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Alinéa
ALLÉGORIE ALLITÉRATION ANALOGIE ANAPHORE ASSONANCE ASYNDÈTE CÉSURE CHANSON CHUTE Clausule Comparaison Déictiques Démonstratifs ELLIPSE Facule discursive JEU DE MOTS HYPALLAGE HYPERBOLE HYPOTYPOSE INCIDENTE Métaphore MÉTONYMIE PARAGRAPHE PARALLÉLISME Parataxe PARODIE Pastiche POÈME EN PROSE Pointe Polysyndète PRÉPOSITION RIME RIME CONSONANTIQUE RYTHME (PROSE) SONNET STYLE ORAL SYNECDOQUE SYNESTHÉSIE TIRET VERS VERS LIBRE Verset ZEUGMA |
Les scénographies fantastiques confectionnées par l'auteur de la Saison pour évoquer son enfer existentiel correspondent tout à fait à cette définition. Dans Nuit de l'enfer, Rimbaud oscille en permanence entre un traitement métaphorique du thème (l'enfer intérieur, expérience purement subjective de souffrance mentale : "je me crois en enfer, donc j'y suis") et un traitement réaliste consistant à dresser le tableau de la Géhenne, tel qu'il est conventionnellement décrit dans l'imagerie chrétienne :
"La force de l’évocation confère au texte la dimension d’une hypotypose généralisée", commente Yann Frémy (op. cit. chap. 12). Un autre exemple, dans Adieu :
Le propre du "Voyant", disais-je, est d'avoir des "visions" et c'est dans ce sens qu'il faut probablement comprendre le mot du titre : Illuminations. Mais avez-vous remarqué combien le sous-titre de "gravures coloriées" ("painted plates") donné à cette œuvre par Rimbaud selon Verlaine [3], tend à démystifier le titre principal en signalant l'artisan derrière l'artiste visionnaire, le profane sous le sacré, la rhétorique sous les apparences du spontané et du vécu ? Et c'est vrai que même une "illumination" au sens fort et quelque peu mystique du mot comme Barbare semble procéder au fond d'une simple image, une de ces "merveilleuses images" qui ont pu frapper Rimbaud au cours des lectures de son jeune âge (ouvrages de vulgarisation scientifique ou romans d'aventure). Que désigne le fameux "pavillon en viande saignante sur la soie des mers" ? Des allusions répétées à un environnement "arctique" (par ailleurs familier au lecteur des Illuminations), "rafales de givre", "choc des glaçons", "fleurs" et "grottes arctiques", suggèrent un paysage, une sorte de marine : un "ciel rougeoyant" ("confiture exquise aux bons poètes" comme le qualifie ironiquement Rimbaud dans Le Bateau ivre), un soleil rouge, ou son reflet ondoyant à la surface des flots, ou un ciel empourpré d'aurore boréale. La représentation sanglante du soleil est un stéréotype constamment repris par les poètes, du soleil "noyé dans son sang qui se fige" de Baudelaire au "soleil cou coupé" d'Apollinaire. Cette image matricielle, tout l'art de Rimbaud consiste, après l'avoir posée devant les yeux du lecteur sous une forme prosaïque et cauchemardesque, à la développer par le biais d'une scénographie fantastique aux dimensions d'une expérience hallucinatoire, éveillant au passage une foule d'associations d'idées (du scénario apocalyptique à la transe érotique, en passant par le souvenir des "anciens assassins" et du "pavillon" ensanglanté de la Commune). Voir sur ce site une analyse approfondie de cette image ici et de ce poème là. On trouve dans Les Illuminations nombre de "fulgurantes visions" (comme dit une certaine critique) de cette sorte. Mais ce n'est pas diminuer le génie de Rimbaud que d'en parler, envisagées sous l'angle du travail poétique, comme de spécimens d'hypotypose. Le protocole d'écriture de bien de ces proses correspond à l'esprit de cette figure. Plusieurs pièces ont manifestement été conçues comme une suite structurée de "merveilleuses images" : la plupart des sections d'Enfance, Phrases (la deuxième série surtout), Dévotion, Villes ("Ce sont des villes..."), Veillées, Métropolitain, etc. Images fixes ou animées mais, dans ce cas, à peine développées à la dimension d'une brève scène ou d'un récit miniature. Images simplement juxtaposées, en apparence, sans que la cohérence de ces pièces ne soit aucunement compromise. Une cohérence assurée ...
