Visitez le 
Lexique des termes littéraires 

du site Lettres.org

Rimbaud, le poète (accueil)  > Glossaire stylistique

Alinéa
ALLÉGORIE
ALLITÉRATION
ANALOGIE

ANAPHORE
ASSONANCE
ASYNDÈTE
CÉSURE

CHANSON

CHUTE
Clausule
Comparaison
Déictiques
Démonstratifs

ELLIPSE
Facule discursive

JEU DE MOTS

HYPALLAGE

HYPERBOLE
HYPOTYPOSE
INCIDENTE

M
étaphore
MÉTONYMIE

OXYMORE
PARAGRAPHE
PARALLÉLISME
Parataxe
PARODIE
Pastiche
POÈME EN PROSE

Pointe
Polysyndète
PRÉPOSITION

RIME
RIME CONSONANTIQUE
RYTHME (PROSE)
SONNET
STYLE ORAL
SYNECDOQUE
SYNESTHÉSIE
TIRET
VERS
VERS LIBRE

Verset

ZEUGMA

ZEUGMA : Le mot "zeugma" vient du grec où il servait à désigner un lien, un joug. D'où son synonyme français "attelage" utilisé par certains traités de rhétorique. En tant que figure de style, le zeugma consiste à faire dépendre d'un même mot plusieurs termes disparates.
 
 

   Les manuels illustrent classiquement le zeugma par ce vers de Booz endormi :

    Vêtu de probité candide et de lin blanc

Le mot recteur, qui est ici le participe "vêtu", assemble syntaxiquement deux expressions appartenant à des domaines sémantiques différents : la première est abstraite (qualité de probité) et la deuxième est concrète (le lin est un textile). L'écart sémantique fait contraste avec l'union syntaxique et génère un effet de surprise. Même mécanisme dans ce couplet d'Amsterdam (Jacques Brel) :

Dans le port d'Amsterdam
Y a des marins qui meurent
Pleins de bière et de drames
Aux premières lueurs

L'attelage (le zeugma) recherche souvent un
 

 
effet humoristique, comme dans ce petit poème de Jacques Prévert, où le mot recteur n'est plus un adjectif mais un verbe :

        COMPOSITION FRANÇAISE

  Tout jeune Napoléon était très maigre
  et officier d'artillerie
  plus tard il devint empereur
  alors il prit du ventre et beaucoup de pays
  et le jour où il mourut il avait encore
  du ventre
  mais il était devenu plus petit.

Dans les citations précédentes, la construction syntaxique  de  l'attelage  est  fondée  sur un
parallélisme. Mais ce n'est pas toujours le cas.
le Gradus donne cet exemple chez Paul Valéry
(Œuvres, tome 2, p.119) :

    À défaut de sonnettes, ils tirent la langue

 

ZEUGMES RIMBALDIENS


 

Les figures, explique le poète Michel Deguy, au-delà de leurs spécificités, assument une fonction équivalente "dans le jeu poétique général de la Dis-jonction". Rimbaud aime à pratiquer ce jeu sur le mode du zeugma, particulièrement dans Les Illuminations : "Le zeugma, ou attelage, écrit Deguy, y reçoit l'expansion générale de la lettre (Mallarmé) :

lunes et comètes, mers et fables
affection et bruit neufs
ces malheureuses et ces manœuvres et mes embarras

Le zeugma est un des moyens — chacun généralisable, donc, et entre eux équivalents et traductibles — pour rapprocher et conjoindre des mots, et ainsi la vue et sa vision des choses dans le jeu général de la dis-jonction du poème pour assembler la dissemblance." (Le Millénaire Rimbaud, p.48).

Les trois citations rimbaldiennes proposées par Deguy viennent des Illuminations :

  • Celle de Départ présente une allure assez classique. Le lien unificateur se subdivise entre le groupe introductif "départ dans" et le qualificatif pluriel "neufs" :

Départ dans l'affection et le bruit neufs !

Les expressions attelées correspondent aux deux aspirations recherchées avec le "départ" : le renouvellement des liens affectifs et la découverte d'activités ou d'horizons nouveaux, que le mot "bruit" évoque par synecdoque. Le choix d'un terme concret et prosaïque comme "bruit" aiguise le contraste avec le terme "affection" qui appartient à un vocabulaire plus abstrait et plus noble. On notera d'ailleurs l'étrange emploi du mot "bruit" dans cette phrase. Rimbaud utilise aussi ce mot dans Solde sans référent précis, avec la valeur générale et indéterminée qu'il a ici :  "À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et comforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l'avenir qu'ils font !".

