbaud. Mais, pour emprunter une formule d'Éric Marty, les personnages du texte ne peuvent pas être considérés comme de simples « prête-noms » pour désigner les deux poètes. Autrement dit, il n’est pas sans signification que V et R aient été déguisés ici en ouvriers. Outre la joie carnassière qu'il a dû éprouver à enjuponner son amant et à le représenter sous les traits d'une fade midinette, Rimbaud s'est amusé à imiter le roman naturaliste. Cette stratégie d'écriture est moins destinée à délivrer un message socio-politique qu'à figurer et à inscrire dans le style même du texte le regard objectif que le narrateur tente de porter sur sa situation présente. Objectivement, suggère Rimbaud, voilà ce que nous sommes : deux prolétaires, deux laissés pour compte de la société traînant leur désœuvrement dans une zone suburbaine dévastée. C'est pourquoi il ne me semble pas faux de dire que Rimbaud exploite dans « Ouvriers » le thème social à la mode qu’était, à cette époque, la description compassionnelle de la condition ouvrière. Le texte combine l'insinuation burlesque (cachée), l’objectivité naturaliste (parodiée) et une forme de lyrisme personnel : l'expression élégiaque d'une lassitude.

 

Les Illuminations : une parole post-politique ? 

     Éric Marty diagnostique dans la fameuse proclamation de l’« Adieu » de la Saison : « il faut être absolument moderne », entre autres significations possibles (la polysémie a bon dos), l'adhésion de Rimbaud à une hyper modernité qui serait « celle de l’adieu au politique comme rature de l’épisode révolutionnaire » (75). On a beaucoup glosé sur le sens qu'il était permis de donner à cet aphorisme, venant de Rimbaud, si par « moderne » il fallait entendre ce qu'on désigne habituellement par ce mot : le progrès, le nouveau [8]. Pour moi, ai-je envie de dire de façon quelque peu provocatrice, la réponse est : oui ! Sans aucun doute ! Sauf bien sûr si l'on entend par là une admiration béate devant le monde moderne tel qu'il est ! Mais je crois que Rimbaud ne dit rien d'autre ici que lorsqu'il expliquait à Demeny, dans sa lettre du 15 mai 1871, que le poète selon son cœur « serait vraiment un multiplicateur de progrès », serait celui qui « définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle », celui par qui « l'énormité » (ce qui est hors norme, voire a-normal) deviendrait « norme » et serait « absorbée par tous ». On ne pouvait plus clairement exposer une conception révolutionnaire de la notion de progrès. C'est sans doute pour guider le lecteur dans ce sens que Rimbaud a ajouté dans « Adieu » l'adverbe « absolument » : afin que ce lecteur comprenne qu'il ne s'agit pas d'accepter le monde moderne tel qu'il est mais plutôt de se tenir aux aguets, ouvert à tout ce qui pourrait survenir de radicalement neuf et mériter vraiment le nom de progrès.

       Les Illuminations apparaissent à certains égards comme la mise en pratique de la maxime énoncée à la fin d'Une saison en enfer. Une thématique de la modernité parcourt le recueil. Le contexte socio-politique en est rarement absent. Non seulement nombre de textes exploitent les grands thèmes de société comme  les nouveaux moyens de transports rapides (« Mouvement »), les expéditions coloniales (« Démocratie »), le tourisme de luxe (« Promontoire »), le gigantisme des villes (« Métropolitain », « Ville », « Villes I et II »), la condition ouvrière (« Ouvriers »)[9], mais on trouve en outre de nombreuses allusions à des faits contemporains très précis. Dans « Ville », par exemple, comme l'a signalé Bruno Claisse, Rimbaud mentionne en ironisant l'une des premières enquêtes de statistique internationale comparée, invention caractéristique de cette époque, qui montrait une plus grande longévité des anglais par rapport aux peuples du continent. Dans « Soir historique », selon Antoine Fongaro, Rimbaud évoque successivement l'édification de la nation allemande après la victoire de la Prusse sur la France et la proclamation de l'Empire d'Allemagne, l'insurrection des Taïpings en Chine, la conquête du « Turkestan » (tel était son nom à l'époque de Rimbaud) par les armées russes et la construction du chemin de fer transcaspien qui représentaient pour les naïfs partisans de la colonisation l'arrivée des « lumières » (au sens du XVIIIe siècle) dans la partie asiatique de l'empire russe. Ce qui permet au sujet énonciateur du texte, témoin perspicace de cette première mondialisation capitaliste, de prophétiser avec tristesse : « un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s'édifier. Puis un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et des mélodies impossibles. / La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera ! » (voir les références précises des articles de Claisse et Fongaro dans les pages de ce site consacrées aux deux poèmes). Enfin, rappelons que Rimbaud a placé en tête des Illuminations un poème intitulé « Après le Déluge » qui, d'un avis presque unanime, ancre le recueil dans le souvenir de la Commune, conte de façon imagée le sanglant retour à l'ordre qui a suivi et presse le lecteur de « relever les Déluges », c'est à dire de recommencer, chaque fois que cela s'avèrera nécessaire, le geste héroïque des Communeux.   
     Donnons acte à Éric Marty que sa troisième partie consacrée aux Illuminations, par son existence même, reconnaît la permanence d’une problématique politique dans ce recueil, ce qui n’a pas toujours été le cas des commentateurs. Cependant, Éric Marty croit entendre dans la dernière œuvre de Rimbaud ce qu’il appelle une « parole post-politique ». C'est-à-dire, explique-t-il, une vision du monde pour laquelle :

« la démesure de la technique et l’artifice des matériaux n’ont plus pour traduction possible les catégories socio-politiques ou allégoriques, mais trouvent dans l’utopie positive ou négative, selon les poèmes, le seul langage capable de dire la nouvelle civilisation devenue Maître. Et c’est bien parce qu’il perçoit clairement cette mutation qu’il ne cesse de voir des explosions, des secousses, des éruptions, des déluges […]» (p.77-78).