Ajoutons que la série des hypotyposes est généralement ordonnée suivant une progression signifiante, culminant même parfois dans une conclusion qui ne laisse pas ignorer la morale de l'histoire. Par exemple, à la fin d'Enfance I, la formule : Quel ennui, l'heure du "cher corps" et "cher cœur". Mais la logique unissant les images, le sens de la "morale" concluant le texte quand elle est formulée, ne sont pas toujours faciles à dégager. C'est une des causes du relatif hermétisme de certaines pièces, comme Dévotion, avec sa chute fameuse "— Mais plus alors". Et c'est la raison pour laquelle le commentaire rimbaldien insiste davantage, selon les auteurs, soit sur l'allure fragmentaire de l'écriture, collection de sensations brutes, d'expériences visionnaires et d'échappées oniriques notées sans ordre et sans souci de signifier, soit au contraire sur la fonction de leurre de cette rhétorique du discontinu (exemple, parmi d'autres, des stratégies d'opacification textuelle propres à Rimbaud), cachant en réalité une tendance de fond à l'allégorie, à l'apologue, au symbole, c'est-à-dire à la pensée abstraite et à la signification. *** L'emploi de déictiques est une caractéristique de l'hypotypose (cf. note 1) que l'on retrouve très souvent chez Rimbaud. Notamment dans cette variante très personnelle qu'est le déictique sans référent exprimé. Il s'agit d'une technique d'écriture visant à créer un effet de présence. Qu'on pense à l'exploitation répétitive d'énigmatiques démonstratifs dans Matinée d'ivresse (7 pronoms démonstratifs "cela"; 6 adjectifs démonstratifs "ce", "cette", "ces"), ou encore à l'usage insolite des adverbes de lieu ("ici", "là", "à gauche", "à droite", etc.) ou de l'adjectif démonstratif au cœur de certaines Illuminations :
Autant de déictiques hautement mystérieux dans la mesure où ils postulent une capacité du lecteur à reconnaître des personnages, des objets ou des lieux dont l'identité n'a été nulle part précisée dans le texte (quand elle n'est pas tout à fait problématique, comme la troisième jambe d'Antique). Plus étonnante encore, la présence absente du personnage évoqué dans ce passage d'Enfance II :
L'incise entre parenthèses "(il est aux Indes !)" souligne le caractère de pure réminiscence du spectacle, puisque le "petit frère" est ailleurs en ce moment. La scène décrite "là", comme si le locuteur était devant elle, est en réalité un souvenir. Par la tournure paradoxale conférée à la description, l'auteur semble dénoncer lui-même au lecteur le caractère artificiel de sa rhétorique d'actualisation. Rimbaud procède de la même manière au début de Barbare, où le rôle du déictique est tenu par l'article défini, au sens où celui-ci présente l'objet évoqué comme étant bien connu du locuteur ("le pavillon" = celui qui est là, en ce moment, devant mes yeux et que je vous donne à voir) :
Ici encore, la parenthèse tend à indiquer que la vision déployée par le poème est purement imaginaire. Rimbaud déconstruit la figure de l'hypotypose, la dénonce comme artifice en même temps qu'il l'exploite. *** La critique rimbaldienne a noté l'usage déconcertant que Rimbaud fait souvent des démonstratifs, en particulier dans les débuts de textes, à l'égard d'un lecteur tenu dans l'ignorance de la situation d'énonciation. Comme le note Dominique Combe dans son Rimbaud de la collection Foliothèque (p.119-120), Rimbaud affectionne les incipit fondés sur des "déictiques ou présentatifs sans référent, sur le mode exclamatif, qui font surgir un monde poétique ex nihilo : "Cette idole, yeux noirs et crin jaune [...]" (Enfance) ; "Ô cette chaude matinée de février [...]" (Ouvriers) ; "Ce sont des villes ! C'est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve !". (Villes). Cette pratique crée "un sentiment de connivence avec le lecteur" dit Dominique Combe, mais on pourrait dire tout autant qu'il vise à installer une atmosphère de mystère et de perplexité.
