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Lexique des termes littéraires 

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Rimbaud, le poète (accueil)  > Glossaire stylistique

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M
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TIRET
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VERS LIBRE
Verset

ZEUGMA

HYPOTYPOSE : L'hypotypose est ce procédé rhétorique consistant à donner à la chose racontée ou décrite l'allure d'un vivant tableau.

"La poësie tire tout son lustre de l'hypotypose" (Jaucourt, article "Hypotypose" de L'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert).

"L'hypotypose peint les choses d'une manière si vive et si énergique qu'elle met en quelque sorte sous les yeux, et fait d'un récit ou d'une description, une image, un tableau, ou même une scène vivante" (Pierre Fourtanier, Des figures du discours autres que les tropes, 1827). [1]

 

 


HYPOTYPOSES RIMBALDIENNES
 

"Dans la grande maison de vitres encore ruisselante les enfants en deuil regardèrent les merveilleuses images."

A.R. Après le Déluge       

     
     Le propre du Voyant est d'avoir des visions. On connaît la litanie des "j'ai vu" scandant l'apparition des tableaux successifs dans Le Bateau ivre et on se rappelle la méthode des "hallucinations simples" exposée par Rimbaud dans Alchimie du verbe : " je voyais très franchement une mosquée à la place d'une usine, etc." En vieille rhétorique, la figure consistant à déployer sous les yeux du lecteur, grâce à "l'hallucination des mots", une scène qui n'existe que dans l'imagination ou la mémoire du locuteur porte le nom d'hypotypose. Nombreux sont les exemples de ce qu'on pourrait appeler, pour parodier Rimbaud parodiant Belmontet [2] : les hypotyposes rimbaldiennes.

     
L'hypotypose consiste à donner à la chose racontée ou décrite l'allure d'un vivant tableau ou, plus exactement :

C'est lorsque, dans les descriptions, on peint les faits dont on parle comme si ce qu'on dit était actuellement devant les yeux (Dumarsais, Traité des Tropes, 1730).

     Les scénographies fantastiques confectionnées par l'auteur de la Saison pour évoquer son enfer existentiel correspondent tout à fait à cette définition. Dans Nuit de l'enfer, Rimbaud oscille en permanence entre un traitement métaphorique du thème (l'enfer intérieur, expérience purement subjective de souffrance mentale : "je me crois en enfer, donc j'y suis") et un traitement réaliste consistant à dresser le tableau de la Géhenne, tel qu'il est conventionnellement décrit dans l'imagerie chrétienne :

"Les entrailles me brûlent. La violence du venin tord mes membres, me rend difforme, me terrasse. Je meurs de soif, j'étouffe, je ne puis crier. C'est l'enfer, l'éternelle peine ! Voyez comme le feu se relève ! Je brûle comme il faut. Va, démon !"

"La force de l’évocation confère au texte la dimension d’une hypotypose généralisée", commente Yann Frémy (op. cit. chap. 12).

     Un autre exemple, dans Adieu :

"Je me revois la peau rongée par la boue et la peste, des vers plein les cheveux et les aisselles et encore de plus gros vers dans le cœur, étendu parmi les inconnus sans âge, sans sentiment... J'aurais pu y mourir... L'affreuse évocation ! J'exècre la misère."

    