Autrement dit, si je comprends bien, Rimbaud, face à la modernité, oscille entre la fascination et le rejet mais il n'exprime ces sentiments que sous la forme du mythe et de l'utopie, il ne peut ni ne veut les formuler en termes politiques, le Sujet dressé contre « la nouvelle civilisation devenue Maître » par la tradition hégeliano-marxiste, à savoir l’Esclave, le prolétariat moderne, étant définitivement disqualifié à ses yeux par « la rature de l’épisode révolutionnaire » (p.75). 

     Ce raisonnement appelle plusieurs objections.      

     Premièrement, Rimbaud est un poète. Il s'exprime donc en partie par métaphores. Et s'il est vrai qu'on ne peut pas considérer ses allégories apocalyptiques comme des « prête-noms ordinaires » de la Commune ou de la révolution, il n'est pas davantage possible d'interpréter l'absence des « catégories socio-politiques » (du vocabulaire spécialisé de la politique) dans ses poèmes comme l'indice d'une étrangeté absolue de Rimbaud à ce domaine ou d'un dépassement de toute problématique de cet ordre. Encore moins est-il possible d'en déduire une incapacité à accéder à des concepts précis par refoulement ou inhibition. C'est pourtant ce genre de diagnostic que suggère la référence à la notion lacanienne de « forclusion du nom » (p.76) pour expliquer cette absence. Certes, j'ai dit moi-même plus haut que Rimbaud, dans « Michel et Christine », paraissait dénoncer comme un piège cette prégnance d'un métaphorisme d'origine mythique ou religieuse dans son expression politique mais, d'un autre côté, c'est bien cette ambiguïté, ou même cette contradiction, qui donnent sa chair, pour nous lecteurs, au discours de Rimbaud, parce qu'elles témoignent d'une forme spécifique d'arrachement à la tradition, celle d'un adolescent qui s'est formé au contact des « humanités » gréco-latines et de la la théologie chrétienne, et qui a dû affronter avec ces armes-là l'époque du triomphe du capitalisme industriel et de la mort de Dieu (expérience de révolte toute personnelle mais symptomatique d'un moment déterminé de la conscience occidentale en général). Cela n'empêche d'ailleurs pas Rimbaud de nous dire parfois fort clairement comment il faut comprendre ce type de métaphores eschatologiques et/ou messianiques, sous sa plume. Voir plus haut notre analyse de « Soir historique » et plus bas celle de « Génie », par exemple.

 

 

 

[10] Étiemble, «Sur quelques traductions de Génie«, Autour de Ville(s) et de Génie, Revue des Lettres Modernes, série Rimbaud n°4 , pages 67-83, Minard, 1980.

[11] Significativement, Verlaine, dans un poème de l'automne 1875 (« Malheureux, tous les dons.. »), reproche à Rimbaud sa soumission à l'air du temps, notamment son athéisme et son culte de « la Science » :

Malheureux, toi Français, toi Chrétien, quel dommage !
Mais tu vas, la pensée obscure de l’image
D’un bonheur qu’il te faut immédiat, étant
Athée (avec la foule !) et jaloux de l’instant,
Tout appétit parmi ces appétits féroces,
Épris de la fadaise actuelle, mots, noces
Et festins, la « Science », et « l’esprit de Paris »,
Tu vas magnifiant ce par quoi tu péris,
Imbécile ! et niant le soleil qui t’aveugle !
Tout ce que les temps ont de bête paît et beugle
Dans ta cervelle, ainsi qu’un troupeau dans un pré,
Et les vices de tout le monde ont émigré
Pour ton sang dont le fer lâchement s’étiole.

 

 

 

 

 

[12] Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Cerf, 2002, p.388. 

 

 

 

 

[13] Voir à ce sujet la synthèse de Michael Löwy et Robert Sayre sur les politiques du romantisme : Révolte et Mélancolie, le Romantisme à contre-courant de la modernité (Payot, 1992).