On notera le goût particulier de Rimbaud pour le pronom personnel féminin de 3e personne dans cet exercice. Cf. notamment le début d'Angoisse, et la fin de Métropolitain. Dominique Combe traite ce procédé comme une technique d'ouverture des textes, visant à écarter toute rhétorique introductive en plongeant rapidement le lecteur "in medias res". Mais le phénomène, comme on l'a vu, est loin d'être cantonné aux débuts de poèmes. *** Les déictiques ayant la propriété de situer l'objet de la description par rapport à l'observateur, il n'est pas étonnant que Rimbaud en fasse un usage intensif pour organiser ces petits tableaux que sont souvent les Illuminations (cf. "Mystique", "Fleurs", où les déictiques jouent un rôle essentiel). Mais, pour Tzvetan Todorov, loin de représenter le face à face entre un observateur réel et une scène ou un paysage réels, les descriptions des Illuminations ne présentent qu'un simulacre d'organisation de l'espace, une simple mise en présence d'objets hétéroclites, disposés selon le caprice du créateur :
Faut-il en déduire, comme Todorov, que Les Illuminations sont une pure construction aléatoire, sans relation avec la réalité, et non destinée à être comprise par un lecteur, où les déictiques sont de purs simulacres sans fonction référentielle ? On peut estimer tout simplement que Rimbaud élabore, par des "bizarreries de style", un matériau poétique qu'il tire de l'expérience quotidienne (paysages, images vues, péripéties de la vie ...), ou de ses lectures, ou de son imagination. Auquel cas, nous pouvons ranger ces emplois inusités du déictique parmi ce que j'ai appelé ci-dessus l'hypotypose rimbaldienne, procédé d'écriture destiné tout à la fois à créer un effet de présence et à désorienter le lecteur par une information délibérément insuffisante, sans lui interdire toutefois de reconstituer un sens. Par exemple, nous pouvons construire le sens /femmes/ (poupées et héroïnes de l'enfance, femmes de rêve, féminités idéales et trompeuses) derrière l'"idole" placée sous nos yeux par l'hypotypose initiale d'"Enfance I" : "Cette idole, yeux noirs et crin jaune [...]". De même, nous pouvons deviner une référence (même si elle est complexe et multiple) derrière cet objet poétique insolite qu'est "le pavillon en viande saignante" de "Barbare" (voir l'étude de ce poème dans l'anthologie commentée de ce site). À travers un point de stylistique, nous retrouvons le traditionnel débat sur la prétendue "illisibilité" des Illuminations (pour un autre commentaire des thèses de Todorov, se reporter à notre page sur les synecdoques rimbaldiennes). *** Olivier Bivort (op. cit.) a introduit un intéressant élément de discussion sur cette question des "déictiques" sans référent explicite, chez Rimbaud. Ils sont, selon lui, plus exceptionnels qu'on ne le dit généralement. Si les démonstratifs rimbaldiens, argumente-t-il, posent souvent des problèmes de lecture, ce n'est pas à l'absence de référent qu'ils le doivent pour la bonne raison qu'ils ne sont pas, pour la grande majorité d'entre eux, des déictiques. Faisant le point sur les démonstratifs des Illuminations, Bivort explique que les syntagmes qu'ils introduisent ont le plus souvent leur référent dans l'énoncé lui-même. Mais leur lisibilité est affaiblie du fait qu'ils reposent rarement, pratiquement jamais, sur la simple reprise d'un élément antérieur du texte. Ce ne sont pas des "anaphores duplicatives" mais des "anaphores démonstratives", c'est à dire qu'elles développent une idée reliée à une précédente par un rapport logique (de synecdoque dans Mouvement par exemple : "ce Vaisseau" reprend "à l'étambot" ; dans Parade, "cette parade sauvage" reprend l'ensemble de ce qui précède ; dans À une raison, "ces enfants" reprend l'idée de "c'est la levée des hommes nouveaux et leur en marche"). Parfois aussi, le syntagme démonstratif est "cataphorique", c'est à dire qu'il annonce des éléments postérieurs du texte : par exemple dans Enfance, "Cette idole" annonce la série métonymique de références féminines qui lui donnent son sens : la Femme. Au total et dans la majorité des cas, les déterminants démonstratifs jouent bien dans les Illuminations selon cet auteur leur rôle traditionnel dans l'expression écrite qui est de participer à la charpente textuelle