***

     Le propre du "Voyant", disais-je, est d'avoir des "visions" et c'est dans ce sens qu'il faut probablement comprendre le mot du titre : Illuminations. Mais avez-vous remarqué combien le sous-titre de "gravures coloriées" ("painted plates") donné à cette œuvre par Rimbaud selon Verlaine [3], tend à démystifier le titre principal en signalant l'artisan derrière l'artiste visionnaire, le profane sous le sacré, la rhétorique sous les apparences du spontané et du vécu ? Et c'est vrai que même une "illumination" au sens fort et quelque peu mystique du mot comme Barbare semble procéder au fond d'une simple image, une de ces "merveilleuses images" qui ont pu frapper Rimbaud au cours des lectures de son jeune âge (ouvrages de vulgarisation scientifique ou romans d'aventure). Que désigne le fameux "pavillon en viande saignante sur la soie des mers" ? Des allusions répétées à un environnement "arctique" (par ailleurs familier au lecteur des Illuminations), "rafales de givre", "choc des glaçons", "fleurs" et "grottes arctiques", suggèrent un paysage, une sorte de marine : un "ciel rougeoyant" ("confiture exquise aux bons poètes" comme le qualifie ironiquement Rimbaud dans Le Bateau ivre), un soleil rouge, ou son reflet ondoyant à la surface des flots, ou un ciel empourpré d'aurore boréale. La représentation sanglante du soleil est un stéréotype constamment repris par les poètes, du soleil "noyé dans son sang qui se fige" de Baudelaire au "soleil cou coupé" d'Apollinaire. Cette image matricielle, tout l'art de Rimbaud consiste, après l'avoir posée devant les yeux du lecteur sous une forme prosaïque et cauchemardesque, à la développer par le biais d'une scénographie fantastique aux dimensions d'une expérience hallucinatoire, éveillant au passage une foule d'associations d'idées (du scénario apocalyptique à la transe érotique, en passant par le souvenir des "anciens assassins" et du "pavillon" ensanglanté de la Commune). Voir sur ce site une analyse approfondie de cette image ici et de ce poème .     

     On trouve dans Les Illuminations nombre de "fulgurantes visions" (comme dit une certaine critique) de cette sorte. Mais ce n'est pas diminuer le génie de Rimbaud que d'en parler, envisagées sous l'angle du travail poétique, comme de spécimens d'hypotypose. Le protocole d'écriture de bien de ces proses correspond à l'esprit de cette figure. Plusieurs pièces ont manifestement été conçues comme une suite structurée de "merveilleuses images" : la plupart des sections d'Enfance, Phrases (la deuxième série surtout), Dévotion, Villes ("Ce sont des villes..."), Veillées, Métropolitain, etc. Images fixes ou animées mais, dans ce cas, à peine développées à la dimension d'une brève scène ou d'un récit miniature. Images simplement juxtaposées, en apparence, sans que la cohérence de ces pièces ne soit aucunement compromise.

     Une cohérence assurée ...

  • soit par un thème unificateur (la représentation idéalisée et mensongère de la femme, par exemple, pour le mémorialiste endeuillé d'Enfance I, les mensonges ou les déconvenues de l'utopie progressiste pour celui de Villes, "Ce sont des villes..."),

  • soit par la récurrence d'un même procédé de style (l'allégorie, dans Métropolitain, où les images de chaque paragraphe convergent vers une sorte de titre postposé chargé d'en résumer le sens caché, en rapport avec l'expérience moderne de la Ville),

  • soit par un type de récit commun (chaque segment de la seconde série de Phrases est une petite épiphanie, chacune des Veillées est un récit de rêve),

  • soit par la présence d'un fil narratif ténu mais incontestable qui confère à l'enchaînement des images le sens d'une succession chronologique (Après le Déluge).

    Mais ce dernier cas est un exemple limite car on s'approche là de ces nombreuses Illuminations qui, malgré une tendance à la composition par juxtaposition les apparentant aux précédentes, ont quasiment la nature...
     

  • d'un récit (Vagabonds, Ouvriers, Royauté, Aube, Conte),

  • d'un unique tableau où les différentes notations descriptives s'organisent suivant la logique du regard (Promontoire, Villes ("L'acropole officielle..."), Ornières, Fleurs, Mystique, Antique, Being Beauteous), "comme si ce qu'on dit était actuellement devant les yeux". 

  • ou d'un discours où les propositions successives constituent une chaîne argumentative implicite (Solde, Génie, Démocratie).

     Ajoutons que la série des hypotyposes est généralement ordonnée suivant une progression signifiante, culminant même parfois dans une conclusion qui ne laisse pas ignorer la morale de l'histoire. Par exemple, à la fin d'Enfance I, la formule : Quel ennui, l'heure du "cher corps" et "cher cœur".