[14] Cette prémonition de la fin du monde est déjà présente chez Baudelaire, comme le rappelle Hannah Arendt dans un article consacré à Walter Benjamin : « Le monde va finir, écrit Baudelaire dans ses Journaux intimes. La seule raison pour laquelle il pouvait durer, c'est qu'il existe. Que cette raison est faible, comparée à toutes celles qui annoncent le contraire, particulièrement à celle-ci : qu'est-ce que le monde a désormais à faire sous le ciel ? » (Pléiade, p.1195). 
     Walter Benjamin, en 1926, dans Sens unique, se réapproprie ce catastrophisme romantique en lui donnant un sens politique nouveau, celui de l'alternative entre émancipation sociale et barbarie : « Si l’élimination de la bourgeoisie n’est pas accomplie avant un moment presque calculable de l’évolution technique et scientifique (indiqué par l’inflation et la guerre chimique), tout est perdu. Il faut couper la mèche qui brûle avant que l’étincelle n’atteigne la dynamite » (Les Lettres nouvelles, 1978, p.205-206).  
     La même alternative se présente à son esprit devant la montée de l'hitlérisme, à la veille de la deuxième guerre mondiale et du judéocide nazie : « Au reste, écrit-il dans une lettre de 1935, je ne me sens guère contraint de mettre en couplets, dans sa totalité, l'état de ce monde. Il y a déjà, sur cette planète, bien des civilisations qui ont péri dans le sang et l'horreur. Naturellement, il faut souhaiter de vivre un jour une civilisation qui aura laissé les deux derrière elle je suis même (...) enclin à supposer que la planète est en attente de cela. Mais savoir si nous pourrons déposer ce présent sur sa cent ou quatre cent millionième table d'anniversaire, c'est, en vérité, terriblement incertain. Et si cela n'arrive pas, elle nous punira finalement pour nos compliments hypocritesen nous servant le Jugement dernier » (cité par H. Arendt, Walter Benjamin, Allia, 2007, p.84-85). 
     E
n ce début de XXIe siècle, si je puis me permettre cette petite parenthèse, face à la crise écologique majeure qui s'annonce, à la dissémination croissante de l'arme nucléaire, au maintien voire à l'accentuation d'inégalités explosives, l'espoir humain n'apparaît-il pas de nouveau conditionné à une alternative semblable ?
     Qui sait si cette alternative n'était pas, pour Rimbaud déjà, le sens profond de l'ambiguïté que nous avons décelée dans ses métaphores eschatologiques ? Il n'est pas certain que la Catastrophe ne soit chez Rimbaud qu'un prête-nom de la Révolution. Elle traduit peut-être plus largement cette intuition typiquement romantique que ce « petit monde blême et plat 
» que nous font, combinés, nos « accidents de féerie scientifique » et «nos horreurs économiques » pourrait fort bien conduire l'humanité à son crépuscule si quelque « soir historique » d'un autre ordre (aussi salvateur et régénérateur que le précédent serait destructeur) ne vient pas détourner à temps le cours fatal de la modernité. 

     Deuxièmement, de la thématique de la modernité omniprésente dans les Illuminations se dégage un point de vue politique suffisamment précis, que l'on ne peut réduire (comme certains ont été tentés de le faire) ni à un progressisme positiviste et naïf, ni à ce courant de pensée romantique antimoderne qui a imprégné la littérature du XIXe et du XXe siècle

     « Comme ailleurs dans son œuvre, écrit Étiemble à propos de Génie, Rimbaud n'est ici que l'écho sonore de l'idéologie en son temps dominante : raison, science, progrès, positivisme 
»[10]. Certes, la modernité et, plus particulièrement la modernité urbaine, ne sont pas sans exercer sur Rimbaud une certaine fascination[11]. Des textes comme « Villes I et II », « Scènes », « Les Ponts » peut-être, « Plates-bandes d'amarantes » déjà en 1872, tendent à présenter la métropole moderne comme un kaléidoscope de scènes, un spectacle magique qui parle à l'imagination du poète. L'idée est particulièrement nette dans « Métropolitain ». Aux yeux du « métropolitain », le paysage urbain fait miroiter ses « fantasmagories », c'est-à-dire qu'il se morcelle en une multitude de sensations fugaces, difficiles à identifier, détails de choses plutôt que choses, objets de désir inaccessibles ou décevants, « possessions » jalousement gardées à l'abri des « grilles » et des « murs », derrière le « cristal » des vitrines des « boulevards ». Le poème s'achève sur une mêlée amoureuse entre le poète et une mystérieuse entité féminine, symbole probable de la force virile du poète ("Elle [...] — ta force !"), instrument de sa revanche imaginaire sur "la ville énormément florissante" (Est-elle almée...), ville opulente et tentatrice  mais qui interdit ses richesses au déshérité (et, parmi ces richesses, ses "atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs", autres objets de tentation et d'interdit). C'est, comme dans la section 5 de « Mauvais sang », la revanche du « forçat », du paria misérable et solitaire, sur la société qui l'exclut ou l'opprime.

     Même les textes où domine un point de vue critique sur la modernité, comme « Ville » ou « Mouvement », reposent sur une évocation assez contrastée. Concernant la technique, Rimbaud paraît plus proche de Jules Verne que du romantisme antimoderne : on le sent plus disposé à s'enthousiasmer pour les « accidents de féerie scientifique » (« Angoisse ») qu'à dénoncer la mise en coupe réglée de la nature par la techno-science. C'est, malgré tout, la dimension critique qui l'emporte, le plus souvent. Ses textes reflètent fréquemment la sensibilité pré-écologique de l'époque romantique concernant les « fumées de charbon » (« Métropolitain », « Ville ») et dénoncent implicitement l'exploitation mercantile des découvertes scientifiques ou géographiques (« Après le Déluge », « Soir historique »). Walter Benjamin décèle même dans « Ville » une volonté de « désensorcellement de la modernité »[12] et l'on pourrait étendre ce jugement à toute une série de poèmes. Les « métropole(s) crue(s) moderne(s) » (« Ville », « Villes » I et II, « Métropolitain »), les « nouveaux conquérants du monde » (« Mouvement »), les « conscrits du bon vouloir » [colonialiste] (« Démocratie »), « nos horreurs économiques » (« Soir historique »), les « migrations, sports, féeries et comforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l’avenir qu’ils font ! » (« Solde ») n’éveillent guère chez l’auteur des Illuminations qu’un scepticisme teinté, selon les cas, de mélancolie, de colère ou d’effroi. La vérité est que Rimbaud se montre extrêmement sensible aux contradictions de la modernité. Ce qu'un républicain naïf, un positiviste grossier célèbreraient comme les lumières du progrès, Rimbaud le décrit plus volontiers comme « le chant clair des malheurs nouveaux » (« Génie »). Dans « L'Homme juste », il affiche violemment son mépris pour le prétendu progressisme de ceux qui, comme Hugo, se prétendent des "Justes" mais n'ont pas su choisir leur camp pendant la Commune, quand ils n'ont pas choisi le camp de la réaction :

Qu'il dise charités crasseuses et progrès ... [...]
Ô Justes, nous chierons dans vos ventres de grès !

