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Lexique des termes littéraires 

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Rimbaud, le poète (accueil)  > Glossaire stylistique

Alinéa
ALLÉGORIE
ALLITÉRATION
ANALOGIE

ANAPHORE
ASSONANCE
ASYNDÈTE
CÉSURE

CHANSON

CHUTE
Clausule
Comparaison
Déictiques
Démonstratifs

ELLIPSE
Facule discursive

JEU DE MOTS

HYPALLAGE

HYPERBOLE
HYPOTYPOSE
INCIDENTE

M
étaphore
MÉTONYMIE

OXYMORE
PARAGRAPHE
PARALLÉLISME
Parataxe
PARODIE
Pastiche
POÈME EN PROSE

Pointe
Polysyndète
PRÉPOSITION

RIME
RIME CONSONANTIQUE
RYTHME (PROSE)
SONNET
STYLE ORAL
SYNECDOQUE
SYNESTHÉSIE
TIRET
VERS
VERS LIBRE
Verset

ZEUGMA

CÉSURE : Coupe centrale de l’alexandrin, qui marque une pause après la sixième syllabe. La césure sépare le vers en deux moitiés égales appelées hémistiches. On parle aussi de césure pour le décasyllabe, que la tradition littéraire découpe régulièrement 4/6. Inversement les vers égaux ou inférieurs à huit syllabes sont perçus comme des mètres simples, non césurés.

      Les poètes du XIXe siècle, bien avant Rimbaud, ont entrepris d’assouplir l’alexandrin en affaiblissant la césure. Rimbaud s’engage dans la même logique en la radicalisant. Les commentateurs de la métrique rimbaldienne notent par exemple la propension de Rimbaud à placer en 6e position dans l'alexandrin un monosyllabe atone (un article par exemple, ou autre "proclitique", voir ci-après l'exemple tiré de "À la musique"), ou d'empêcher la réalisation de la pause médiane quand la césure tomberait normalement sur une syllabe intérieure de mot. Ainsi peut-on observer le Rimbaud de 1870-1871 attaquant le mètre "de l'intérieur" (comme dit J.P. Bobillot) avant d'abandonner progressivement toute espèce de régularité dans les vers de 1872-1873. 

     
Michel Murat décèle les débuts de ce travail de sape dès 1870 dans les corrections réalisées par le jeune poète sur certains de ses textes. Dans "Ophélie", il hésite entre « On entend dans les bois / de lointains hallalis » (copies Izambard, Banville) et « On entend dans les bois / lointains des hallalis » (recueil de Douai).  Dans "À la musique", il remplace « Les notaires montrer + leurs breloques à chiffres » (copie Izambard) par « Le notaire pend à + ses breloques à chiffres » (recueil de Douai). Nombreux sont, dans la production rimbaldienne des années 1870-1871, les alexandrins plus ou moins dissonants où la césure est ainsi enjambée par un groupe syntaxique. Sur cent vers du "Bateau ivre", Michel Murat en a compté 33 de ce type, parmi lesquels 9 sont absolument « déviants » au sens où le vers ne peut être considéré ni comme un alexandrin binaire (absence de césure), ni comme un trimètre (coupé régulièrement 4/4/4).

*

     Les travaux de Michel Murat (2002) et Jean-Michel Gouvard (2008) permettent d'établir de façon précise l'évolution de la pratique de Rimbaud dans ses techniques d'affaiblissement de la césure.

     Les poèmes du printemps 70 utilisent des procédés d'enjambement à la césure peu appuyés et relativement courants depuis le romantisme.

     C'est au cours de l'été de cette même année que le poète se met à rechercher plus systématiquement les effets de discordance entre mètre et phrase, comme le montre l'observation des variantes entre les manuscrits du printemps et ceux figurant dans le dossier Demeny. Rimbaud effectue dans ces derniers textes des corrections qui visent souvent à affaiblir la césure ("Soleil et chair", v.15, v.65 ; "Ophélie", v.21, v.25 ; "À la Musique", v.8 ; "Le Forgeron", v.91, v.95-96). Les procédés utilisés ne sont généralement pas très subversifs, mais la multiplication de ce type de variantes fait système. Par ailleurs, on voit apparaître dans certains poèmes datés de l'été 70 quelques infractions majeures comme le placement d'une préposition monosyllabique devant la césure ("Morts de Quatre-vingt-douze", v.10 ; "Le Châtiment de Tartuffe", v.6 ; "Le Mal", v.2). 

     La démarche se radicalise dans les poèmes du dossier Demeny datés de l'automne. Les discordances légères sont plus nombreuses et les infractions majeures se font plus insistantes : "Rêvé pour l'hiver" compte deux vers avec préposition monosyllabique devant la césure (v.1 et 5) ; "Au Cabaret-vert" présente une préposition monosyllabique devant la césure (v.11) et un pronom personnel de première personne (proclitique) dans la même position (v.3).

     Il faudra cependant attendre 1871 et "L'Homme juste" pour voir apparaître chez Rimbaud le premier exemple de mot enjambant la césure (v.61) :

"Cependant que, silen + cieux sous les pilastres"

     L'affaiblissement de la césure, enfin, parvient à son comble dans les deux poèmes en alexandrins de l'année 72, "Qu'est-ce pour nous mon cœur..." et "Mémoire". On peut mentionner trois procédés caractéristiques :

  • la césure sur proclitique : "De rage, sanglots de + tout enfer renversant" (vers 3 de "Qu'est-ce pour nous mon cœur...").