  • La citation d'Enfance montre comment Rimbaud complexifie la figure en jouant sur des parallélismes à trois, quatre segments parallèles, ou plus (nous en verrons plus loin des exemples) :

C'est peut-être sur ces plans que se rencontrent lunes et comètes, mers et fables.

le quatrième substantif dénote avec les précédents. La discordance semble avoir pour fonction d'associer dans l'esprit du lecteur trois acteurs prestigieux de la scène cosmique et les "fables" qu'ils inspirent depuis toujours aux poètes. Pour employer le mot de Deguy, le zeugma est ici "traductible" en métonymie.

  • Les trois substantifs assemblés par l'exemple issu de la section Phrases des Illuminations :

— Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t'est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras.

entretiennent un rapport beaucoup plus mystérieux. Il faudrait, pour tenter de préciser ce lien, avoir quelque idée du référent visé par ces termes. Mais, personnellement, je ne suis pas convaincu du tout par les rares interprétations que j'ai pu en lire.

 

______

Le zeugma à deux, trois, quatre, x termes parallèles abonde dans  Les Illuminations, notamment dans les plus obscures d'entre elles. Mais les réalités apparemment incompatibles énumérées dans le cadre de la figure renvoient malgré tout, de façon générale, à une atmosphère ou un thème communs. Il s'en dégage une signification d'ensemble, dont nous verrons qu'elle justifie souvent le choix, de la part du poète, d'une construction phrastique en forme de zeugma. Dans les exemples qui suivent, j'indique en gras le mot régissant l'ensemble syntaxique, je souligne les termes constituant un ensemble syntaxiquement structuré mais sémantiquement disparate.

  • Dans Aube, le zeugma final concentre d'une certaine manière le sens allégorique du poème :

"L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois"

Les deux sujets coordonnés font référence à des réalités d'ordres distincts, il s'agit bien d'un zeugma. Le verbe "tomber" n'aurait guère de sens en parlant de l'aube, si ce mot désignait seulement le lever du jour. Mais la construction, en mettant sur le même plan l'enfant et l'aube, parachève la transformation de l'aube en personnage féminin annoncée par plusieurs éléments du poème, ce qui rend la phrase sinon entièrement logique du moins interprétable. La chute conjointe de l'enfant narrateur et de "la déesse", au moment où le jour se lève, signe l'effondrement du rêve féerique, la "chute" déceptive du conte.

  • Dans Nocturne vulgaire, comme l'a montré Bruno Claisse, les derniers versets constituent une parodie "opéradique" de la poésie du naufrage de soi, chère aux romantiques. La notion de "théâtre" est d'abord introduite par la référence au sifflet du régisseur :

"Ici, va-t-on siffler pour l'orage [...]"

puis illustrée par l'énumération de tout un "tourniquet de scènes disparates mais indéfiniment substituables" (op.cit. p.115), caractéristiques d'une "théâtralité de l'apeurement" (ibid.) :  

"[...] et les Sodomes, — et les Solymes, — et les bêtes féroces et les armées, [...] / Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l'aboi des dogues..."

Les deux "scènes" reliées entre elles par le participe "fouettés" et la locution prépositive "à travers" n'ont en commun que d'appartenir au même répertoire d'épouvantes mélodramatiques. Car, pour le reste, elles renvoient à des signifiés tout à fait hétérogènes et constituent de ce fait "un zeugma des plus abrupts" (op.cit.p.114). La première de ces deux scènes évoque la mer déchaînée (c'est le topos du naufrage, allégorie du désastre du littérateur) ; la seconde  évoque l'orgie "rollaque" (les "boissons répandues" constituant la version rimbaldienne des "nappes rougies", des "flacons renversés", "cassés", "à terre", etc, d'un Musset). La métaphore du "fouet" (la mer gémissant sous le fouet des vents, le libertin sous celui des plaisirs) apporte une certaine cohérence à l'attelage. Mais le zeugma, inversement, contribue à produire un effet de disparate. C'est comme si Rimbaud, dit Bruno Claisse, avait souhaité rendre ces motifs "à la fois plus disparates et plus interchangeables", à l'image du bric à brac énuméré sous forme de polysyndète, entrecoupée de force tirets, dans la proposition précédente (l'orage, et les Sodomes, et les Solymes, etc.).

  • Dans Solde, on reconnaît le thème de la modernité, le zeugma dit bien l'amoncellement hétéroclite des marchandises, matérielles ou spirituelles, que le monde moderne propose à la convoitise des masses :

À vendre les habitations et les migrations, sports, féeries et comforts parfaits, et le bruit, le mouvement et l'avenir qu'ils font !