      Cependant, Rimbaud se distingue aussi, nettement, de ce qu'on a pu appeler le romantisme à contre-courant de la modernité[13]. Ce courant politiquement hétérogène exprime l’inquiétude de l’homme occidental devant l’expansion de la civilisation industrielle et des rapports sociaux capitalistes, se demandant avec angoisse comment relever le défi de la barbarie moderne, se demandant de quelle Force, de quel Génie (pour reprendre des mots-fétiches de notre poète) attendre le salut. Certes, le désensorcellement de la modernité à l'œuvre dans les Illuminations participe de ce mouvement général et sa critique de ce que Rimbaud appelle la « magie bourgeoise » (« Soir historique »), c'est à dire la gestion bourgeoise du progrès technique et de la culture, est d'une remarquable constance et perspicacité. Mais cette expression même de « magie bourgeoise », ou encore la référence à « nos horreurs économiques » (« Soir historique ») comme la dénonciation virulente du colonialisme et de la démocratie version IIIe République que l'on diagnostique sans peine dans « Démocratie », et même dans « Mouvement », les appels à la révolte (« Après le Déluge »), les espoirs placés, même s'ils sont parfois formulés avec un certain scepticisme, dans la perspective du grand soir (« Soir historique »), dans les « accidents de féerie scientifique » et les « mouvements de fraternité sociale » (« Angoisse »), tout cela renvoie à l'évidence à une critique de type anti-capitaliste et révolutionnaire de la société moderne. Comme le signale d'ailleurs Éric Marty, on trouve alternativement dans les Illuminations « l’utopie positive ou négative, selon les poèmes ». Et, par la place que tient dans son œuvre l'expression d'une utopie positive, Rimbaud se distingue de cette posture nostalgique qui caractérise un certain anticapitalisme romantique (critique du 'matérialisme' bourgeois au nom des valeurs spirituelles de la société traditionnelle) ou le passéisme désespéré d'un Des Esseintes (bien qu'il ne soit pas sans rappeler parfois l'univers de Rimbaud : même haine du bourgeois, même malaise face à la ville moderne, même appel aux fléaux et aux apocalypses, au dernier chapitre d'À Rebours[14]).

     Il est donc impossible de parler de « parole post-politique » à propos des Illuminations. Les Illuminations sont même, d'un certain point de vue, le recueil le plus politique de Rimbaud, moins virulent et explicite que les poèmes du temps de la Commune, sans doute, mais aussi moins épidermique, plus constamment imprégné des problématiques socio-politiques contemporaines. Il est impossible de parler de « parole post-politique », même dans le sens très spécial qu'Éric Marty confère à cette formule, au risque de ramener l'idéologie du recueil à un vague rejet, sans perspective politique, de la modernité. Or, on ne trouve pas seulement chez Rimbaud ce pathos de la rébellion, asocial mais parfaitement compatible avec un individualisme apolitique ou franchement conservateur, tel qu'on peut l'observer chez tant de ses pairs, bohêmes, poètes ou artistes. Ce qui fait l’originalité de la posture politique de Rimbaud dans son temps, c’est que, malgré l’ « atroce scepticisme » qu’il avoue dans « Vies II », il n’a jamais voulu, ou jamais pu, seul ou quasi-seul parmi les écrivains de son époque, séparer dans son œuvre l’élan vers un Inconnu poétique et la promesse révolutionnaire incarnée par la Commune. Évidemment, c'est du poète que je parle, pas de celui qu'il est devenu plus tard.

 

Rimbaud, le veilleur     

     Explicitement dans « Soir historique », de façon plus métaphorique et ambiguë dans les autres textes, l'auteur des Illuminations continue d'affirmer sa foi dans une possible émancipation, sa disponibilité à la lutte, à l’utopie, au « dégagement rêvé » considéré comme l'enjeu d'une légitime « guerre » : 

Je songe à une Guerre de droit ou de force, de logique bien imprévue (« Guerre »).

La guerre ici évoquée est avant tout une affaire privée, mais elle n'exclut certainement pas, dans l'esprit de Rimbaud, ce qu'il appelle dans « Angoisse » les « mouvements de fraternité sociale », au sujet desquels il se demande (anxieusement) s'ils seront capables, combinés aux miracles de la science, de rendre à l'homme sa liberté perdue :

Se peut-il [...] 
Que des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale soient chéris comme restitution progressive de la franchise première ?...

 

 

 

 

[15] On rapprochera utilement ce dénouement de ce passage de « Mauvais sang » : 

     Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu'il aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes. Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison.
     Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon cœur gelé : «Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre.« Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu.
     Dans les villes la boue m'apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt ! Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumées au ciel ; et, à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres.
     Mais l'orgie et la camaraderie des femmes m'étaient interdites. Pas même un compagnon. [...]