  • la césure lyrique : Rimbaud place des "e" muets impossibles à accentuer en 6e position, ce qui oblige soit à une diction déviante (vengenceu), soit à faire entendre un vers faux (tronqué de son sixième pied).

    "Et toute vengeance ? + Rien !... Mais si, toute encor,"
    "Périssez ! puissance, + justice, histoire, à bas !"
    "À nous ! Romanesques + amis : ça va nous plaire."
    "Cités et campagnes ! + Nous serons écrasés !"

    (vers 5, 7, 15 et 19 de
    "Qu'est-ce pour nous mon cœur...")

  • la césure débordée (selon l'expression de Michel Murat) : le "e" muet, post-tonique, placé en septième position débordant la césure, est récupéré par le second hémistiche, ce qui produit "un vers faiblement profilé dans lequel la césure ne ressort pas de manière saillante" (Murat, op. cit. p.63).

"font les saules, d'où sau + tent les oiseaux sans brides."
"aux doigts ; foulant l'ombel + le ; trop fière pour elle"
"Ah ! la poudre des sau + les qu'une aile secoue !"

(vers 12, 19 et 37 de "Mémoire").

*

      La discordance introduite par l'affaiblissement de la césure dans le cadre métrique globalement régulier du poème est fréquemment utilisée par Rimbaud pour produire des effets de sens :

  • Dans le passage déjà cité de "À la musique" : « Le notaire pend à + ses breloques à chiffres ». En suspendant quelque peu le vers entre le verbe "pendre" et son insolite complément prépositionnel, la césure souligne la cocasserie de cette inversion qui fait du petit-bourgeois réifié l'accessoire de ses accessoires. 

  • Dans "Le Bateau ivre", la césure sur proclitique du vers 83 incite à prononcer cet alexandrin d’un seul tenant, comme si l’on retenait son souffle : "Fileur éternel des + immobilités bleues". Elle communique une impression de plénitude et de lassitude à la fois : l'inconnu approché, l'infini parcouru en vain. Elle accentue aussi le contraste entre ce paroxysme épico-lyrique du poème et la retombée du vers suivant (un tétramètre bien carré) : "Fileur éternel des + immobilités bleues / Je regrette l'Europe aux anciens parapets !"

  • Le vers 11 du même "Bateau ivre" est un alexandrin non-césuré, ce qui ne signifie pourtant pas que la césure n'y joue aucun rôle : comme l'a bien montré Benoît de Cornulier (op.cit. 1980), la pression métrique fait ressentir au lecteur la présence latente de la césure à l'endroit où le mot "péninsules" se décompose : "Je courus ! Et les Pén + insules démarrées". La tension entre rattachement et détachement que le lecteur perçoit à cet endroit souligne le paradoxe de l'image. Rimbaud, d'ailleurs, pratique une transgression expressive équivalente au vers 65 quand il adopte l'orthographe incorrecte "presque île".

*

        Le cas du décasyllabe rimbaldien, enfin, est intéressant. C'est dans "Tête de faune", poème en trois quatrains de décasyllabes, que l'on observe les premières manifestations de l'iconoclastie métrique propre aux derniers vers de Rimbaud. Le poème appartient pourtant au dossier Verlaine de 1871-1872. Steve Murphy postule "la forte probabilité d'une composition entre septembre 1871 et les premiers mois de 1872" (Colloque de Kyoto, Klincksieck, 2006, p.74). Or, on y constate les mêmes altérations du vers que celles observées dans l'alexandrin tardif (césures débordées des vers 3 et 6) et un dérèglement de la structure d'ensemble du poème par le déplacement incessant de la césure, qui aboutit à un mélange des mètres 4/6, 6/4 et 5/5 tout à fait étranger à l'usage littéraire. Les mêmes procédés sont à l'œuvre, plus radicaux encore, dans les poèmes en décasyllabes de l'été 1872 : "Jeune ménage", "Plates-bandes d'amarante". 

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Bibliographie

  • Jacques Roubaud, La Vieillesse d'Alexandre, Essai sur quelques états récents du vers français, Maspero, 1978, p.19-35.

  • Benoît de Cornulier, "Métrique du vers de 12 syllabes chez Rimbaud", polycopié Marseille-Luminy 1978, 1979, publié dans Le Français moderne 48:2, 1980, p. 140-174.

  • Benoît de Cornulier, Théorie du vers. Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Seuil, 1992.

  • Marc Dominicy, "Tête de faune ou les règles d'une exception", Parade sauvage n°15, 1998, p. 109-188.

  • Jean-Michel Gouvard, La versification, PUF, Collection Premier Cycle, 1999 (ce manuel tient compte de l'évolution récente de la théorie ; il propose une mise à jour des définitions, de la terminologie et des signes conventionnels).

  • Michel Murat, L’Art de Rimbaud, Corti, 2002, chapitre : "Le vers", p.32-67.

  • Jean-Pierre Bobillot, Rimbaud, Le Meurtre d'Orphée. Crise de verbe et chimie des vers ou la Commune dans le Poème, Champion, 2004.

  • Jean-Michel Gouvard, "Remarques sur la versification de Rimbaud", Parade sauvage "Hommage à Steve Murphy", octobre 2008, p. 254-267.

  • Dominique Billy, "Innovation et déconstruction dans l’alexandrin de Rimbaud", Rimbaud. Des Poésies à la Saison, études réunies par André Guyaux, Paris : Éditions Classiques Garnier, 2009, p. 119-182.