et d'assurer la cohérence du discours. Olivier Bivort signale cependant un certain nombre de cas où les démonstratifs des Illuminations sont en effet des déictiques sans référent aucun. Encore faut-il selon lui distinguer deux types d'exemples. Dans le premier (repéré dans "Métropolitain", "Ouvriers", "Dévotion", "Génie"), les déictiques sont des indicateurs de lieu et de temps renvoyant à une situation largement identifiable par le lecteur qui la reconstruit par l'imagination. Ce n'est que dans un second cas, très exceptionnel, que l'utilisation des déictiques "bloque le sens" et porte atteinte à la communication, celui où le déictique "réfère explicitement à la sphère personnelle du je". Ainsi, dans Phrases III :
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Pensons à certains récits de théâtre, comme ceux des
tragédies de Racine, où le personnage évoque sous les
couleurs les plus dramatiques et comme s'il se trouvait en sa présence une
scène vécue dans le passé, une vision reçue en rêve, une
prémonition concernant l'avenir : "Figure-toi
Pyrrhus les yeux étincelants / Entrant à la lueur de nos palais brûlants [...]" (Andromaque,
III,8) ;
"C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit / Ma mère Jézabel
devant moi s'est montrée [...]" (Athalie,
II,5).
Ou encore, cette évocation du jugement dernier par Agrippa d'Aubigné dans Les Tragiques (Livre VII, Jugement, v. 669-674) :
Les indices d'une figure spécifique, dépassant le cadre narratif et descriptif habituel, se repèrent aisément dans les précédentes citations : l'accumulation de détails frappants, l'injonction à voir ou à se représenter lancée vers le destinataire ("figure-toi", "contemplez"), l'emploi répété de l'adverbe de lieu ("ici", "là") ou de l'adjectif démonstratif ("Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses...") pour obtenir l'effet de présence désiré. Ces derniers termes appartiennent à la catégorie des déictiques. En grammaire, les déictiques sont les termes du discours qui font référence à la situation d'énonciation. Par exemple, les pronoms de 1e et 2e personne ("je", "tu", "nous", "vous") sont des déictiques parce qu'ils se rapportent directement à l'énonciateur ou au destinataire présents dans l'acte d'énonciation. Parmi les déictiques, on trouve aussi les déterminants démonstratifs, des adverbes de temps et de lieu comme "demain" ou "là-bas" et des adjectifs comme "l'année dernière". Ces termes ne peuvent être pleinement compris par quelqu'un qui n'a pas la connaissance de la situation d'énonciation. D'où leur aptitude à susciter une impression de présence dans la description littéraire. Pour approfondir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hypotypose Les Hypotyposes
saturniennes de l'Album zutique sont un collage de citations
de cet auteur, collectées pour s'en moquer en vertu de leur style pompier et de leur ton de
flagornerie politique à l'égard de Napoléon III. Rimbaud y regroupe
des figures que je définirais comme des métaphores allégoriques, ou
symboliques, plutôt que comme des
hypotyposes proprement dites :
Mais il est intéressant de noter que l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, à son article "hypotypose" rédigé par Jaucourt, donne aussi pour illustrer la figure cet exemple d'allégorie (ce qui montre la proximité des deux notions en tant que représentations imagées) :
"Le mot Illuminations est anglais et veut dire « gravures coloriées », — coloured plates : c'est même le sous-titre que M. Rimbaud avait donné à son manuscrit", écrit Verlaine en 1886 dans la préface de l'édition originale de l'œuvre. C'est dans une lettre à Charles de Sivry que Verlaine fait état pour la première fois de ce double titre : "Avoir relu « Illuminations » (painted plates) du Sieur que tu sais" (lettre du 16 août 1878). Dans une lettre ultérieure adressée au même, Verlaine utilise une formule légèrement différente : "les Illuminations (coloured plates, etc.)" (3 novembre 1878). Cf. Verlaine, Correspondance générale, tome I, éd. Pakenham, p. 617 et 636.
__________________________ Bibliographie
Olivier Bivort, "Un problème référentiel dans les Illuminations
: les syntagmes nominaux démonstratifs", Parade sauvage
n°7, p.89-99, janvier 1991.
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