 

[16] Je signale ici, par parenthèse, dans l'article d'Éric Marty, une interprétation très contestable de ce verbe « renvoyer » qui vient de René Char (Recherche de la base et du sommet) et de la lecture heideggerienne du poème proposée par Roger Munier : « Génie, écrit Éric Marty, qui est le poème même de l'adieu et pas seulement dans le dernier paragraphe où le poète nous enjoint de le renvoyer [...]» (p.78). Le « génie » du poème n'est certainement pas Rimbaud lui-même et Rimbaud ne nous demande pas de le « congédier », comme le croit René Char, qui voit dans ce geste le « congé » donné à la poésie même, le consentement à une irréductible insuffisance. Je ne crois pas que le verbe « renvoyer » puisse avoir ici le sens de « relancer » (relancer l'espoir) : « comme on renvoie une balle », ainsi que l'a proposé Albert Py dans son édition critique des Illuminations (Droz, 1969, p.227). Pierre Brunel (Éclats de la violence, Corti, 2004, p.725) approuve cette interprétation d'Albert Py. Mais, si ce verbe « renvoyer » a plus ou moins la valeur de rejet que René Char lui accorde, tout au plus peut-on en conclure que Rimbaud a souhaité exprimer par là le droit des hommes à désespérer parfois, à éloigner d'eux comme une charge trop lourde la quête inquiète de l'idéal. Il revendique seulement notre droit à un découragement momentané, à une pause au cours du mouvement qui nous presse, idée déjà présente dans le syntagme « forces et sentiments las ». Car, comme le montre l'effet de reprise dynamique des derniers mots du poème, Rimbaud ne nous invite pas dans Génie à renoncer à l'impossible, comme l'écrit Roger Munier, mais au contraire à en relancer sans cesse la quête héroïque. Et c'est précisément cet élan vital jamais démenti des hommes au sein d'une réalité en perpétuel devenir qui constitue pour Rimbaud leur « génie ». Génie célèbre, me semble-t-il, ce qu'Ernst Bloch a théorisé sous le nom de Principe-Espérance. Loin de renvoyer l'homme à son impossible, Génie célèbre « l'homme capable du génie jusqu'à transgresser l'impossible » déclare à juste raison la note consacrée au poème dans l'édition du centenaire (voir : Alain Borer et Roger Munier, notes sur Génie, Rimbaud : Oeuvre-vie, édition du centenaire, p.1181-1183). 

[17] « La part certaine du conceptualisable, écrit par exemple René Étiemble, est on ne peut plus banale : comme ailleurs dans son oeuvre, Rimbaud n'est ici que l'écho sonore de l'idéologie en son temps dominante : raison, science, progrès, positivisme ; le tout opposé à la religion catholique dont sa mère et le petit séminaire lui avaient inspiré l'horreur. » (« Sur quelques traductions de Génie », Autour de Ville(s) et de Génie, Revue des Lettres Modernes, série Rimbaud n°4 , pages 67-83, Minard, 1980, p.67).

     En tant que virtuose du jeu métaphorique, le poète met au point des allégories polysémiques amalgamant le psychologique et le politique (révolte individuelle / révolte collective), le politique et l'érotique (vertige de l'émeute / extase amoureuse), ou même les trois ensemble. Dans « Après le Déluge », le Déluge représente aussi bien la révolution, le peuple insurgé, que la dissidence personnelle de l'auteur (la porte qui claque, le départ de l'enfant ...). Dans « Métropolitain », nous l'avons vu, la bataille avec « Elle » par quoi s'achève le poème est à la fois une mêlée amoureuse et un affrontement politique. Face à la ville tentaculaire et fantasmagorique, Rimbaud poursuit sa quête de la Force[15] :

Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, ta force.

     Dans « Génie », où ce qu'on a appelé l' « illuminisme démocratique » se proclame en pastichant l'éloquence sacrée et la rhétorique chrétienne, Rimbaud semble dire sa foi en un christ déchristianisé, qui « ne redescendra pas d'un ciel » et qui ne peut être que l'Homme lui-même. Non pas l'homme en général, tel qu'on le rencontre à l'état « normal » dans la société, mais l'homme nouveau qui a su rompre avec « tous les agenouillages anciens », reconnaître la « force » qui est en lui et s'ouvrir à « l'amour, mesure parfaite et réinventée » :

Il est l'affection et l'avenir, la force et l'amour que nous, dans les rages et les ennuis, nous voyons passer dans le ciel de tempête et les drapeaux d'extase

     Il est curieux qu'Éric Marty détecte dans cet hymne à la « fécondité de l'esprit », c'est-à-dire au pouvoir créateur du génie humain, la « souveraineté particulière [de] qui a renoncé à tout pouvoir par le talisman de l'adieu » (p.78).

     « Génie » célèbre la capacité individuelle et collective des hommes à être véritablement sujets, maîtres de leur propre vie, de leur histoire, inventeurs de leur avenir. Cet avenir, pourtant, Rimbaud ne l'idéalise pas autant qu'on pourrait le croire, mais la formule par laquelle il annonce les souffrances inévitables de demain (« le chant clair des malheurs nouveaux ») montre qu'elles valent mieux pour lui que les « rages et les ennuis » de « cette époque-ci qui a sombré ». Cela, parce que l'homme est libre, possède dans son génie propre l'amour et la force (celle de changer soi et le monde), et que, pour cette seule raison, l'espoir n'est jamais perdu d'avance.  

      Aussi, de même que dans « Soir historique » l'auteur demandait à « l'être sérieux » de guetter le « moment » opportun, dans ce poème-ci il nous enseigne qu'il faut « suivre les vues » du Génie et que, même quand on est au plus bas (« cette nuit d'hiver »), il faut savoir « le héler et le voir, et le renvoyer »[16], reconnaître « son jour » (c'est-à-dire sa lumière et son avènement).