     Mais la logique unissant les images, le sens de la "morale" concluant le texte quand elle est formulée, ne sont pas toujours faciles à dégager. C'est une des causes du relatif hermétisme de certaines pièces, comme Dévotion, avec sa chute fameuse "— Mais plus alors". Et c'est la raison pour laquelle le commentaire rimbaldien insiste davantage, selon les auteurs, soit sur l'allure fragmentaire de l'écriture, collection de sensations brutes, d'expériences visionnaires et d'échappées oniriques notées sans ordre et sans souci de signifier, soit au contraire sur la fonction de leurre de cette rhétorique du discontinu (exemple, parmi d'autres, des stratégies d'opacification textuelle propres à Rimbaud), cachant en réalité une tendance de fond à l'allégorie, à l'apologue, au symbole, c'est-à-dire à la pensée abstraite et à la signification.   

***            

     L'emploi de déictiques est une caractéristique de l'hypotypose (cf. note 1) que l'on retrouve très souvent chez Rimbaud. Notamment dans cette variante très personnelle qu'est le déictique sans référent exprimé. Il s'agit d'une technique d'écriture visant à créer un effet de présence. Qu'on pense à l'exploitation répétitive d'énigmatiques démonstratifs dans Matinée d'ivresse (7 pronoms démonstratifs "cela"; 6 adjectifs démonstratifs "ce", "cette", "ces"), ou encore à l'usage insolite des adverbes de lieu ("ici", "là", "à gauche", "à droite", etc.) ou de l'adjectif démonstratif au cœur de certaines Illuminations :

     "Cette idole, yeux noirs et crin jaune, sans parents ni cour, plus noble que la fable, mexicaine et flamande ; son domaine, azur et verdure insolents, court sur des plages nommées, par des vagues sans vaisseaux, de noms férocement grecs, slaves, celtiques." (Enfance I)
     "Promène-toi, la nuit, en mouvant doucement cette cuisse, cette seconde cuisse et cette jambe de gauche." (Antique).
     "Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant." (Barbare)
     "Au revoir ici, n'importe où." (Démocratie)     
     "Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici [...]" (Matinée d'ivresse).
     "
À droite l'aube d'été éveille les feuilles et les vapeurs et les bruits de ce coin du parc, et les talus de gauche tiennent dans leur ombre violette les mille rapides ornières de la route humide." (Ornières)

     Autant de déictiques hautement mystérieux dans la mesure où ils postulent une capacité du lecteur à reconnaître des personnages, des objets ou des lieux dont l'identité n'a été nulle part précisée dans le texte (quand elle n'est pas tout à fait problématique, comme la troisième jambe d'Antique). 

     Plus étonnante encore, la présence absente du personnage évoqué dans ce passage d'Enfance II :

     "Le petit frère — (il est aux Indes !) , devant le couchant, sur le pré d'œillets."

L'incise entre parenthèses "(il est aux Indes !)" souligne le caractère de pure réminiscence du spectacle, puisque le "petit frère" est ailleurs en ce moment. La scène décrite "là", comme si le locuteur était devant elle, est en réalité un souvenir. Par la tournure paradoxale conférée à la description, l'auteur semble dénoncer lui-même au lecteur le caractère artificiel de sa rhétorique d'actualisation.

     Rimbaud procède de la même manière au début de Barbare, où le rôle du déictique est tenu par l'article défini, au sens où celui-ci présente l'objet évoqué comme étant bien connu du locuteur ("le pavillon" = celui qui est , en ce moment, devant mes yeux et que je vous donne à voir) : 

"Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas)"

Ici encore, la parenthèse tend à indiquer que la vision déployée par le poème est purement imaginaire. Rimbaud déconstruit la figure de l'hypotypose, la dénonce comme artifice en même temps qu'il l'exploite.

***

     La critique rimbaldienne a noté l'usage déconcertant que Rimbaud fait souvent des démonstratifs, en particulier dans les débuts de textes, à l'égard d'un lecteur tenu dans l'ignorance de la situation d'énonciation. Comme le note Dominique Combe dans son Rimbaud de la collection Foliothèque (p.119-120), Rimbaud affectionne les incipit fondés sur des "déictiques ou présentatifs sans référent, sur le mode exclamatif, qui font surgir un monde poétique ex nihilo : "Cette idole, yeux noirs et crin jaune [...]" (Enfance) ; "Ô cette chaude matinée de février [...]" (Ouvriers) ; "Ce sont des villes ! C'est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve !". (Villes). Cette pratique crée "un sentiment de connivence avec le lecteur" dit Dominique Combe, mais on pourrait dire tout autant qu'il vise à installer une atmosphère de mystère et de perplexité.