La liste des compléments du verbe "vendre" est disparate : si on "vend" à la rigueur des "habitations" et des "comforts", on ne "vend" pas des "migrations" (déplacements de population liés au retrécissement de la planète pendant la première mondialisation capitaliste) ni des "féeries" (les promesses du progrès technique, peut-être), encore moins les concepts généraux ("bruit", "mouvement", "avenir") sur quoi s'achève la phrase. Le zeugma permet donc ici d'exprimer l'idée que tout est à vendre dans cette société, même ce qui relève semble-t-il de la sphère non marchande : "les sports", le progrès scientifique, l'espoir en "l'avenir", etc.

  • Dans Promontoire, le poète semble évoquer les luxes offerts aux touristes fortunés. Ils sont eux aussi de nature assez disparate, on ne s'attendrait pas à voir les "brises", l'air de la mer, comptés au nombre des services fournis par le Grand Hôtel, et pourtant... :

[...] cet Hôtel [...] dont les fenêtres et les terrasses à présent pleines d'éclairages, de boissons et de brises riches, sont ouvertes à l'esprit des voyageurs et des nobles.

  • Dans le paragraphe final de Métropolitain, la construction verbale "se débattre parmi" annonce logiquement les éléments d'un décor ou d'un paysage. Que viennent donc faire, dans la longue énumération qui suit, "les lèvres vertes" et les "drapeaux noirs" ?

Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, — ta force.

On a semble-t-il affaire à la description éclatée de ce milieu polaire qui constitue, à plusieurs reprises, dans les Illuminations, le champ où se déroule la mêlée amoureuse. Le zeugma en symbolise le désordre, la violence et l'intensité poétique (parfums, lumières et couleurs). Ici, peut-être s'agit-il de représenter, de manière allégorique, la bataille du sujet avec une de ces "splendides villes" (Adieu) qu'il rêve de conquérir, métropole opulente et tentatrice, mais qui interdit ses richesses au déshérité et séquestre derrière ses « grilles » et ses « murs » ces « atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs », objets par excellence de tentation et d'interdit. "Les lèvres vertes" seraient donc "attelées" à l'énumération des éléments polaires pour relayer le thème féminin annoncé par "Elle", "les drapeaux noirs" pour suggérer la dimension socio-politique de cette bataille amoureuse avec la Ville.

  • Dans Fairy (ici j'avoue une grande incertitude) peut-être l'univers féerique de l'enfance (les fourrures palpitantes des bêtes, les ombres effrayantes, les pieuses légendes, tout ce qui fait frissonner "le sein des pauvres" et des enfants) :

Pour l'enfance d'Hélène frissonnèrent les fourrures et les ombres — et le sein des pauvres, et les légendes du ciel.

_______

 

  • Dans Les Déserts de l'amour on peut trouver, me semble-t-il, un des rares exemples d'emploi franchement humoristique de l'attelage, chez Rimbaud. Le héros de l'histoire nous est décrit :

ému jusqu'à la mort par le murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier

Ce "beau zeugma", comme l'appelle André Guyaux (op.cit., p.62) répond à une évidente intention parodique. Le "murmure du lait du matin et de la nuit du siècle dernier" vaut bien des expressions comme "prendre son chapeau et la porte", "un livre plein de charme et de dessins" (que l'on trouve dans les dictionnaires comme exemples de la figure). Par cette construction insolite, et même quelque peu loufoque, Rimbaud met sur le même plan le "mal du siècle" cher à la génération de 1830 et une aspiration enfantine nettement plus prosaïque (où le docteur Freud aurait pu déceler la nostalgie du sein maternel). En peignant son enfant du siècle "ému jusqu'à la mort" par le bruit de la casserole du petit déjeuner, il se moque d'une certaine emphase romantique. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, l'absence de tout pathétique vrai dans le texte. C'est seulement une façon de prendre quelque distance, de montrer qu'on est conscient du ridicule de certaines postures saturniennes ou "rollesques".
 

__________________________________________

Bibliographie

André Guyaux, "Les Déserts de l'amour", Rimbaud. Strategie verbali e forme della visione, Pise, Edizioni ETS et Genève, Slatkine, 1993, p.53-64.

Michel Deguy, "Dévotion", Le millénaire Rimbaud, Belin, 1993, p.43-64.

Bruno Claisse, "De la 'source de soie' (Nocturne vulgaire) à la 'soie des mers' (Barbare) : le fin mot de l'Histoire ?", Parade sauvage n°16, Mai 2000, p.101-125.