     On se trompe pourtant lorsqu’on réduit ce poème à un illuminisme démocratique (Antoine Adam), à une foi positiviste en un progrès irréversible et continu débouchant automatiquement sur des lendemains qui chantent[17]. Dans « Génie », Rimbaud veut penser l'utopie au présent, comme le déclare d'emblée le texte : « Il est l'affection et le présent... ». Ou plutôt : il est le paradoxe d'un futur déjà ouvert dans le présent, tension constante de l'Homme vers son accomplissement, liberté et pouvoir créateur en actes. « Génie » fait entendre une voix rare dans l'œuvre de Rimbaud, celle de l'adhésion reconnaissante et sereine au monde tel qu'il est, séjour d'une humanité délivrée de la hantise chrétienne de la rédemption, car elle a compris que l'Homme est à lui-même son propre salut quand il est assez fort pour aimer son destin (« machine aimée des qualités fatales »). Il y a là tout le contraire d'une rêverie béate de l'Avenir, le contraire de l'attente inquiète d'un improbable « Noël sur la terre », telle qu'on peut la trouver, par exemple, dans « Matin ». Le thème est le même, bien sûr (« Esclaves ne maudissons pas la vie »), mais l'accent est inverse. « Matin » a l'accent de la mélancolie, « Génie » celui de la volonté. « Matin » a l'accent du rêve, « Génie » celui de la réalité. « Matin » interroge : 

Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! — Noël sur la terre !

« Génie » affirme : « c'est fait, lui étant, et étant aimé ».

     Le poète rompt, ici, avec le ressassement de son essentielle incomplétude ou de son exclusion de l'absolu. C'est comme si Rimbaud voulait réagir contre cette critique trop facile de l'Utopie qu'il pratique lui-même à l'occasion, en disant : mais non, l'Utopie n'est pas une chimère, elle existe, elle est déjà à l'œuvre dans nos vies, toujours et partout : « Arrivée de toujours, qui t'en iras partout » (« À une Raison »). Voilà qui pourrait peut-être donner un sens acceptable à l'adverbe « absolument » de la fameuse maxime d'« Adieu » : « Il faut être absolument moderne ». Absolument, c'est-à-dire : en avant, par rapport à la modernité même, par rapport à ce que les modernistes appellent la modernité. C'est-à-dire, au fond, antimoderne : révolutionnairement antimoderne. 

     La vigueur de cet optimisme, ressenti presque physiquement à travers le mouvement des phrases  la relance constante des anaphores, des rythmes binaires, des homophonies (assonances et allitérations)  est sans doute ce qui explique la réception généralement enthousiaste de ce texte, qu'Yves Bonnefoy a salué comme « un des plus beaux poèmes de notre langue » (Rimbaud par lui-même, p.147).       

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[18] Certains commentateurs ont supposé que Rimbaud, dans « Solde », ne parle pas de lui mais des mauvais poètes, aliénés à l'Ordre social, qui traitent l'Idéal comme une marchandise. Sans doute ont-ils du mal à imaginer que Rimbaud, dans son « atroce scepticisme », ait pu aller jusqu'à se ravaler lui-même, en tant que poète novateur et chantre du « nouvel amour », inventeur « de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues », au rang d'un camelot vantant d'une même voix « les sports » ou les « comforts parfaits » et l'« Élan insensé et infini aux splendeurs invisibles ». Il ne fait pourtant qu'anticiper sur ce plan l'appréciation décapante de Walter Benjamin au sujet de la thématique du « nouveau » chez Baudelaire : 

     La nouveauté représente cet absolu qui n’est plus accessible à aucune interprétation ni à aucune comparaison. Elle devient l’ultime retranchement de l’art. La dernière poésie des Fleurs du Mal : « Le Voyage ». « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! levons l’ancre ! » Le dernier voyage du flâneur : la Mort. Son but : le Nouveau. Le nouveau est une qualité indépendante de la valeur d’usage de la marchandise. Il est à l’origine de cette illusion dont la mode est l’infatigable pourvoyeuse. Que la dernière ligne de résistance de l’art coïncidât avec la ligne d’attaque la plus avancée de la marchandise, cela devait demeurer caché à Baudelaire.

Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle
« 
exposé » de 1939, Cerf, 2002, p.55-56.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      Mais « Génie » ne doit pas être considéré comme le dernier mot de la pensée de Rimbaud. D'un poème à l'autre, d'une page de la Saison à l'autre, Rimbaud se contredit. Avouons-le. Ou, du moins, on sent qu'il doute et se cherche, teste le pour, puis le contre. Et je crois qu'Yves Bonnefoy touche juste quand il écrit : « Même des instants de violente affirmation, comme « Génie », peuvent ne régner qu'un très bref moment sur une conscience » (ibid., p.153).

      Il faut se rappeler en outre dans quel contexte de sinistre réaction s'élabore l'œuvre dont nous parlons ici (exception faite des premiers poèmes du « Recueil de Douai »). Car « l'époque », dit le poète, « a sombré » (« Génie ») !  Si Rimbaud, comme le note Éric Marty, situe souvent son idéal révolutionnaire dans un « temps eschatologique », ce n'est pas parce qu'il « diverge en profondeur du socle idéologique alors à l’œuvre chez les Communards » (p.66). C'est parce que, dans cette « nuit d'hiver » des années qui ont suivi l'écrasement de la Commune, il ne peut guère envisager l'espoir que comme un horizon lointain et prophétique. Aussi se représente-t-il « l'être sérieux » (dans « Matin », dans « Soir historique » et même dans « Génie ») sous les traits d'un guetteur, d'un veilleur, d'une sentinelle messianique. Et il ne faut pas s'étonner que ce guetteur, las de scruter en vain le désert des barbares, cède parfois à la tentation de jeter son bonnet (phrygien) par dessus les moulins. C'est ce qui se passe dans « Solde », pièce qui semble apporter à l'optimisme de « Génie » une péremptoire et peu dialectique contradiction[18]. Encore que... 