Sur le même plan doivent être placés, ajoute D. Combe, les pronoms sans référent, supposé connu, mais qui, venus de nulle part, entraînent les commentateurs dans des conjectures infinies : "C'est elle, la petite morte, derrière les rosiers" (dans Enfance) et surtout : "Il est l'affection et le présent" de Génie. 

     On notera le goût particulier de Rimbaud pour le pronom personnel féminin de 3e personne dans cet exercice. Cf. notamment le début d'Angoisse, et la fin de Métropolitain.

     Dominique Combe traite ce procédé comme une technique d'ouverture des textes, visant à écarter toute rhétorique introductive en plongeant rapidement le lecteur "in medias res". Mais le phénomène, comme on l'a vu, est loin d'être cantonné aux débuts de poèmes. 

     ***

     Les déictiques ayant la propriété de situer l'objet de la description par rapport à l'observateur, il n'est pas étonnant que Rimbaud en fasse un usage intensif pour organiser ces petits tableaux que sont souvent les Illuminations (cf. "Mystique", "Fleurs", où les déictiques jouent un rôle essentiel). Mais, pour Tzvetan Todorov, loin de représenter le face à face entre un observateur réel et une scène ou un paysage réels, les descriptions des Illuminations ne présentent qu'un simulacre d'organisation de l'espace, une simple mise en présence d'objets hétéroclites, disposés selon le caprice du créateur : 

Assez souvent, la coprésence spatiale est soulignée par des références explicites à l'observateur, dont la position immobile est impliquée par des adverbes relatifs comme "à gauche", "à droite", "en haut", "en bas". "À droite l'aube d'été réveille... et les talus de gauche..." ("Ornières"). "À gauche le terreau de l'arête... Derrière l'arête de droite... Et tandis que la bande en haut... là-dessous..." ("Mystique"). "Dans un défaut en haut de la glace de droite..." ("Nocturne vulgaire"). "La muraille en face..." ("Véillées II"). On a bien l'impression de la description d'un tableau, faite par un observateur immobile qui l'examine, et le mot "tableau" apparaît dans "Mystique", comme "image" dans "Nocturne vulgaire" ; mais ce sont des images produites par les textes [...] (op. cit. p.149).

     Faut-il en déduire, comme Todorov, que Les Illuminations sont une pure construction aléatoire, sans relation avec la réalité, et non destinée à être comprise par un lecteur, où les déictiques sont de purs simulacres sans fonction référentielle ? On peut estimer tout simplement que Rimbaud élabore, par des "bizarreries de style", un matériau poétique qu'il tire de l'expérience quotidienne (paysages, images vues, péripéties de la vie ...), ou de ses lectures, ou de son imagination. Auquel cas, nous pouvons ranger ces emplois inusités du déictique parmi ce que j'ai appelé ci-dessus l'hypotypose rimbaldienne, procédé d'écriture destiné tout à la fois à créer un effet de présence et à désorienter le lecteur par une information délibérément insuffisante, sans lui interdire toutefois de reconstituer un sens. Par exemple, nous pouvons construire le sens /femmes/ (poupées et héroïnes de l'enfance, femmes de rêve, féminités idéales et trompeuses) derrière l'"idole" placée sous nos yeux par l'hypotypose initiale d'"Enfance I" : "Cette idole, yeux noirs et crin jaune [...]". De même, nous pouvons deviner une référence (même si elle est complexe et multiple) derrière cet objet poétique insolite qu'est "le pavillon en viande saignante" de "Barbare" (voir l'étude de ce poème dans l'anthologie commentée de ce site).       

    À travers un point de stylistique, nous retrouvons le traditionnel débat sur la prétendue "illisibilité" des Illuminations (pour un autre commentaire des thèses de Todorov, se reporter à notre page sur les synecdoques rimbaldiennes).

***

     Olivier Bivort (op. cit.) a introduit un intéressant élément de discussion sur cette question des "déictiques" sans référent explicite, chez Rimbaud. Ils sont, selon lui, plus exceptionnels qu'on ne le dit généralement. Si les démonstratifs rimbaldiens, argumente-t-il, posent souvent des problèmes de lecture, ce n'est pas à l'absence de référent qu'ils le doivent pour la bonne raison qu'ils ne sont pas, pour la grande majorité d'entre eux, des déictiques

     Faisant le point sur les démonstratifs des Illuminations, Bivort explique que les syntagmes qu'ils introduisent ont le plus souvent leur référent dans l'énoncé lui-même. Mais leur lisibilité est affaiblie du fait qu'ils reposent rarement, pratiquement jamais, sur la simple reprise d'un élément antérieur du texte. Ce ne sont pas des "anaphores duplicatives" mais des "anaphores démonstratives", c'est à dire qu'elles développent une idée reliée à une précédente par un rapport logique (de synecdoque dans Mouvement par exemple : "ce Vaisseau" reprend "à l'étambot" ; dans Parade, "cette parade sauvage" reprend l'ensemble de ce qui précède ; dans À une raison, "ces enfants" reprend l'idée de "c'est la levée des hommes nouveaux et leur en marche"). Parfois aussi, le syntagme démonstratif est "cataphorique", c'est à dire qu'il annonce des éléments postérieurs du texte : par exemple dans Enfance, "Cette idole" annonce la série métonymique de références féminines qui lui donnent son sens : la Femme. Au total et dans la majorité des cas, les déterminants démonstratifs jouent bien dans les Illuminations selon cet auteur leur rôle traditionnel dans l'expression écrite qui est de participer à la charpente textuelle et d'assurer la cohérence du discours.

    Olivier Bivort signale cependant un certain nombre de cas où les démonstratifs des Illuminations sont en effet des déictiques sans référent aucun. Encore faut-il selon lui distinguer deux types d'exemples. Dans le premier (repéré dans "Métropolitain", "Ouvriers", "Dévotion", "Génie"), les déictiques sont des indicateurs de lieu et de temps renvoyant à une situation largement identifiable par le lecteur qui la reconstruit par l'imagination. Ce n'est que dans un second cas, très exceptionnel, que l'utilisation des déictiques "bloque le sens" et porte atteinte à la communication, celui où le déictique "réfère explicitement à la sphère personnelle du je". Ainsi, dans Phrases III :

[...] la pléthore des déictiques semble dans un premier temps impliquer le lecteur dans la scène discursive mais de laquelle il est en fait rejeté totalement à cause du manque de référents communs. Ici, le "je" se parle, se ferme au monde et le lecteur n'est plus qu'un spectateur impuissant qui enrage de ne pas être au fait, ne pouvant même pas tabler sur la présentation (la re-construction de l'imaginaire), Rimbaud n'utilisant, contrairement aux syntagmes nominaux démonstratifs précédents, que des termes abstraits :

   Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t'est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir.  (op. cit. p.96-97).
 

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note_1 

Pensons à certains récits de théâtre, comme ceux des tragédies de Racine, où le personnage évoque sous les couleurs les plus dramatiques et comme s'il se trouvait en sa présence une scène vécue dans le passé, une vision reçue en rêve, une prémonition concernant l'avenir : "Figure-toi Pyrrhus les yeux étincelants / Entrant à la lueur de nos palais brûlants [...]" (Andromaque, III,8) ; "C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit / Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée [...]" (Athalie, II,5).

On pourrait aussi citer ce début du Poème sur le désastre de Lisbonne de Voltaire : 

Philosophes trompés qui criez : "Tout est bien"
Accourez, contemplez ces ruines affreuses
Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses,
Ces femmes, ces enfants l'un sur l'autre entassés,
Sous ces marbres rompus ces membres dispersés [...]

Ou encore, cette évocation du jugement dernier par Agrippa d'Aubigné dans Les Tragiques (Livre VII, Jugement, v. 669-674) :

Ici les fondements des châteaux rehaussés
Par les ressuscitants promptement sont percés ;
Ici un arbre sent des bras de sa racine
Grouiller un chef vivant, sortir une poitrine ;
Là l'eau trouble bouillonne, et puis s'éparpillant
Sent en soi des cheveux et un chef s'éveillant.