     Encore que ce poème lui-même pourrait bien être une liquidation en trompe-l'œil, comme celle d' « Alchimie du verbe » où la critique a fait observer depuis longtemps que Rimbaud, au prétexte d'en finir avec une poétique dépassée, propose tout de même au lecteur un florilège de ses plus beaux poèmes de l'année écoulée. Ainsi, lorsqu'on lit ce chef d'œuvre d'ambiguïté qu'est « Solde », on se demande si le sarcasme, omniprésent, ne dissimule pas une forme malicieuse d'auto-célébration, si le poème ne fait pas le contraire de ce qu'il dit, comme incite à le croire la tonalité lyrique de cette énumération. Rimbaud y range « l'anarchie pour les masses » parmi les accessoires de son arsenal poétique, côte à côte avec « les applications de calcul et les sauts d'harmonie inouïs », « les trouvailles et les termes non soupçonnés », « l'occasion, unique, de dégager nos sens », et tous les ingrédients du bonheur parfait (« la satisfaction irrépressible pour les amateurs supérieurs », les « comforts parfaits », etc.). Bien sûr, il doute fortement que les marchands de rêve (les poètes, multiplicateurs de progrès) parviennent jamais à vendre aux hommes pareille camelote, même en solde ! Mais, tout en ricanant sur ses illusions perdues, il en profite pour décliner une fois de plus la liste de ses utopies, où se mêlent étroitement le poétique et le politique.

     Dans cette convergence entre le poétique et le politique, Rimbaud n’a certes pas trouvé une réponse, encore moins une solution existentielle : la suite de sa vie l’a prouvé. Il a sans doute vécu cette convergence comme une énigme de son destin personnel, une hypothèse, une question. Mais, cette question, il l’a laissée ouverte jusqu’au bout. Du moins, tant qu’il a été poète. Jusque dans ses derniers textes, Rimbaud se décrit en attente, en état de « veille ». Il n'est pas étonnant que le sommet, à jamais perdu, de son œuvre ait été, d'après Verlaine, un poème intitulé « Les Veilleurs » (Verlaine cite aussi, dans Les Poètes maudits, un texte intitulé « Les Réveilleurs de la nuit »). Tant dans le dénouement d'une Saison en enfer que dans les Illuminations, Rimbaud garde en point de mire un horizon fabuleux (« splendides villes », « drapeaux d'extase »). Il n'est pas sans conséquence qu'à la fin de chacun de ces textes, le sujet lyrique parvenu au plus sombre de sa « nuit d'hiver » voie se relever en lui l'espoir d'un « jour » ou d'une « aurore ». La Saison elle-même s'achève sur l'évocation d'un salut, désigné en des termes toujours aussi vagues et mythiques, des termes qui ne démontrent aucun « progrès » sur la voie de la raison raisonnable ou du réalisme, contrairement à ce que suggère le narrateur lui-même (et qui fait les choux gras des interprétations moralisantes de la trajectoire rimbaldienne) :

Cependant c'est la veille. Recevons tous les influx de vigueur et de tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Jusqu'au terme de sa courte vie littéraire, donc, Rimbaud maintient la perspective d'une émancipation profane, individuelle et collective, qu'il oppose à la promesse chrétienne. C'est ensuite qu'il a pris congé de la politique, comme de la littérature. Mais cela, c’est l’affaire des biographes. Ce n’est pas notre affaire à nous, lecteurs. Sans doute n'était-il pas possible à Rimbaud, quelque désir qu'il en eût, de rompre avec la poésie en poète ! Et avec la révolution non plus ! C'est la raison pour laquelle nous trouvons dans son œuvre un adieu toujours différé, un adieu, donc, en quelque sorte, fictif, qui n'est pas une réalité biographique mais un thème, consubstantiel à sa poétique. Ce que dit fort bien, il faut l'admettre, la belle formule d'Éric Marty : une poétique de l'adieu.

 

L'adieu comme fiction poétique

     En effet, l'empreinte durable laissée par l'épisode communard sur la vision du monde du jeune poète n'empêche nullement que s'expriment dans son œuvre une mélancolie, un sentiment d'échec et un désir constant de rupture avec le passé. C'est à dire, pour parler comme Éric Marty, une tentation de « l'adieu ». On perçoit dans les Illuminations (cf. notamment dans ce site la page sur « Parade »), comme dans Une saison en enfer, un parfum insistant d’autocritique, une dénonciation de l’illusion lyrique englobant, aux côtés de la religion et des prêtres, tous ceux que Rimbaud considère comme des marchands de rêve, dont il dresse la liste dans « L'Éclair » (« saltimbanque, mendiant, artiste, bandit,  prêtre ! ») et qu’il  appelle, dans l’ « Adieu » d’Une saison en enfer, les « amis de la mort ». Ce sont les anti-sociaux réfractaires de façon générale, les poètes et, parmi eux, n'en doutons pas, l'auteur lui-même. Car nous savons bien que Rimbaud se reproche à lui-même ce qu'il reproche à ces charlatans : « Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonge. Et allons. » (« Adieu »). C'est donc avec raison qu'Éric Marty parle d'une « poétique de l'adieu » dans les Illuminations.

 

 

 

 

 

 

 

 

   Peut-être même pourrions-nous étendre la formule à toute l'œuvre du poète et à l'ensemble de sa thématique. On sait que Rimbaud, dans « Alchimie du verbe », caractérise comme un « adieu au monde » le thème de ses « romances » de 1872 (« Je disais adieu au monde dans d'espèces de romances »). Le « Bateau ivre » n'est-il pas déjà un poème de l'adieu ? Par ses connotations politiques, le « Bateau ivre » peut légitimement apparaître comme un tombeau de la Commune. Dans ce sens, c'est bien d'un adieu qu'il s'agit, mais sans la nuance de reniement qu'Éric Marty associe à ce terme, tout au contraire : car si le bateau avoue sa défaite à la fin du poème, il préfère mourir plutôt que de revenir « nager sous les yeux horribles des pontons ». Par ailleurs, le « Bateau ivre » constate le caractère illusoire des rêves d'évasion de l'enfance. Ce motif du désir d'évasion, si souvent abordé en positif dans le Rimbaud première manière, de « Sensation » aux « Poètes de sept ans », en passant par « Ma Bohême » et autres pièces du cycle belge de 1870, on le retrouve condensé et magnifié, à la fin du « Bateau ivre », mais en négatif, sur le mode déceptif si l'on préfère, dans l'évocation nostalgique de la « flache ». Il y a ainsi chez Rimbaud, de façon récurrente, un adieu à l'enfance et à ses rêves (voir notamment le cycle intitulé « Enfance »), un adieu à la révolte et à la dissidence (ce qu'Éric Marty appellerait un adieu au politique), et même un adieu à la littérature. Qu'on se rappelle seulement, dans les brouillons de la Saison, son fameux blasphème : « Maintenant, je puis dire que l'art est une sottise ».   
 

 

 

 

 

 

    Mais les adieux, chez Rimbaud, ont ceci de particulier qu'ils sont sans cesse annoncés, jamais définitivement scellés. René Char, au fond, ne dit rien d'autre dans sa fameuse et sibylline définition de la « dialectique » rimbaldienne : « Chez Rimbaud la diction précède d'un adieu la contradiction » (Pléiade Char, p.733).
    
De fait, la voix
de la lassitude ne s'y fait jamais entendre sans que s'élève, parfois au cœur du même texte, ou sinon dans le texte suivant, la voix contraire : celle de la lutte et de l'espoir en une forme de salut. Le lecteur familier de Rimbaud connaît bien ces moments émouvants où l'on a l'impression d'entrer dans le for intérieur du poète, d'y entendre le dialogue entre deux voix (comme dans « Qu’est-ce pour nous mon cœur », dont nous avons déjà parlé). Le congrès des voix rimbaldiennes porte souvent sur la question de savoir s’il faut se convertir au « bien » (la « vie française, le chemin de l’honneur ») ou s’il faut persévérer dans la révolte, la poésie, le « dérèglement », la voie maudite … Tantôt, c’est la première solution qui semble l’emporter (« Mauvais sang », « Adieu »). Tantôt, c’est la seconde : combien de textes de Rimbaud révèlent ainsi un refus obsessionnel du repentir, le rejet de toute assimilation à la troupe des honnêtes gens (« Tu resteras hyène... », prologue de la Saison ; voir aussi les conclusions d' « Angoisse » et de « Honte »), la hantise de la conversion forcée (celle des païens, des « gaulois » ou des « nègres », dans « Mauvais sang »), la hantise de l'enrôlement parmi « conscrits du bon vouloir » (« Démocratie »), parmi les « nouveaux conquérants du monde » (« Mouvement ») ! La question rebondit sans cesse : le sujet lyrique se montre las de lui-même, las de ses colères et de ses souffrances (« Honte », « Mauvais sang ») ; il voudrait que les « nappes de sang et de braises » (de la Commune ?), les « mille meurtres » et les désirs de « vengeance » ne lui soient plus « rien », il voudrait les oublier (« Qu’est-ce pour nous mon cœur ») ; il croit s’être détaché, il se croit loin de tout ça, guéri, « remis des vieilles fanfares d'héroïsme — qui nous attaquent encore le cœur et la tête — loin des anciens assassins — » (« Barbare »). Mais quelque chose en lui refuse de plier, refuse d’oublier … et c’est le retour des vieilles obsessions, des fidélités anciennes.

***

     Au cours de cette discussion de l'article d'Éric Marty « Rimbaud et l’adieu au politique », nous n'avons pas tenté d'opposer à l'improbable Rimbaud repenti de l'auteur un presque aussi introuvable Rimbaud militant. Nous avons accepté comme juste, d'une certaine manière, son intuition centrale selon laquelle « l’adieu peut côtoyer de très près l’engagement » (p.64). À ceci près que nous avons renversé la proposition de l'auteur. Pour lui, la politique se survit dans l'œuvre de Rimbaud au-delà de l'événement constitué par la Commune et son écrasement, mais elle se survit comme un leurre dissimulant l'abandon progressif d'une illusion. Cette opération de camouflage s'expliquerait par la nécessité d'atténuer pour soi-même comme pour les autres la brutalité d'un aveu. Pour nous, au contraire, Rimbaud maintient ensemble et dans l’écart, sans qu’il y ait une résolution possible, l'élan poétique vers l'Inconnu et la promesse révolutionnaire, dans son écriture, jusqu’à ce qui finira par s’inscrire en effet comme une rupture dans sa vie, cette fois sans commentaires. La part du leurre, si l'on veut la marquer, a plutôt consisté pour le poète à mettre en scène de façon récurrente dans son œuvre (en quelque sorte par anticipation) le geste de l'adieu, l'adieu comme fiction. Là où Éric Marty perçoit un engagement fictif, masquant la réalité d'un adieu, nous verrions plutôt des adieux fictifs, différant sans cesse une impossible résignation.

                                                                          Août 2007