Les indices d'une figure spécifique, dépassant le cadre narratif et descriptif habituel, se repèrent aisément dans les précédentes citations : l'accumulation de détails frappants, l'injonction à voir ou à se représenter lancée vers le destinataire ("figure-toi", "contemplez"), l'emploi répété de l'adverbe de lieu ("ici", "là") ou de l'adjectif démonstratif ("Ces débris, ces lambeaux, ces cendres malheureuses...") pour obtenir l'effet de présence désiré.

Ces derniers termes appartiennent à la catégorie des déictiques. En grammaire, les déictiques sont les termes du discours qui font référence à la situation d'énonciation.  Par exemple, les pronoms de 1e et 2e personne ("je", "tu", "nous", "vous") sont des déictiques parce qu'ils se rapportent directement à l'énonciateur ou au destinataire présents dans l'acte d'énonciation. Parmi les déictiques, on trouve aussi les déterminants démonstratifs, des adverbes de temps et de lieu comme "demain" ou "là-bas" et des adjectifs comme "l'année dernière". Ces termes ne peuvent être pleinement compris par quelqu'un qui n'a pas la connaissance de la situation d'énonciation. D'où leur aptitude à susciter une impression de présence dans la description littéraire.

Pour approfondir : https://fr.wikipedia.org/wiki/Hypotypose


note 2

Les Hypotyposes saturniennes de l'Album zutique sont un collage de citations de cet auteur, collectées pour s'en moquer en vertu de leur style pompier et de leur ton de flagornerie politique à l'égard de Napoléon III. Rimbaud y regroupe des figures que je définirais comme des métaphores allégoriques, ou symboliques, plutôt que comme des hypotyposes proprement dites :
 

Oh ! l'honneur ruisselait sur ta mâle moustache

................................................................

L'amour veut vivre aux dépens de sa sœur,
L'amitié vit aux dépens de son frère.

................................................................

Le sceptre, qu'à peine on révère,
N'est que la croix d'un grand calvaire 
Sur le volcan des nations !

Mais il est intéressant de noter que l'Encyclopédie de Diderot et D'Alembert, à son article "hypotypose" rédigé par Jaucourt, donne aussi pour illustrer la figure cet exemple d'allégorie (ce qui montre la proximité des deux notions en tant que représentations imagées) :

La poësie tire tout son lustre de l'hypotypose ; j'en pourrois alléguer mille exemples, un seul me suffira, j'entends le portrait de la Mollesse personnifiée dans le Lutrin [de Boileau] :

                         La Mollesse oppressée 
Dans sa bouche à ce mot sent sa langue glacée ; 
Et lasse de parler, succombant sous l'effort, 
Soupire, étend ses bras, ferme l'œil & s'endort
.

          

note 3

"Le mot Illuminations est anglais et veut dire « gravures coloriées », — coloured plates : c'est même le sous-titre que M. Rimbaud avait donné à son manuscrit", écrit Verlaine en 1886 dans la préface de l'édition originale de l'œuvre. C'est dans une lettre à Charles de Sivry que Verlaine fait état pour la première fois de ce double titre : "Avoir relu « Illuminations » (painted plates) du Sieur que tu sais" (lettre du 16 août 1878). Dans une lettre ultérieure adressée au même, Verlaine utilise une formule légèrement différente : "les Illuminations (coloured plates, etc.)" (3 novembre 1878). Cf. Verlaine, Correspondance générale, tome I, éd. Pakenham, p. 617 et 636.  

 

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Bibliographie

Olivier Bivort, "Un problème référentiel dans les Illuminations : les syntagmes nominaux démonstratifs", Parade sauvage n°7, p.89-99, janvier 1991.
Michel Collot, "La dimension du déictique", Littérature, n°38, p.62-76, mai 1980 (repris dans La Poésie moderne et la structure d'horizon, PUF, 1989, p.194-208).
Dominique Combe,
Rimbaud, collection Foliothèque, n°118, 2004.
Yann Frémy, « Te voilà, c’est la force. » Essai sur Une saison en enfer de Rimbaud, Éditions Classiques Garnier, 2009.
Jacques Plessen, "L'effet de présence dans les Illuminations", Circeto n°1, octobre 1983, p. 19-32.

Tzvetan Todorov, "Les Illuminations", dans La Notion de littérature, Points-Essais, 1987

 

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